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Echouer rapidement ou réussir lentement?

Voici ma dernière contribution en date à Entreprise Romande dans leur dernière édition spéciale de l’été « Time, ever elusive ».

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Echouer rapidement ou réussir lentement?
Hervé Lebret, responsable de l’Unité start-ups, EPFL

Slow food, slow thinking, slow growth. Après des décennies de frénésie hyperactive et sans doute destructrices, l’humanité semble vouloir se mettre sur pause. Pourtant depuis des années je me plains de ne pas voir les startups suisses et européennes croître assez rapidement et corolaire naturel de ne pas voir échouer assez vite ces « morts vivants » comme on les appelle dans la Silicon Valley, ces startups qui n’ont ou n’auraient aucun avenir. Alors me suis-je moi aussi trompé ?

Le débat entre partisans de la destruction créatrice schumpetérienne, de la « disruption » et ceux d’un progrès incrémental plus durable est aussi vieux sans doute que le mot innovation lui-même. Quand je suis tombé dans la marmite des startups lors de mes séjours américains, je me suis rapidement demandé pourquoi l’Europe n’avait pas connu de succès fulgurants comme les GAFAs (Google, Apple, Facebook, Amazon). Que cela soit souhaitable ou pas, la question est légitime ; cette différence n’est-elle pas liée à un autre phénomène moins connu, à savoir que nos startups ne meurent jamais ou du moins pas assez vite?

Récemment le Swiss Startup Radar [1] donnait le point de vue d’un Israélien: « En Suisse, j’observe un focus sur ce qu’on appelle le taux de survie. Les startups sont soutenues si elles disposent de garanties – par exemple sous forme de brevets – et si elles sont prudentes. C’est pourquoi huit startups de l’EPF de Zurich sur dix sont encore actives cinq ans après leur création. En Israël, par contre, on accorde davantage d’attention à l’impact économique. Ce qui compte, c’est la perspective de croissance et la création d’emplois. » Le taux de survie des entreprises après 5 ans en Suisse comme aux USA est de 50%. Il est de 90% pour les startup technologiques issues des institutions académiques suisses. On peut répondre que les chercheurs issus de ces institutions prestigieuses sont mieux formés et plus à même de résister aux tempêtes entrepreneuriales. Alors pourquoi dans la Silicon Valley où les chercheurs ne sont sans doute pas moins bien formés, le taux de survie n’est-t-il que de 75% au bout de cinq ans. Et surtout moins de 50% après 10 ans alors que nous en sommes à toujours 80% en Suisse ? En réalité la multiplicité des aides, essentiellement publiques, contribue probablement à une survie artificielle et une croissance trop lente.

Je crains que le débat restera ouvert et vif après cette chronique et de ne convaincre que les déjà convaincus. L’impact et la croissance ne peuvent pas passer que par la prudence et la modération; ils sont aussi le résultat de prises de risque et de financements spécialisés qui sans aucun doute augmentent le taux d’échec : « le monde des startups n’est pas fait pour les cœurs sensibles » déclarait Bill Davidow, grand capital-risqueur américain, les attentes sont extraordinaires et la casse y est terrible. L’horizon d’investissement du capital-risque est très court. Le succès doit être visible en moins de cinq à dix ans et le succès doit être fulgurant pour ces investisseurs. C’est un monde qui ne fait pas de prisonniers et les échecs sont à la hauteur des ambitions, et pire très rapides (le célèbre « fail fast »). Pour avoir plus d’impact, pour créer plus de valeur capitalistique et aussi plus d’emplois, il faut aussi des investissements de ce genre. Il n’est pas question de la survie de startups de quelques dizaines d’employés, mais de l’impact d’un Google qui en à peine vingt ans aura créé presque 100’000 emplois, peut-être plus que toutes les startups européennes combinées. On pourra reprocher beaucoup d’impatience à cette industrie et je comprends que certains entrepreneurs et décideurs politiques ou économiques en soient les premiers critiques. Je reste persuadé qu’il s’agit là d’une part du prix à payer pour cet impact plus grand.

[1] https://www.startupticker.ch/en/swiss-startup-radar

Bill Campbell, le coach qui valait mille milliards (suite et fin).

Un second et bref article comme suite à celui-ci, ici. Quelques notes.

Eric Schmidt et ses co-auteurs insistent sur l’importance des équipes, des personnes et des produits. Par exemple:

« Dans notre livre précédent, How Google Works, nous soutenons qu’il existe une nouvelle génération d’employés, les créatifs intelligents, qui sont essentiels pour obtenir cette vitesse et cette innovation. Le créateur intelligent est une personne qui combine la profondeur technique avec le sens des affaires et la créativité. […] En faisant des recherches pour ce livre et en discutant avec les dizaines de personnes que Bill avait coachées au cours de sa carrière, nous nous sommes rendu compte que cette thèse passait à côté d’un élément important du puzzle de la réussite des entreprises. Il existe un autre facteur tout aussi essentiel à la réussite dans les entreprises: des équipes qui agissent comme des communautés. Intégrer les intérêts et mettre de côté les différences pour être obsédé individuellement et collectivement par ce qui est bon pour l’entreprise. […] Mais adhérer à ces principes est difficile, et cela devient encore plus difficile quand il faut tenir compte de facteurs tels que des industries en transition rapide, des modèles économiques complexes, des changements technologiques, des concurrents intelligents, des attentes exorbitantes des clients, une expansion mondiale, des coéquipiers exigeants… […] Pour apaiser les tensions et transformer une équipe en une communauté, vous avez besoin d’un coach, quelqu’un qui travaille non seulement avec les individus, mais aussi avec les équipes. » [Pages 22-4]

« Bill a commencé sa carrière en tant que spécialiste de la publicité et du marketing, puis a ajouté les ventes à son portefeuille après avoir rejoint Apple. Mais, grâce à ses expériences dans le monde de la technologie, chez Apple, Intuit, Google, etc, Bill en est venu à apprécier la prééminence de la technologie et du produit dans l’ordre hiérarchique des affaires. « Le but d’une entreprise est de partir de votre vision du produit et de la concrétiser », a-t-il déclaré à une conférence. « Vous définissez ensuite tous les autres composants autour du produit – la finance, les ventes, le marketing – pour faire en sorte que le produit soit commercialisé et s’assurer du succès. » Ce n’était pas comme cela que les choses se passaient dans la Silicon Valley, ou dans la plupart des autres endroits, lorsque Bill est arrivé en ville dans les années 1980. Le modèée alors était que mêm si une entreprise pouvait être lancée par un technologue, les pouvoirs en place feraient bientôt appel à un homme d’affaires ayant de l’expérience dans les domaines de la vente, du marketing, de la finance ou des opérations, pour diriger l’entreprise. Les gestionnaires ne pensaient pas aux besoins de l’ingénieur et ne se concentraient pas sur le produit d’abord. Bill était un homme d’affaires, mais il croyait que rien n’était plus important qu’un ingénieur à qui on donnait du pouvoir. Son argument récurrent: les équipes produits sont le cœur de l’entreprise. Ce sont elles qui créent les nouvelles fonctionnalités et les nouveaux produits. » [Pages 67-8]

À nouveau, à propos des équipes et de la confiance: « Il n’est pas surprenant que lorsque Google a mené une étude pour déterminer les facteurs qui influent sur les équipes les plus performantes, la sécurité psychologique est arrivée en tête de liste [1]. Les notions communes selon lesquelles les meilleures équipes sont composées de personnes possédant des compétences complémentaires ou de personnalités similaires ont été réfutées; les meilleures équipes sont celles qui ont le plus de sécurité psychologique, et cela commence par la confiance. » [Page 84]

À propos du talent: « Bill recherchait quatre caractéristiques chez les personnes. La personne doit être intelligente, pas nécessairement du point de vue académique, mais davantage du point de vue de sa capacité à se mettre rapidement au diapason dans différents domaines, puis à établir des liens. Bill appelait cela la capacité à faire des « analogies lointaines ». La personne doit travailler dur et doit avoir une grande intégrité. Enfin, la personne devait avoir la caractéristique difficile à définir: le cran. La possibilité de se faire assommer et d’avoir la passion et la persévérance nécessaires pour se relever et recommencer. » [Page 116]

Enfin, et peut-être plus important encore, à propos des fondateurs: « Il y avait une place très importante dans son cœur pour les personnes qui ont le courage et les compétences nécessaires pour créer une entreprise. Ils sont suffisamment sains d’esprit pour savoir que chaque jour est une bataille pour leur survie contre tous les obstacles et assez fous pour penser qu’ils peuvent réussir de toute façon. Et les garder de manière significative est essentiel au succès de toute entreprise. Trop souvent, nous pensons que la gestion d’une entreprise est un travail d’opérations et, comme nous l’avons déjà vu, Bill considérait l’excellence opérationnelle comme très importante. Mais lorsque nous réduisons le leadership de la société à son essence opérationnelle, nous nions un autre élément très important: la vision. Plusieurs fois, les responsables opérationnels arrivent et, même s’ils dirigent mieux l’entreprise, ils en perdent le cœur et l’âme. » [Page 178]

En conclusion, les gens, les gens, les gens…

[1] On trouvera plus de détails sur cette étude dans James Graham, «Ce que Google a appris de sa quête pour bâtir l’équipe parfaite», « What Google Learned from Its Quest to Build the Perfect Team » New York Times, 25 février 2016.

L’idéologie de la Silicon Valley selon Fred Turner et Jean-Pierre Dupuy (entre autres)

Excellent numéro de la célèbre revue Esprit sur l’idéologie de la Silicon Valley. Vous y trouverez des contributions de Emmanuel Alloa, Jean-Baptiste Soufron, Fred Turner, Shoshana Zuboff, Antonio Casilli, Jean-Pierre Dupuy.

J’ai surtout été frappé par l’étonnant entretien avec Fred Turner: Ne Soyez pas malveillants. Utopies, frontières et brogrammeurs. C’est en fait une traduction originellement publiée par LogicMag, que vous pouverz aussi découvrir en anglais: Don’t Be Evil. La lecture en vaut vraiment la peine. C’est son explication des racines de la Silicon Valley qui m’ont le plus étonné et comment elles influencent encore aujourd’hui cette région qui en définitive n’est pas très idéologique, même si les autres auteurs ont des points de vue variés.

Par exemple: « Pour trouver son origine, il faut remonter au communautarisme des années 1960. Il y avait en fait deux courants dans la contre-culture. L’un, la nouvelle gauche (New Left), faisait de la politique pour changer la politique, en étant fortement axée autour des institutions, sans vraiment se méfier de la hiérarchie. L’autre – et c’est dans ce courant que le monde de la technologie a trouvé son élan –, c’est ce que j’appelle les néo-communautaristes. Entre 1966 et 1973 a eu lieu la plus grande vague de développement de communautés qu’ait connue l’Amérique. Ces gens -s’appliquaient à abandonner la politique et la bureaucratie pour se tourner vers un monde dans lequel ils pouvaient modifier leur conscience. » Puis « Quant à savoir si cette tradition techno-utopique est aussi ancrée dans l’industrie technologique aujourd’hui qu’elle ne l’a été par le passé, cela varie selon l’entreprise. À certains égards, Apple est très cynique. La marque commercialise sans arrêt des idées utopiques. Elle commercialise ses produits comme étant des outils de transformation utopique et ce, dans un esprit de contre-culture. Dès la naissance de l’entreprise, Apple a repris toute une série d’emblèmes de la contre-culture. Dans d’autres entreprises, en revanche, c’est sincère. J’ai récemment passé beaucoup de temps chez Facebook, et ils veulent sincèrement construire ce que Mark Zuckerberg appelle un monde plus connecté. Je ne saurais pas dire si leurs pratiques correspondent à leurs convictions. Il y a environ une dizaine d’années, j’ai passé beaucoup de temps chez Google. Ce que j’y ai observé est une boucle intéressante. Celle-ci commençait par : « Ne soyez pas malveillants. » La question se posait alors de savoir : « D’accord, qu’est-ce qui est bien ? » L’information donne aux individus des moyens pour agir, elle les autonomise. Il est donc bon de fournir de l’information. Qui fournit cette information ? Ah d’accord, c’est Google qui la fournit. Donc vous vous retrouvez avec cette boucle, où ce qui est bon pour les individus est bon pour Google, et vice versa. C’est un espace difficile à vivre. L’élan pour sauver le monde est tout à fait sincère, mais les gens ont tendance à confondre cet élan avec celui qui consiste à faire le bien de l’entreprise. C’est une vieille tradition protestante. »

Jean-Pierre Dupuy dans « La nouvelle science des données » explique brillamment qu’il n’y a pas de science des données. La science concerne les causes, les données concernent davantage les corrélations qui ne peuvent pas vraiment aider aux prévisions (j’espère avoir compris son message!). Permettez-moi de citer une phrase: « L’idéologie qui accompagne le big data, quant à elle, annonce l’advenue de nouvelles pratiques scientifiques qui, faisant passer l’exigence théorique au second plan, mettent en péril l’avancée des connaissances et, plus grave encore, minent les fondements mêmes d’une éthique rationnelle. »

Je ne peux que vous encourager à vous procurer cette excellente publication.

Le bonheur, une idée neuve dans les entreprises ? (selon France Culture)

J’étais invité ce matin à débattre des méthodes de travail et de management (y compris « l’utilisation du bonheur ») importées de la Silicon Valley. Je mets plus bas (après les tweets) les notes que j’avais prise pour préparer cette émission

Voici les notes que je m’étais préparées.

On ne peut pas mettre dans les même paquet tous les GAFAM. Tout d’abord Amazon et Microsoft qui par coïncidence ne sont pas basées dans la Silicon Valley, mais à Seattle ne sont pas connues pour un management original. Ni Bill Gates, ni son successeur Steve Ballmer, ni Jeff Bezos ne sont connus pour des styles de management innovants. Par contre Google, Apple et Facebook ont sans doute des similarités:
– ce sont des méritocraties et le travail est la valeur « suprême », plus que le profit, au risque de tous les excès: recherche de performance, concurrence et risque de burn-out. On ne tient pas toujours très longtemps chez GAF
– on y recherche les meilleurs talents (sur toute la planète et sans exclusive, au fond le sexisme et le racisme n’y existent pas a priori)
– le travail en (petites) équipes est privilégié.
Du coup le management a innové pour permettre cette performance et reconnaître les talents (par le fameuses stock options mais aussi une multitude de services pour rendre les gens toujours plus efficaces)

J’aimerais vous mentionner 3 ouvrages (sur lesquels j’avais bloggé pour 2 d’entres eux)
– Work Rules décrit le « people management » chez Google (ils ne parlent « plus » de ressources humaines). L’auteur Lazlo Bock qui fut le patron de cette activité a quasiment théorisé tout cela. Vous trouverez mes 5 posts sur ce livre par le lien: https://www.startup-book.com/fr/?s=bock. C’est un livre en tout point remarquable parce qu’il montre la complexité des choses.

– I’m feeling Lucky décrit de l’intérieur ces manières hétérodoxes de « foncer ». Un pro du marketing montre comment Google a tout chamboulé par conviction / intuition plus que par expérience. https://www.startup-book.com/fr/2012/12/13/im-feeling-lucky-beaucoup-plus-quun-autre-livre-sur-google/

– Enfin un livre hommage sur Bill Campbell vient de sortir écrit par l’ancien CEO de Google Eric Schmidt. https://www.trilliondollarcoach.com. Comme je viens de commencer ce livre, je peux en parler plus difficilement mais il serait dommage d’oublier cette personnalité qui fut le « coach » de Steve Jobs, Eric Schmidt et Sheryl Sandberg, trois personnes majeures pour justement les GAF! Or ce Bill Campbell, décédé il y a 3 ans, fut une personne essentielle à cette culture du travail et de la performance. Ses valeurs sont décrites dans https://www.slideshare.net/ericschmidt/trillion-dollar-coach-book-bill-campbell. Bill Campbell revient de temps en temps sur mon blog pour des anecdotes assez étonnantes. (https://www.startup-book.com/fr/?s=campbell). Par exemple, chez Google on a souvent pensé que les managers étaient inutiles. L’autonomie d’individus brillants devait suffire… mais ce n’est pas si simple! – voir https://www.startup-book.com/fr/2015/09/01/google-dans-le-null-plex-partie-3-une-culture/.

A nouveau excellence des individus et travail en équipe, reconnaissance des talents à qui on donne autonomie, responsabilité(s) avec peu de hiérarchie semble être le leitmotiv… Tout cela on pas pour rendre les gens heureux, mais pour leur permettre d’être plus efficace parce qu’ils sont « heureux » au travail. « People First ». L’objectif c’est de fidéliser, de rendre plus productif, mais c’est aussi une mise en pratique de la confiance en les autres.

Alors comme je l’avais lu chez Bernard Stiegler, à toute pharmacopée sa toxicité. Les excès dans des valeurs conduisent à des abus. Trop de travail, de concurrence, de pression conduit au burnout. J’ai l’impression que la politique et même le sexisme y jouent moins de rôle qu’on pense, même s’il y en a comme partout. Quant au racisme, il me semble limité (et on est aux USA!) Le sexisme est un vrai sujet, mais je vois plus des nerds qui ont peur ou ne connaissent pas les femmes que des « old boy clubs of white men » qui dirigeraient les choses comme je l’ai lu (même si cet élément existe j’en suis sûr). La polémique sur la congélation des ovocytes chez Facebook peut être lue de manière contradictoire j’imagine. J’ai aussi abordé le sujet dans le passé, https://www.startup-book.com/fr/?s=femmes ou https://www.startup-book.com/tag/women-and-high-tech/. L’autre sujet de diversité, est plus clair: il y a tellement de nationalités dans les GAFAs et les startup en général que le racisme est dur à imaginer. Indiens, chinois surtout sont présents et jusqu’au somment (les CEO de Google et Microsoft aujourd’hui). Seule la minorité « African-American » est sans doute sous représentée et on peut imaginer que tout cela est corrélé avec le problème de l’accès à l’éducation (qui existe moins en Asie)

Voilà, c’est déjà beaucoup pour ne pas dire trop… je trouve que commencer par Bill Campbell est une manière simple et efficace d’entrer dans le sujet. Et maintenant que j’y pense tout cela est d’autant plus facilement que vous verrez que mes lectures récentes sont liées au « sens du travail » (Lochmann, Crawford, Patricot) https://www.startup-book.com/fr/?s=travail

Bill Campbell, le coach qui valait mille milliards.

J’avais si souvent entendu parler de ce secret bien gardé de la Silicon Valley que lorsque j’ai lu qu’un livre venait d’être publié sur lui, je me devais de l’acheter et de le lire immédiatement. Ce que j’ai fait. Et que dire des auteurs: d’abord et avant tout, Eric Schmidt, l’ancien PDG de Google!

J’ai mentionné Campbell 3 fois sur ce blog:

– la première fois en 2014, dans The Hard Thing About Hard Things – Ben Horowitz: pas de recette sauf du courage. C’est là que j’avais mis la photo de Campbell entre Steve Jobs et Andy Grove.
jobs-campbell-grove

– puis en 2015, dans Google dans le (Null)Plex – Partie 3: une culture. Cet article est également mentionné dans ce nouveau livre: Google avait décidé que les managers n’était plus nécessaire et ni Schmidt, ni Campbell n’aimaient cette situation. Voici comment cela a été résolu: « Eric Schmidt nouvellement arrivé et le coach officieux de l’entreprise, Bill Campbell, n’étaient pas non plus heureux de cette initiative. Campbell revenait sans cesse sur la question. « Les gens ne veulent pas être gérés », insistait Page, et Campbell disait, « Si, ils veulent être gérés. » Une nuit Campbell arrêta ce ping-pong verbal et dit: « Bon, nous allons commencer à appeler les gens et le leur demander. Il était environ 20 heures, et il y avait encore beaucoup d’ingénieurs dans les bureaux, picorant Dieu sait quoi. Un par un, Campbell les appela et Page, un par un, leur demanda: « Voulez-vous être géré? » Comme Campbell le rappela plus tard, « Tout le monde dit oui. » Page a voulu savoir pourquoi. Ils lui ont dit qu’ils voulaient apprendre de quelqu’un. Quand ils étaient en désaccord avec des collègues et que les discussions atteignaient une impasse, ils avaient besoin de quelqu’un qui pourrait débloquer la situation.”

– enfin l’année dernière, dans Des leçons de management par Kleiner Perkins (Partie II) : Bill Campbell selon John Doerr.

Pas de mauvaises références! Je n’ai pas fini le livre sur le Coach. Je n’ai jamais été un fan du coaching et je me suis probablement trompé. Laissez-moi juste commencer. « J’en suis venu à croire que le coaching pourrait être encore plus essentiel que le mentorat pour nos carrières et nos équipes. Alors que les mentors distribuent des paroles de sagesse, les coaches se retroussent les manches et se salissent les mains. Ils ne croient pas seulement en notre potentiel; ils entrent dans l’arène pour nous aider à réaliser notre potentiel. Ils tiennent un miroir pour que nous puissions voir nos angles morts et ils nous tiennent pour responsables du travail effectué à travers nos failles. Ils prennent la responsabilité de nous rendre meilleurs sans prendre le crédit de nos réalisations. Et je ne peux pas penser à un meilleur modèle de coach que Bill Campbell ». [Page xiv]

Dans la page suivante, Schmidt explique qu’il a peut-être manqué un point important dans son précédent livre (How Google Works) dans lequel il soulignait l’importance des individus brillants, les « créatifs intelligents ». Et il s’agit de l’importance plus grande encore des équipes, comme décrit dans le projet Aristotle de Google. Je vous donne juste un lien du New York Times à ce sujet: Ce que Google a appris de sa quête pour bâtir l’équipe parfaite. Une nouvelle recherche révèle des vérités surprenantes sur la raison pour laquelle certaines équipes prospèrent et d’autres non.

Les deux premiers chapitres sont consacrés à la vie de ce personnage hors du commun. Un travailleur infatigable, qui a commencé comme entraineur d’équipes universitaires de football américain pour devenir le patron d’entreprises de technologie comme Claris ou Intuit avant de devenir le coach de centaines de stars de la Silicon Valley. Le tout raconté à l’occasion de ses obsèques en 2016. Si vous ne voulez pas attendre mon prochain post ni livre ce livre, vous pourrez toujours parcourir le document slideshare plus bas, mais vous devriez surout lire son manifeste, ce sont les gens.

Les gens sont la base du succès de toute entreprise. La tâche principale de chaque responsable est d’aider les gens à être plus efficaces dans leur travail et à se développer. Nous avons des gens formidables qui sont capables de bien faire, qui sont capables de faire de grandes choses et qui viennent au travail, motivés à le faire. Les gens formidables s’épanouissent dans un environnement qui libère et amplifie cette énergie. Les gestionnaires créent cet environnement grâce au soutien, au respect et à la confiance.

Soutenir signifie donner aux gens les outils, les informations, la formation et le coaching dont ils ont besoin pour réussir. Il faut un effort continu pour développer les compétences des gens. Les grands gestionnaires aident les gens à exceller et à grandir.

Respecter signifie comprendre les objectifs de carrière uniques des gens et être sensible à leurs choix de vie. Cela signifie aider les gens à atteindre ces objectifs de manière cohérente avec les besoins de l’entreprise.

La confiance signifie libérer les gens de leur travail et prendre des décisions. Cela signifie savoir que les gens veulent bien faire et croire qu’ils le feront.

Entrepreneuriat, startups et chance: Google selon Daniel Kahneman

J’ai offert il y a quelques mois à Thinking Fast and Slow (Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée en français) de Daniel Kahneman et ce matin la lectrice m’a fait lire les pages 200-1. C’est une excellente leçon sur le rôle important joué par la chance dans la création de startups, à travers l’histoire de Google. Je vous donne donc ci-dessous ma traduction de l’extrait.

« Un récit convaincant crée une illusion d’inévitabilité. Considérez l’histoire de la transformation de Google en un géant de l’industrie des technologies. Deux étudiants créatifs du département d’informatique de l’Université de Stanford proposent un meilleur moyen de chercher es informations sur Internet. Ils cherchent et obtiennent des fonds pour créer une entreprise et prennent une série de décisions qui fonctionnent bien. En quelques années, la société qu’ils ont créée est l’un des plus valorisées en Amérique, et les deux anciens étudiants diplômés comptent parmi les personnes les plus riches de la planète. À une occasion mémorable, ils ont eu de la chance, ce qui rend l’histoire encore plus convaincante : un an après la création de Google, ils étaient disposés à vendre leur entreprise pour moins d’un million de dollars, mais l’acheteur a déclaré que le prix était trop élevé. En mentionnant le seul incident chanceux, il est en fait plus facile de sous-estimer la multitude de façons dont la chance a affecté le résultat.

Un historique détaillé préciserait les décisions des fondateurs de Google, mais il suffit pour nous de dire que presque tous les choix qu’ils ont faits aboutissent à un bon résultat. Un récit plus complet décrirait les actions des entreprises que Google a vaincues. Les concurrents malchanceux sembleraient être aveugles, lents et tout à fait incapables de faire face à la menace qui les a finalement submergés.

J’ai intentionnellement raconté cette histoire de manière fade, mais vous voyez l’idée : il y a une très bonne histoire ici. Décrite plus en détail, l’histoire pourrait vous donner l’impression que vous comprenez ce qui a fait le succès de Google; vous auriez également le sentiment d’avoir appris une précieuse leçon générale sur ce qui fait que les entreprises réussissent. Malheureusement, il y a de bonnes raisons de croire que votre compréhension et votre apprentissage de l’histoire de Google sont en grande partie illusoires. Le test ultime d’une explication est de savoir si elle aurait rendu l’événement prévisible à l’avance. Aucun récit du succès improbable de Google ne passera le test, car aucun récit ne peut inclure la myriade d’événements qui auraient entraîné un résultat différent. L’esprit humain ne traite pas bien les non-événements. Le fait que nombre des événements importants qui se sont produits impliquaient des choix vous incite davantage à exagérer le rôle des compétences et à sous-estimer la part que la chance a joué dans les résultats. Comme toutes les décisions critiques ont été couronnées de succès, le compte rendu suggère une prescience presque sans faille – mais le mauvais sort aurait pu perturber l’une des étapes réussies. L’effet de halo ajoute la touche finale et confère une aura d’invincibilité aux héros de l’histoire.

Tout comme regarder un kayakiste chevronné éviter une calamité potentielle dans une descente de rapides, le déroulement de l’histoire de Google est palpitant en raison du risque constant de catastrophe. Cependant, il existe une différence instructive entre les deux cas. Le kayakiste qualifié a traversé les rapides des centaines de fois. Il a appris à lire l’eau qui bouillonnait devant lui et à anticiper les obstacles. Il a appris à faire les petits ajustements de posture qui le maintiennent à flot. Les jeunes gens ont moins d’occasions d’apprendre à créer une entreprise géante et moins de chances d’éviter les roches cachées, telles qu’une innovation brillante réalisée par une entreprise concurrente. L’histoire de Google inclut une multitude de compétences, mais la chance a joué un rôle plus important dans l’événement que dans sa narration. Et plus la chance est impliquée, moins il y a à apprendre. »

Les Bons Profs selon Aymeric Patricot

Après avoir écouté la remarquable intervention sur France Culture (vous pouvez l’écoutez ici) d’Aymeric Patricot, je me suis décidé à acheter son dernier livre, Les Bons Profs.

Bien m’en a pris car je vous en livre la première citation qui déjà beaucoup plu avant même d’en avoir commencé véritablement la lecture:

« Aristote n’occupa point tant son éminent disciple à l’art de composer des syllogismes ou aux principes de la géométrie qu’à l’instruire des bons préceptes concernant la valeur, la bravoure, la magnanimité et la modération et à lui donner l’assurance qui consiste à ne rien craindre. »
Montaigne, Essais, I, 26.

Progrès et innovation selon Arthur Lochmann

Magnifique livre que La vie solide d’Arthur Lochmann qui tombe à point nommé quand la France se pose la question de réparer la charpente de Notre Dame. A partir la page 182, il fait une analyse brillante du patrimoine et de l’innovation. Il y parle de durée et de temps, qui m’a fait immédiatement penser à toutes les activités que j’ai mis des années à maîtriser (capital-risque, recherche sur les startups, hobbies plus personnels sur le Street Art). Sans la durée, pas de maîtrise. Voici donc mes derniers extraits de ce bel ouvrage.

A l’autre bout du spectre frétille l’innovation. En quelques décennies, celle-ci a remplacé l’idée de progrès dans les discours publics. Le succès de la rhétorique de l’innovation est l’une des expressions les plus palpables du phénomène d’accélération du temps dans l’espace moderne. Aujourd’hui on parle de disruption pour désigner les innovations radicales ayant pour effet de casser les structures sociales existantes. Comme le monte Bernard Stiegler dans un ouvrage récent [1] cette disruption a pour principe de fonctionnement même le fait de prendre la société de vitesse sans lui laisser le temps de s’adapter. […] Comme le résume l’auteur, pour les « seigneurs de la guerre économique […] il s’agit d’aller plus vite que les sociétés pour leur imposer des modèles qui détruisent leurs structures sociales ». Comment ne pas devenir fou : tel est le sous-titre de cet ouvrage qui s’intéresse aux effets sur les individus et les groupes sociaux dans le désert nihiliste qui naît de ces constantes mutations.
Le physicien et philosophe Etienne Klein a comparé les conceptions du temps qui sous-tendent respectivement les notions e progrès et d’innovation. Le progrès, perspective structurante depuis les Lumières, repose sur l’idée d’un temps constructeur., « complice de notre liberté ». Le futur est crédible et désirable, c’est lui qui nous permet de consentir des sacrifices de temps personnel présent pour rendre possible un meilleur avenir collectif. L’innovation, en revanche, projette une tout autre conception du temps : il est corrupteur, abîme les choses. C’était déjà le cas avant les Lumières, chez Bacon notamment, pour qui la notion d’innovation désignait les menues modifications nécessaires pour conserve la situation en l’état. C’est de nouveau le cas aujourd’hui, d’une manière un peu différente : face à la catastrophe climatique en cours, qui est encore capable d’imaginer un quelconque avenir ? En somme, l’innovation est la notion qui a pris la place du progrès quand ce dernier est devenu impossible faute d’avenir. Comme le patrimoine, mais d’une façon inversée, c’est une forme d’immobilisation dans le présent. En somme, la conservation du patrimoine et le culte de l’innovation sont deux aspects d’une même chose : l’abolition de la durée par l’avènement d’un temps détemporalisé. [Pages 185-7]

« Une société liquide est celle dans laquelle les contextes d’action de ses membres changent en moins de temps qu’il n’en faut aux modes d’action pour se figer en habitudes et en routines », écrivait Zygmunt Bauman dans La Vie liquide [2]. Dans le capitalisme de l’innovation, chaque jour apporte son lot de nouveaux changements. Les structures sociales, de même que les liens amicaux et amoureux, ont perdu leur ancienne rigidité pour devenir fluides. Tout va toujours plus ite et le temps file au point de n’être plus qu’un présent sans perspective. L’effet paradoxal de l’accélération, c’est la pétrification du temps et l’effacement de la durée. [Page 191]

Ce n’est pas un hasard si la figure de l’artisan connaît ces dernières années un retour en grâce, aussi bien du côté de la critique sociale d’un Richard Sennett ou d’un Matthew B. Crawford qu’auprès des enthousiastes que sont les makers des fablabs ou les « premiers de la classe » en reconversion. D’abord parce que l’artisanat est très vivant et fait constamment voler en éclats l’opposition apparente entre tradition et modernité Sur un chantier de charpente, il n’y a pas le choix entre les anciennes techniques et les nouvelles. Il y a toujours un savant mélange des unes et des autres. La pratique de la charpente, en particulier, nous enseigne qu’être à la pointe de la modernité n’implique pas de renoncer aux techniques vieilles de plusieurs siècles. Les savoirs du passé ne sont pas dépassés, ils sont enrichis par les nouvelles méthodes de travail, et parfois même par d’autres plus anciennes que l’on redécouvre. [Pages 193-4]

[1] Bernard Stiegler, Dans la disruption : Comment ne pas devenir fou ? Paris, Les liens qui libèrent, 2016.
[2] Zygmunt Bauman, La Vie Liquide, traduit par Christophe Rosson, Paris, Albin Michel, 2013, p. 7 (traduction modifiée]

Une analyse de 500 startups

Comme suite à mes analyses traditionnelles des startups à travers leurs documents d’entrée en bourse – IPO (vous pouvez consulter mon analyse de 2017 sur plus de 400 exemples ici ou le tag #actionnariat sur ce blog), voici une analyse mise à jour avec plus de 500 start-ups.

Vous pouvez consulter l’intégralité des 500 tables de capitalisation sur scribd ou regarder une synthèse plus courte qui suit. J’espère que cela est assez explicite.

Artisanat et industrie, le sens du travail selon Arthur Lochmann

Comme suite à mes postes récents (ici et ) sur le sens du travail à travers L’éloge du carburateur de Matthew Crawford, voici quelques extraits du magnifique ouvrage de Arthur Lochmann, La vie solide. Je dis magnifique parce que l’écriture est aérienne et précise…

Voici les pages 99-102:

Certes, tout savoir intellectuel, même le plus abstrait, comporte un faire, se réalise dans une action : la connaissance d’un théorème de mathématiques inclut de savoir l’appliquer. Mais les savoir-faire se distinguent des connaissances intellectuelles en ce que ces dernières peuvent être seulement disponibles, mobilisables en cas de besoin, et stockées en attendant sur des supports techniques externes. Le mouvement d’externalisation du savoir, initié par l’écriture, – c’est tout l’objet du Phèdre de Platon ; l’écriture, en même temps qu’elle permet de conserver le savoir, est aussi ce qui dispense de le retenir et de le faire vraiment sien – est aujourd’hui exacerbé par le développement des nouvelles technologies et l’accessibilité permanente des savoirs offerte par celles-ci. Le rapport aux savoirs s’en trouve modifié. La connaissance devient périphérique, tandis que ce que l’on fait sien, ce que l’on intériorise, c’est la capacité à retrouver et, surtout, à la traiter. Probablement ce rapport aux connaissances connaîtra-t-il des transformations plus importantes dans les prochaines années avec le développement de l’intelligence artificielle, qui permet d’externaliser non plus seulement le stockage de la connaissance, mais également une partie de son traitement analytique.

Les savoir-faire, à l’inverse, se caractérisent par le fait d’être intériorisés, incorporés. Ils comportent une dimension intuitive qui permet de reconnaître les traits saillants d’une situation et d’en dégager les règles d’action. On ne consulte pas une vidéo sur Youtube pour savoir comment faire passer une poutre de cinq mètres de longueur dans une cage d’escalier, il faut avoir acquis une intuition de l’espace. Elle seule nous permettra d’orienter la poutre pour utiliser au mieux les diagonales de l’espace, elle seule aura ancré en nous la perception continue des deux extrémités de la poutre. Pour autant, il ne s’agit pas d’une aptitude magique ou innée. Bien au contraire, cette intuition est une conquête intellectuelle. L’intuition se travaille. Et dans cette élaboration, qui s’appelle l’expérience, la répétition des opérations joue un rôle décisif en permettant d’établir des liens cumulatifs entre les situations vécues et les solutions retenues. L’expérience consiste ainsi en un processus d’appropriation du vécu.

Plusieurs critiques de la modernité ont diagnostiqué, voire constaté, une destruction progressive de l’expérience. D’abord, parce que la durée de vie des compétences, et donc de l’expérience de leur pratique, tend à se réduire. Dans certains domaines d’activité particulièrement orientés vers le changement – comme c’est le cas du consulting, dont la fonction est de changer les institutions, – l’expérience est même écartée au profit du talent innovant. Plus profondément, certains penseurs de la modernité considèrent que la possibilité même de l’expérience est remise en cause par l’accélération des rythmes sociaux et professionnels. L’appropriation des « chocs » du vécu quotidien et leur transformation en expérience nécessitent des modèles narratifs stables permettant d’établir des liens entre le passé et l’avenir. Comme l’analyse Hartmut Rosa, lorsque les horizons d’attente sont en constant changement et que « les espaces d’expérience se reconstruisent en permanence » [1], on ne peut qu’assister à une progressive perte d’expérience.

Dans les métiers artisanaux, pourtant, les techniques évoluent lentement, et les compétences conservent une importante durée de vie. L’expérience y demeure donc absolument déterminante. Avec le temps et les situations vécues, on acquiert tout un répertoire de méthodes et d’astuces qui viennent enrichir, préciser et complexifier la pensée matérielle. On estime qu’il faut environ dix mille heures de pratique [2] pour apprendre un métier, en médecine, en musique ou dans l’artisanat. En matière de charpente, c’est en effet le temps qu’il faut pour acquérir une vision d’ensemble des différentes situations qui peuvent se présenter et pour en maîtriser tous les détails. Cette durée correspond d’ailleurs aux quelques sept années de formation (l’apprentissage puis le tour de France) qui sont traditionnellement nécessaires pour être reçu compagnon par une société compagnonnique.

[1] Hartmut Rosa, Accélération, Paris, La Découverte, 2010, p.179
[2] Dans le capital-risque on dit qu’il faut cinq ans et dix millions pour devenir un bon investisseur. Preuve que l’expérience compte là aussi et que le capital-risque est un artisanat, pas une industrie.

Puis les pages 153-155:

Ces savoirs, parce qu’ils avaient été développés au fil du temps par et pour la communauté, s’apparentent à ce qu’on appelle aujourd’hui des biens communs, c’est-à-dire des biens qui ont vocation à être universels et que la privatisation peut détruire ou amoindrir – et qui par conséquent supposent un soin spécifique. A l’opposé du « secret professionnel » revendiqué par certaines corporations pour n’accorder leurs savoirs qu’à ceux qui s’en seraient montrés dignes, à l’opposé aussi de l’idée de brevetage des techniques et des méthodes, la volonté de transmission des savoirs que j’ai rencontrée sur la plupart des chantiers procède à mes yeux de la même logique : les savoir-faire constituent un trésor immatériel qui appartient à toute la société. Chaque ouvrier en est le dépositaire temporaire. A ce titre, sa responsabilité est de le faire vivre en le transmettant. « Toute parole reçue que tu n’as pas transmise est une parole volée », disent les compagnons.

C’est dans une telle conception des savoir-faire comme biens communs que se place l’attitude des développeurs informatiques travaillant selon les principes du logiciel libre et en open source. Le système d’exploitation Linux ou le navigateur Web Mozilla Firefox sont élaborés et constamment améliorés par une communauté de développeuses et développeurs qui produisent leurs propres logiciels. Ceux-ci travaillent d’abord pour eux-mêmes, en fabriquant les outils dont ils ont besoin, mais aussi pour le bien commun. C’est le schéma que suivent la plupart des logiciels libres : d’abord développés pour répondre au besoin spécifique et non encore satisfait d’une communauté privée, ils sont ensuite rendus publics et mis à disposition de tous, pour que chacun puisse les utiliser et, éventuellement, les adapter à son usage propre. Mieux, le principe d’intelligence collective sur lequel s’organise ce travail consiste à considérer que le meilleur logiciel sera obtenu grâce à la collaboration du plus grand nombre.

Des développeurs, artisans des temps modernes, se placent donc dans la lignée des dêmiourgos – terme qui désigne les artisans, issu du grec ancien ergon, ouvrage, et dêmios, public – tout en renouvelant son inscription dans la communauté. La communauté, ici, est instituée par la seule décision de prendre soin d’un bien commun. Elle n’est pas située géographiquement : c’est celle des utilisateurs du monde entier, autrement dit le bien commun universel. Elle n’est pas plus située historiquement : au processus de transmission de génération en génération des savoir-faire anciens correspond ici le processus de mise en commun en temps réel.

Cet exemple, loin d’être anodin, est le signe de la vitalité et de la modernité de l’artisanat comme mode de travail, d’organisation et plus généralement comme culture et modèle éthique soucieux du bien commun par le partage du savoir – cela tout en se détachant des communautés et structures sociales traditionnelles.