L’invention est la mère de la nécessité!

Je lis en ce moment le remarquable De l’inégalité parmi les sociétés de Jared Diamond.

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Je ne pensais pas en le commençant que j’aurais quoi que ce soit à en extraire qui soit lié à l’entrepreneuriat ou à l’innovation. Et j’avais tort. Je viens de lire un passage sur les inventions humaines et l’innovation, qui m’a beaucoup plus. Le voici.

Le point de départ de notre discussion est l’idée courante que résume le diction : « La nécessité est la mère de l’invention. » Autrement dit, il y aurait invention lorsqu’un besoin demeure insatisfait, qu’on s’accorde généralement à reconnaître que telle technologie est limitative ou laisse à désirer. Mus par la perspective de l’argent ou de la renommée, des inventeurs en herbe perçoivent le besoin et s’efforcent d’y répondre. Un inventeur finit par trouver une solution supérieure à la technologie existante, peu satisfaisante. Et la société l’adopte dès lors qu’elle est compatible avec ses valeurs et ses autres technologies.
Très rares sont les inventions conformes à ce lieu commun de la nécessité mère de l’invention. EN 1942, en pleine Seconde Guerre Mondiale, le gouvernement américain lança le projet Manhattan dans le but explicite d’inventer ka technologie nécessaire pour fabriquer une bombe atomique avant que l’Allemagne nazie n’y parvînt. Le projet fut achevé en l’espace de trois ans et coûta 2 milliards de dollars (plus de 20 milliards d’aujourd’hui). Parmi les autres exemples, on citera Ed Whitney, inventeur en 1794 de l’égreneuse de coton pour remplacer la laborieux nettoyage à la main du coton cultivé dans le sud des Etats Unis ; ou James Watt qui, en 1769, inventa la machine à vapeur pour résoudre le problème du pompage de l’eau des mines de charbon britanniques.
Ces exemples bien connus nous conduisent à supposer à tort que les autres grandes inventions ont été aussi des réponses à des besoins clairement perçus. En réalité, beaucoup d’inventions, voire la plupart, ont été le fait de gens mus par la curiosité ou la passion du bricolage, en l’absence de toute nécessité. Une fois le système inventé, il restait à lui trouver une application. Il a fallu une utilisation prolongée pour que les consommateurs en viennent à éprouver le sentiment d’un « besoin ». D’autres systèmes, inventés sans but précis, ont été finalement utilisés à d’autres fins que nul n’avait prévues. On sera peut-être surpris d’apprendre que ces inventions en quête d’usage comprennent la plupart des grandes percées technologiques des temps modernes, de l’avion et de l’automobile en passant par le moteur à combustion interne et l’ampoule électrique jusqu’au phonographe et au transistor. L’invention est donc la mère de la nécessité, plutôt que l’inverse.
L’histoire du phonographe de Thomas Edison, l’invention la plus originale du plus grand inventeur des temps modernes, en est un bon exemple. Lorsqu’Edison fabriqua son premier phonographe en 1877, il publia un article exposant dix usages possibles de son invention : conserver les dernières paroles des mourants
enregistrer des livres pour les aveugles, annoncer l’heure et enseigner l’orthographe. La reproduction de la musique n’était pas au premier rang de ses priorités. Quelques années plus tard, Edison confia à son assistant que son invention n’avait aucune utilité commerciale. Quelques années encore, et il changea d’avis et se mit à commercialiser son appareil…. comme dictaphone de bureau. Quand d’autres entrepreneurs créèrent des juke-box où il suffisait d’introduire une pièce de monnaie pour qu’un phonographe se mit à jouer un morceau de musique populaire, Edison protesta que c’était dégrader son invention, ainsi détournée de son usage sérieux. Ce n’est qu’une vingtaine d’ann6es plus tard qu’il admit à contrecœur que le principal usage de son appareil était d’enregistrer et de jouer de la musique.
Le véhicule à moteur est une autre invention dont les usages nous paraissent évidents aujourd’hui. Lorsque Nikolaus Otto mit au point son premier moteur à gaz en 1866, cela faisait près de 6 000 ans que les besoins de transports terrestres étaient satisfaits par les chevaux, de plus en plus complétés depuis quelques décennies par les chemins de fer et les locomotives à vapeur. Il ne manquait pas de chevaux et les chemins de fer donnaient toute satisfaction. Le moteur d’Otto était faible, lourd et de plus de 2 mètres de haut, il ne représentait guère un avantage sur les chevaux. Il fallut attendre 1885 pour que, le moteur ayant été suffisamment amélioré, Gottfried Daimler entreprit d’en installer un sur une bicyclette et de créer ainsi le premier cyclomoteur. Il attendit 1896 pour construire le premier camion,
En 1905, les véhicules à moteur étaient encore des jouets pour les riches, coûteux et peu fiables. On resta largement satisfait des chevaux et des chenrins de fer jusqu’à la Première Guerre mondiale, où l’armée se rendit compte qu’elle avait réellement besoin de camions. Après la guerre, le lobbying intensif des fabricants de camions ct des armées finit par convaincre le public de ses besoins, permettant ainsi aux camions de commencer à supp1anter les chariots dans les pays industrialisés. Même dans les plus grandes villes américaines, le changement prit cinquante ans.
En l’absence de demande publique, les inventeurs doivent souvent s’obstiner durablement parce que les premiers modèles donnent des résultats trop médiocres pour être utiles. Les premiers appareils photo, les premières machines à écrire et les premiers postes de télévision étaient aussi redoutables que Je premier moteur à gaz d’Otto avec ses 2 mètres de haut. Du coup, il est difficile à un inventeur de prévoir si son prototype pourra finalement trouver un usage et justifie donc qu’il consacre encore du temps et de l’énergie à le mettre au point. Chaque année, les Etats-Unis d6livrent 70 000 brevets, dont une poignée seulement parvient en fin de compte au stade de la production commerciale. Pour chaque grande invention ayant finalement trouvé un usage, on ne compte pas celles qui sont restées suite. Même des inventions qui répondent au besoin pour lequel elles ont initialement conçues peuvent ensuite se révéler plus utiles pour d’autres fins non prévues. Alors que James Watt a mis au point sa machine à vapeur afin de pomper l’eau des mines, elle devait bientôt alimenter en énergie les filatures de coton, puis (avec bien plus de profit) propulser les locomotives et les bateaux.

Dans la vision populaire, les rôles respectifs de l’invention et de la nécessité se trouvent inversés. Elle surestime aussi l’importance des génies rares tels que Watt et Edison La législation sur les brevets ne fait qu’encourager cette « théorie héroïque de l’invention », parce que le détenteur d’un brevet doit prouver la nouveauté de son invention. D’un point de vue financier, les inventeurs ont tout intérêt à dénigrer les travaux antérieurs, voire à les passer sous silence. Dans la perspective du juriste, l’invention idéale est ce1le qui surgit sans précurseurs, comme Athéna de la cuisse de Zeus.
En réalité, même pour les inventions modernes les plus fameuses et apparemment les plus décisives, l’affirmation toute simple suivant laquelle « X a inventé Y » dissimule des précurseurs négligés. Par exemple, on dit souvent que James Watt a inventé la machine à vapeur en 1769, prétendument à la suite de l’observation de la vapeur s’échappant du bec d’une théière. Malheureusement pour cette merveilleuse fiction, Watt a en fait l’idée de sa machine à vapeur en réparant un modèle de Thomas Newcomen, que ce dernier avait inventé cinquante-sept ans plus tôt et dont plus d’une centaine avaient été fabriqués en Angleterre avant l’intervention de Watt. Quant au moteur de Newcomen, il venait à la suite de la machine à vapeur de l’Anglais Thomas Savery brevetée en 1698, elle-même précédée par la machine à vapeur que le Français Denis Papin conçut (mais ne fabriqua point) autour de 1680 et qui, à son tour, avait des précurseurs dans les idles de l’homme de science hollandais Christiaan Huyghens et d’autres. Il ne s’agit en aucune façon de nier que Watt ait grandement amélioré le moteur de Newcomen -en y intégrant un condensateur à vapeur et un cylindre à double action – de même que Newcomen avait grandement amélioré celui de Savery.
On peut rapporter de semblables histoires pour toutes les inventions modernes sur lesquelles on est suffisamment renseigné. Le héros traditionnellement crédité de l’invention a emboité le pas à de précédents inventeurs qui avaient des buts semblables et avaient déjà produit des schémas, dca prototypes ou, comme dans le cas de Newcomen, des modèles couronnés par le succès commercial. La fameuse « invention » par Edison de l’ampoule électrique incandescente dans la nuit du 21 octobre 1789 a été en fait une amélioration de maintes autres ampoules électriques brevetées par d’autres inventeurs entre 1841 et 1878. De même, l’aéroplane mécanique piloté des frères Wright avait été précédé par les p1aneurs pilotés d’Otto Lilienthal et l’aéroplane à moteur mais non habité de Samuel Langley. Le télégraphe de Samuel Morse avait précédé par ceux de Joseph Henry, William Coke et Charles Wheatstone ; enfin 1’égreneuse d’Ed Whitney, pour nettoyer le coton en courte soie (indigène) prolongeait des égreneuses en usage depuis des milliers d’année pour le coton en longue soie (Sea Islands).
Tout cela n’est pas pour nier que Watt, Edison, les frères Wright, Morse et Whitney aient réalisé de grands progrès et, ce faisant, aient accru ou inauguré la réussite commerciale. La forme de l’invention finalement adoptée eût sans doute été quelque peu différente sans la contribution de l’inventeur reconnu. Mais, dans le dessein qui est le nôtre, la question est autre : la physionomie générale de l’histoire du monde eût-elle été sensiblement changée si quelque inventeur de génie n’était point né à tel endroit et à telle époque ? La réponse est claire : le personnage n’existe pas. Tous les inventeurs célèbres et reconnus ont eu des prédécesseurs et des successeurs capables et ils ont réalisé leurs améliorations à une époque où la société était à même d’utiliser leur produit. Toute la tragédie du héros qui a mis au point le disque de Phaïstos est d’avoir conçu quelque chose que la société de son temps ne pouvait exploiter sur une grande échelle.
[Pages 354-360]

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