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Le prix Nobel pour Thomas Piketty?

J’ai déjà dit ici tout le bien que je pensais de l’ouvrage de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle (voir Le monde est-il devenu fou? Peut-être bien…). En terminant enfin ce matin la lecture de cette ouvrage de 970 pages, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que l’auteur aurait bientôt le prix Nobel d’économie, même si je n’ai aucune compétence pour en juger.

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En lisant la conclusion, j’ai trouvé dans les mots de l’auteur une des raisons de mon respect pour ce travail: « Redisons-le: les sources rassemblées dans le cadre de ce livre sont plus étendues que celles des auteurs précédents, mais elles sont imparfaites et incomplètes. Toutes les conclusions auxquelles je suis parvenu sont par nature fragiles et méritent d’être remises en question et en débat. La recherche en sciences sociale n’a pas vocation à produire des certitudes mathématiques toutes faites et à se substituer au débat public, démocratique et contradictoire » [Page 941].

Il ajoute d’ailleurs plus loin: « je ne conçois d’autre place pour l’économie que comme sous-discipline des sciences sociales. […] je n’aime pas beaucoup l’expression « science économique », qui me semble terriblement arrogante et qui pourrait faire croire que l’économie aurait atteint une scientificité supérieure, spécifique, distincte des autres sciences sociales. […] On peut par exemple passer beaucoup de temps à démontrer l’existence incontestable d’une causalité pure et vraie, en oubliant au passage que la question traitée a parfois un intérêt limité. » [Page 945-7].

Piketty arrive aussi à résumer son ouvrage en quelques lignes [Page 942]:

« La leçon générale de mon enquête est que l’évolution dynamique d’une économie de marché et de propriété privée, laissée à elle-même, contient en son sein des forces de convergence importantes, liées notamment à la diffusion des connaissances et des qualifications, mais aussi des forces de divergence puissantes, et potentiellement menaçantes pour nos sociétés démocratiques et la valeurs de justice sociale sur lesquelles elles se fondent.

La principale force déstabilisatrice est liée au fait que le taux de rendement privé du capital r peut être fortement et durablement plus élevé que le taux de croissance du revenu et de la production g. L’inégalité r > g implique que les patrimoines issus du passé de recapitalisent plus vite que le rythme de progression de la production et des salaires. […] L’entrepreneur tend inévitablement à se transformer en rentier. […] Le passé dévore l’avenir. »

Et la solution est claire: « la bonne solution est l’impôt progressif annuel sur le capital. […] La difficulté est que cette solution exige un très haut degré de coopération internationale et d’intégration politique régionale » [Pages 943-44].

Tout est dit.

Je ne peux m’empêcher de terminer ce bref article en rappelant un exemple frappant parmi la multitude des données analysées:

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Le monde est-il devenu fou? Peut-être bien…

J’aurais voulu écrire cet article le lendemain du 14 juillet et des événements tragiques de Nice. Mais il m’aura fallu un peu plus de temps. Les start-up, l’innovation sont avant tout pour moi une passion, un sujet qui m’enthousiasme. J’y vois de multiples raisons d’optimisme, d’espoir pour l’humanité et la planète dans son ensemble. Mais à tout pole positif, son négatif, à toute analyse optimiste d’un sujet complexe, son pendant pessimiste. Il ne s’agit pas d’analyser des oppositions « simplistes » à l’innovation et à la créativité entrepreneuriale, mais de mentionner ici quelques travaux qui démontrent, par leur profondeur, la complexité du sujet.

La controverse la plus simple, et sans doute la moins intéressante des trois, que je vais présenter ici nous vient des États-Unis. Deux chercheurs du MIT, Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, explique les risques de l’automatisation que nous apportent les sciences et technologies de l’information de la communication (TIC). Dans Race Against The Machine suivi de The Second Machine Age, ils montrent que de nombreux emplois vont nécessairement disparaitre avec le développement des TIC. Tous les progrès technologiques ont créé de tels risques (imprimerie, machine à vapeur, électricité) mais il semble que les TIC sont d’une dimension bien supérieure, avec le « fantasme » du transhumanisme, qui laisse entendre que l’homme pourrait être totalement remplacé par la machine. (notez que le second ouvrage est traduit en français chez Odile Jacob – Le Deuxième âge de la machine: Travail et prospérité à l’heure de la révolution technologique).

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Le livre est une excellente introduction aux défis que la planète va rencontrer et laissez-moi en citer un passage. Le chapitre Au-delà du PIB commence par une citation de Robert Kennedy: « Le produit national brut ne comprend pas la beauté de notre poésie ou l’intelligence de notre débat public. Il ne mesure ni notre esprit ni notre courage, ni notre sagesse ni notre connaissances, ni notre compassion ni notre dévouement. Il mesure tout, en bref, à l’exception de ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ». Je sais que ces ouvrages ont été des best-sellers aux USA, sans doute parce qu’ils posent des questions intéressantes. Mais je dois dire que j’ai trouvé le sujet un peu survolé et manquant d’analyse (en termes de données, de faits) par rapport aux deux ouvrages que je vais aborder maintenant.

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Le capital au 21e siècle de Thomas Piketty est un des livres les plus impressionnants que j’ai jamais lu. Je ne vais pas en donner mon résumé ici et je vous encourage à lire la page wikipedia ou les slides de son site web, si vous n’avez pas le courage de lire les quelques 900 pages de ce pavé ! mais à nouveau c’est un livre absolument remarquable dont voici 4 figures qui vous mettront peut-être l’eau à la bouche.

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Piketty montre que la capitalisme a atteint ses limites sans doute en raison d’une globalisation non régulée mais plus grave encore parce que la croissance de la planète ne sera sans doute ce qu’elle a été pendant les trente glorieuses. Piketty est assez proche des thèses de Erik Brynjolfsson et Andrew McAfee, mais il me semble beaucoup plus convaincant sur les causes, effets et remèdes. Bernard Stiegler a écrit un livre étrange, Dans la disruption – Comment ne pas devenir fou ? C’est un livre très difficile à lire, plus proche de la philosophie et de la psychologie, mais derrière la difficulté, quelle analyse passionnante, riche et elle aussi, prenant en compte la complexité. Si vous craignez les lectures exigentes, vous pouvez écouter Stiegler dans une série de 15 émission d’une heure environ, produite par la Radio Suisse Romande en juin 2016: voir le site de Histoire Vivante qui est consacré aux travaux de Ars Industrialis. La thèse principale de Stiegler est que le capitalisme est devenu fou et que l’absence de régulation, de freins peut vous conduire vers la folie. La « disruption » peut avoir du bon quand elle est suivie d’une phase de stabilisation. Et aussi graves que les analyses économique de Piketty, Stiegler explique sans aucun doute pourquoi des individus deviennent aux fous au point de provoquer des événements comme celui de Nice.

HistoireVivante-ArsIndustrialis

Une analyse remarquable des faiblesses européennes: l’acquisition de Withings selon François Nemo

Il m’arrive de faire du copié-collé d’articles que j’ai aimés avec en général l’objectif de les traduire sur la partie anglaise du blog. Ici je vais ajouter mes commentaires personnels entre crochets et en italique. Vous pouvez trouver l’article original et les commentaires sur Frenchweb.fr

Withings ou l’histoire d’une naïveté française
Par François Nemo, spécialiste en conseil en stratégies de ruptures.

Le spectaculaire rachat de Withings par Nokia ne traduit pas comme on l’évoque systématiquement la faiblesse de notre système de financement mais le manque de vision et d’engagement de notre scène entrepreneuriale. L’incapacité à créer des écosystèmes à l’échelle mondiale afin de se positionner dans la guerre du numérique qui oppose la Chine aux Etats-Unis. Il est temps de se mobiliser pour «faire tomber les GAFA» et défendre notre souveraineté.

[Depuis des années, j’affirme que nous n’avons pas tant un problème de financement que de culture, une incompréhension totale de l’importance des start-up et de leur croissance]

Après Captain Train racheté par les Anglais pour 200M€, c’est au tour d’un emblème de la technologie française Withings et qui a fait grand bruit au CES de Las Vegas en jouant la carte du made in France, de passer sous le contrôle de Nokia pour 170M€. Et il y a fort à parier que Blalacar ne résisterait pas à une proposition de Facebook si ce dernier décidait d’introduire le covoiturage dans sa palette de services pour connecter la planète. L’aventure de ce que l’on appelle les pépites à la française n’a malheureusement qu’une seule issue : un gros chèque !

[Je vous laisse parcourir mes documents sur slideshare et en particulier celui qui compare Europe et Silicon Valley et sa slide 37]

L’intelligence first

Plus la technologie se développe et plus elle s’efface derrière les idées. Le «purpose» ou la raison d’être. Les grands acteurs du numérique l’ont compris en prenant le virage de «l’intelligence first». Le produit devient une fonctionnalité qui s’intègre dans une plateforme dont le rôle est de résoudre les problèmes du monde, la santé, les déplacements, les loisirs… gérer une communauté, organiser un écosystème circulaire, itératif, ouvert et inclusif qui met en contact directement les utilisateurs et producteurs pour raccourcir et optimiser l’interaction. C’est la mort annoncée des sites et des applications. Le rôle de l’entrepreneur est alors de défendre une «vision» et ensuite de designer le système qui va avec. C’est un chef d’orchestre plus qu’un créateur de ressources qui va défendre les actifs clés de l’entreprise ; les idées et les données. Dans ce nouveau contexte, des entreprises mono-produits comme Withings n’ont aucune chance de se développer sinon à intégrer un écosystème. On peut d’ailleurs s’interroger sur les véritables bénéfices pour Whitings d’un rachat par Nokia ? Dropbox ou Evernote en ont l’amère expérience en cédant au pouvoir de frappe des grandes plateformes. Et que dire de la pertinence de cette phrase de Steve Job : «Vous êtes une fonctionnalité et non pas un produit», en refusant de racheter Dropbox il y a dix ans ?

La nouvelle guerre des écosystèmes

C’est sur le terrain des écosystèmes que s’affrontent désormais les deux géants du numérique, les Etats-Unis avec les GAFA, sous-tendus par une idéologie, et la Chine avec des entreprises plus pragmatiques comme Alibaba, Wechat qui ont su développer de nouveaux écosystèmes dans des secteurs en plein essor en créant de nouveaux modèles de business et qui après avoir touché un nombre impressionnant d’utilisateurs sur leur marché intérieur commencent à se positionner à l’international en déclenchant une lutte féroce avec les Américains. C’est dans ce contexte que les GAFAs (principalement) font leur «marché» aux quatre coins de la planète pour alimenter et enrichir leur écosystème. Et la France avec la qualité de sa recherche et le dynamisme de ses start-up est un terrain de chasse particulièrement attractif.

Pourquoi l’Europe n’est pas en mesure de créer des écosystèmes à l’échelle mondiale ?

Le rachat de Withings n’est pas comme on l’évoque un problème de financement. Un écosystème européen d’investissement inadapté qui empêcherait un scale-up rapide de nos pépites. Le périmètre de withings quels que soient les fonds qu’on y injecte rend de toute façon un développement impossible hors d’une plateforme. La question est pourquoi l’Europe n’est pas en mesure de créer des écosystèmes à l’échelle mondiale au sein desquels des pépites comme Withings trouveraient toute leur place ?

[L’échec de l’Union Européenne n’est pas que politique. Il est aussi économique. Que de fragmentations et d’égoïsmes nationaux…].

Nous ne pensons pas le numérique à la bonne échelle !

Nos discours sur le made in France, la mise en scène autour de nos champions du numérique et de leur présence au CES appuyée par le ministre de l’économie en personne a quelque chose de naïf et de pathétique. Toutes nos infrastructures institutionnelles ou privées, accélérateurs, groupes de réflexion, French tech, CNNum, École 42, The Family, l’accélérateur ou le NUMA, pour ne citer que les plus en vue ne sont pas programmées pour développer des plateformes avec des visions mais des produits et des fonctionnalités ou des lois et des rapports. C’est notre culture économique et entrepreneuriale qui est en cause. Un monde encore très marqué par la culture de l’ingénieur et du spécialiste. Un monde qui n’est pas familier et qui reste méfiant envers les notions de vision et d’engagement et plus généralement envers le monde des idées. Des entrepreneurs plutôt conservateurs qui ne perçoivent pas la nature profondément subversive de la révolution numérique et la nécessité de changer leur «échelle de réflexion».

Des grands groupes qui ont tous un potentiel de start-up

Nous pourrions aussi nous appuyer sur les grands groupes qui ont tous un potentiel de start-up à l’image de l’Américain Goldman Sachs qui déclare : «Nous ne sommes plus une banque, mais une entreprise de technologie, nous sommes les Google de la finance», en faisant travailler trois mille cinq cents personnes sur le sujet et en annonçant un train de mesures comme l’ouverture en open source des données de marché et de gestion des risques. On imagine très bien des entreprises comme La Poste et Groupama dont les métiers vont être radicalement remis en cause dans les cinq prochaines années préparer l’avenir en organisant un écosystème autour du soin et de la santé (par exemple) qui intègre Withings et ses savoir faire. Mais en écoutant les représentants de ces grands groupes, Pierre Gattaz ou de Carlos Ghosn par exemple, on perçoit rapidement leur vision court terme et leur manque d’intérêt (ils n’ont rien à y gagner) pour les stratégies de rupture.

[Quels modèles ont nos jeunes générations en Europe, pas seulement en France, à la sortie de leurs études? Comment pourraient-elles faire des GAFAs quand le modèle est l’entreprise du CAC40 et une culture très ingénieur, en effet].

Sommes-nous prêts à vivre dans un «Internet Fisher Price»

Sommes-nous condamnés à devenir des satellites, à perdre notre souveraineté économique et de sécurité en restant sous l’emprise des GAFAs. Ou encore comme le propose François Candelon, Senior Manager au sein du Boston Consulting Group dans un très bon article «de regarder ce que la Chine peut nous apprendre et nous apporter» et de «créer une route de la soie du numérique». Sommes-nous condamnés à choisir entre Charybde et Scylla ? Non ! Car si les géants du web avec leur vision ont ouvert la voie à de nouvelles relations en construisant les entreprises les plus disruptives de l’histoire, elles nous laissent face à un trou béant. La «technicisation de l’individu». Sommes-nous prêts à vivre dans un «Internet Fisher Price», comme le titrait Viuz «dans des résidences fermées» gérées par des machines «avec des bosquets rondouillards, des pelouses impeccables et des routes goudronnées» où règne l’exclusivité, le premium et la rareté en laissant à la porte toute une partie de la population. Des sortes de maisons de retraite ultra sécurisées pour les plus fortunés ?

Faire tomber les GAFA

Il faut sans aucune hésitation nous engouffrer dans une troisième voie : «Faire tomber les GAFA». Si la formule est quelque peu provocante, elle incite à la mobilisation. Le retard sera difficile à rattraper, mais il est temps pour l’Europe de s’appuyer sur ses valeurs historiques et fondamentales pour construire de nouveaux écosystèmes et entrer de plain-pied dans la guerre économique qui oppose les deux grands blocs. Proposer des alternatives aux GAFAs. «Se servir des algorithmes et de l’intelligence artificielle pour créer une intelligence augmentée et résoudre les problèmes complexes que l’urgence écologique et sociale nous pose», comme le dit Yann Moulier Boutang. Intégrer les nouvelles technologies pour rééquilibrer les rapports de force, trouver les clés d’une véritable économie du partage et de la connaissance, s’attaquer à la question de l’avenir du travail, de sa rémunération, de la santé, du libre-arbitre, de l’éducation…

Changer d’échelle

Une rupture qui nécessite de changer d’échelle en bousculant notre culture économique et notre appréhension du monde. Une rupture qui, si elle se heurte encore à une «diabolique» inertie, s’impose comme une nécessité pour beaucoup d’entre nous.

Si vous faites partie de cette nouvelle «génération» de «l’intelligence first», si vous avez des idées et des solutions pour changer notre échelle de réflexion, je vous invite à nous joindre sur Twitter @ifbranding ou par email f.nemo@ifbranding.fr ensemble, nous avons des solutions à proposer et des projets à construire.

L’auteur
François Nemo, spécialiste en conseil en stratégies de ruptures.
Site Internet : ifbranding.fr
Twitter : @ifbranding
Medium : @ifbranding

Les machines vont-elles nous remplacer ?

C’est le titre traduit d’un excellent article de la MIT Technology Review que l’on trouve en ligne: Will Machines Eliminate Us? J’en fournis ici une traduction tant je trouve qu’il vient contrebalancer l’avalanche de promesses et d’exubérance médiatiques et scientifiques…

Les gens qui craignent que nous soyons sur la point d’inventer des machines dangereusement intelligentes comprennent mal l’état de l’informatique.

par Will Knight – le 29 janvier 2016

yoshua.bengio_machinesYoshua Bengio dirige l’un des groupes de recherche les plus avancés dans un domaine de l’intelligence artificielle (AI) en fort développement et connu sous le nom d’apprentissage profond ou « deep learning » (voir fr.wikipedia.org/wiki/Deep_learning). Les capacités surprenantes que le deep learning a données aux ordinateurs au cours des dernières années, de la reconnaissance vocale de qualité humaine à la classification des images jusque des compétences de conversation de base, ont généré des avertissements menaçants quant au progrès que l’AI fait vers l’intelligence humaine, au risque peut-être de même de la dépasser. Des personnalités comme Stephen Hawking et Elon Musk ont même averti que l’intelligence artificielle pourrait constituer une menace existentielle pour l’humanité. Musk et d’autres investissent des millions de dollars dans la recherche sur les dangers potentiels de l’AI, ainsi que sur les solutions possibles. Mais les déclarations les plus sinistres semblent exagérées pour nombre de gens qui sont en fait directement impliquées dans le développement de la technologie. Bengio, professeur de sciences informatiques à l’Université de Montréal, met les choses en perspective dans un entretien avec le rédacteur en chef de la MIT Technology Review pour l’AI et la robotique, Will Knight.

Faut-il se soucier de la rapidité des progrès de l’intelligence artificielle ?
Il y a des gens qui surestiment grossièrement les progrès qui ont été accomplis. Il y a eu beaucoup, beaucoup d’années de petits progrès derrière un grand nombre de ces choses, y compris des choses banales comme plus de données et plus de puissance de l’ordinateur. Le battage médiatique n’est pas de savoir si les choses que nous faisons sont utiles ou pas – elles le sont. Mais les gens sous-estiment combien la science doit encore faire de progrès. Et il est difficile de séparer le battage médiatique de la réalité parce que nous voyons toutes ces choses épatantes qui, à première vue, ont l’air magiques.

Y a t-il un risque que les chercheurs en AI « libérent le démon» accidentellement, comme Musk le dit ?
Ce n’est pas comme si quelqu’un avait tout à coup trouvé une recette magique. Les choses sont beaucoup plus compliquées que l’histoire simple que certaines personnes aimeraient raconter. Les journalistes aimeraient parfois raconter que quelqu’un dans son garage a eu cette idée remarquable, et puis qu’une percée a eu lieu, et tout à coup nous aurions l’intelligence artificielle. De même, les entreprises veulent nous faire croire à une jolie histoire : « Oh, nous avons cette technologie révolutionnaire qui va changer le monde – l’AI est presque là, et nous sommes l’entreprise qui va la fournir. » Ce n’est pas du tout commet cela que les choses fonctionnent.

Qu’en est-il de l’idée, au centre de ces préoccupations, que l’AI pourrait en quelque sorte commencer à s’améliorer d’elle-même et alors devenir difficile à contrôler?
Ce n’est pas comme cela que l’AI est conçue aujourd’hui. L’apprentissage automatique ou « machine learning » (voir fr.wikipedia.org/wiki/Apprentissage_automatique) est un processus lent et laborieux d’acquisition d’information à travers des millions d’exemples. Une machine s’améliore, oui, mais très, très lentement, et de manière très spécialisée. Et les algorithmes que nous utilisons ne ressemblent en rien à des virus qui s’auto-reproduiraient. Ce n’est pas ce que nous faisons.

« Il nous manque quelque chose de fondamental. Nous avons fait des progrès assez rapides, mais ils ne sont toujours pas au niveau où nous pourrions dire que la machine comprend. Nous sommes encore loin de cela. »

Quels sont quelques-uns les grands problèmes non résolus de l’AI?
L’apprentissage non supervisé est vraiment, vraiment important. En ce moment, la façon dont nous enseignons aux machines à être intelligentes est que nous devons dire à l’ordinateur ce qu’est une image, même au niveau du pixel. Pour la conduite autonome, l’homme étiquette des quantités gigantesques d’images de voitures pour montrer quelles parties sont des piétons ou des routes. Ce n’est pas du tout comme cela que les humains apprennent, et ce n’est pas comme cela que les animaux apprennent. Il nous manque quelque chose de fondamental. C’est l’une des choses les plus importantes que nous faisons dans mon laboratoire, mais il n’y a pas d’application à court terme – cela ne va probablement pas être utile pour construire un produit demain. Un autre grand défi est la compréhension du langage naturel. Nous avons fait des progrès assez rapides au cours des dernières années, c’est donc très encourageant. Mais ce n’est toujours pas au niveau où nous pourrions dire que la machine comprend. Ce serait vrai si nous pouvions faire lire un paragraphe à la machine, puis lui poser une question à ce sujet, et la machine répondrait d’une manière raisonnable, comme le ferait un humain. Nous sommes encore loin de cela.

Quelles approches au-delà de l’apprentissage profond seront nécessaires pour créer une véritable intelligence de la machine ?
Les efforts traditionnels, y compris le raisonnement et la logique – nous avons besoin de marier ces choses avec l’apprentissage profond afin d’avancer vers l’AI. Je suis l’une des rares personnes qui pensent que les spécialistes de l’apprentissage automatique, et en particulier les spécialistes de l’apprentissage profond, devraient accorder plus d’attention aux neurosciences. Les cerveaux fonctionnent, et nous ne savons toujours pas pourquoi à bien des égards. L’amélioration de cette compréhension a un grand potentiel pour aider la recherche en AI. Et je pense que les gens en neurosciences gagneraient beaucoup à s’intéresser à ce que nous faisons et à essayer d’adapter ce qu’ils observent du cerveau avec les types de concepts que nous développons en apprentissage automatique.

Avez-vous jamais pensé que vous auriez à expliquer aux gens que l’AI n’est pas sur le point de conquérir le monde? Cela doit être étrange.
C’est en effet une préoccupation nouvelle. Pendant de nombreuses années, l’AI a été une déception. En tant que chercheurs, nous nous battons pour rendre la machine un peu plus intelligente, mais elles sont toujours aussi stupides. Je pensais que nous ne devrions pas appeler ce domaine celui de l’intelligence artificielle, mais celui de la stupidité artificielle. Vraiment, nos machines sont idiotes, et nous essayons juste de les rendre moins idiotes. Maintenant, à cause de ces progrès que les gens peuvent voir avec des démos, nous pouvons maintenant dire: « Oh, ça alors, elle peut effectivement dire des choses en anglais, elle peut comprendre le contenu d’une image. » Eh bien, maintenant que nous connectons ces choses avec toute la science-fiction que nous avons vue, cela devient, « Oh, j’ai peur! »

D’accord, mais c’est tout de même important de penser dès maintenant aux conséquences éventuelles de l’AI.
Absolument. Nous devons parler de ces choses. La chose qui me rend le plus inquiet, dans un avenir prévisible, ce n’est pas que des ordinateurs prennent le pouvoir dans le monde entier. Je suis plus préoccupé par une mauvaise utilisation de l’AI. Des choses comme de mauvaises utilisations militaires, la manipulation des gens par le biais de publicités vraiment intelligentes; aussi, l’impact social, comme beaucoup de gens perdant leur emploi. La société a besoin de se réunir et de trouver une réponse collective, et ne pas laisser la loi de la jungle arranger les choses.

Will Knight est le rédacteur en chef pour l’AI de la MIT Technology Review. Il couvre principalement l’intelligence des machines, les robots, et l’automatisation, mais il est intéressé par la plupart des aspects de l’informatique. Il a grandi dans le sud de Londres, et a écrit sa première ligne de code sur un puissant Sinclair ZX Spectrum. Avant de rejoindre cette publication, il travaillait comme éditeur en ligne au magazine New Scientist. Si vous souhaitez entrer en contact, envoyer un e-mail à will.knight@technologyreview.com.

Crédit – Illustration par Kristina Collantes

Sciences et technologies émergentes, pourquoi tant de promesses? (Partie 4)

Suite et fin de ce que j’ai retenu de Sciences et technologies émergentes, pourquoi tant de promesses? (pour mémoire voici les liens aux partie 1, partie 2 et partie 3).

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Les derniers chapitres de cet excellent ouvrage essaient d’explorer des pistes pour résoudre le problème de l’excès de promesses qui est devenu un système. Dans le chapitre IV.2, il est question de désorcèlement, je l’ai lu comme une analyse critique du vocabulaire employé par ceux qui promettent. Le chapitre parle assez longuement du mouvement transhumaniste, la promesse des promesses! « […] décrire comment ces acteurs produisent certes, mais surtout détournent, reconfigurent et amplifient ces mêmes promesses […] face à des consommateurs passifs et naïfs ». [Page 261] et plus loin « [mais] les transhumanistes sont d’abord des militants, la plupart du temps ni ingénieurs, ni praticiens, […] tentant des réponses à des questions pas encore posées ou mal posées, […] d’où un corpus bien caricatural, » au point de parler de « secte » en citant Jean-Pierre Dupuy, « une pensée brouillonne, souvent contestable ». [page 262]

Dans la chapitre IV.3, les auteures explorent des approches non conventionnelle, signe possible d’un désarroi pour répondre « scientifiquement » aux promesses. Ainsi celles-ci ont-elles contribué à la création d’une bande dessinée pour répondre à une autre bande dessinée qui souhaitait vulgariser et promouvoir la biologie de synthèse.

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Enfin le dernier chapitre explore des scenarii face à l’explosion des promesses, comme l’idée d’augmenter le nombre de prix Nobel. Nouvelle promesses?!! Plus concrètement, l’auteur montre bien que les promesses initiales ne sont pas suivies dans les faits: « Le phénomène d’attentisme de l’investissement, ou déficit d’innovation, est par contre moins reconnu, quoique largement répandu: l’effet des promesses générales et diffuses entretient l’intérêt des acteurs mais trop d’incertitudes les retiennent d’investir dans des cycles de promesses-exigences concrets. » [Page 297] « Un jeu est à l’œuvre qui se poursuit tant que les joueurs se conforment aux règles, […] ils sont prisonniers du jeu. […] Ils peuvent aussi en sortir, si les circonstances s’y prêtent, et alors le jeu s’effondre. » [Page 298]

En conclusion, au delà d’une description très riche de nombreux exemples de promesses scientifiques et techniques, les auteurs ont bien montré comment un régime des promesses s’est bâti à travers les interactions entre différents acteurs (les chercheurs eux-mêmes, les décideurs politiques, sociaux et économiques qui les financent, et le grand public qui espère et angoisse). Le rapport au temps, non seulement le futur, mais aussi le présent et le passé, est joliment décrit, sans oublier un certain désir d’éternité. Et enfin, on découvre surtout que les promesses ont conduit à une multitude de débats qui étaient peut-être, pour ne pas dire tout à fait, inutiles, tant l’on pourrait peut-être découvrir que les promesses ne pourront jamais être tenues, dès même l’instant où elles ont été prononcées…

L’art comme réponse à la tragédie de la vie

Ce blog parle des Start-up. Mais de temps en temps, je prends la liberté de toucher à d’autres sujets. Souvent sur l’Art. Ce sera encore le cas ici. Et aussi lorsque des événements tragiques se produisent. Vendredi dernier, Paris a été frappé à nouveau. Et je n’ai pas de réponse, mais simplement dire que je crois en la paix et l’amour, pas la guerre et la haine. Mon frère m’a envoyé deux belles photos qu’il a prises récemment à Paris. Elles signifient beaucoup.

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Mon ami Dominique m’a envoyé une citation de René Girard dans «Achever Clausewitz», 2007, Gallimard Champs, pages 57/58 « Ces échecs de résolution [de conflit] sont fréquents quand deux groupes « montent aux extrêmes » : nous l’avons vu dans le drame yougoslave, nous l’avons vu au Rwanda. Nous avons beaucoup à craindre aujourd’hui de l’affrontement des chiites et des sunnites en Irak et au Liban. La pendaison de Saddam Hussein ne pouvait que l’accélérer. Bush est, de ce point de vue, la caricature même de ce qui manque à l’homme politique, incapable de penser de façon apocalyptique. Il n’a réussi qu’une chose : rompre une coexistence maintenue tant bien que mal entre ces frères ennemis de toujours. Le pire est maintenant probable au Proche Orient, où les chiites et les sunnites montent aux extrêmes. Cette escalade peut tout aussi bien avoir lieu entre les pays arabes et le monde occidental. Elle a déjà commencé : ce va et vient des attentats et des « interventions » américaines ne peut que s’accélérer, chacun répondant à l’autre. Et la violence continuera sa route. L’affrontement sino-américain suivra…. »

Donc ma réaction est ailleurs. J’ai reçu des e-mails vendredi soir et samedi de la communauté des Space Invader pour vérifier que tout le monde allait bien. Ceux qui aiment l’art urbain cherchent les œuvres pour les prendre des photos. Invader, lui-même, était dans le même état d’esprit en Janvier dernier. Il est maintenant en train d’envahir New York, avec une cinquième vague. En suivant avec son travail en cours, je vois l’art comme une réponse à la tragédie de la vie.

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Voici mon propre travail en cours:

ainsi que ma carte (si je vous ai donné accès – Invader demande aux gens de ne pas donner inidcations à des gens qui détruisent son travail).

Sur France Culture, « Le transhumanisme, c’est de la science fiction »

De temps en temps, j’écris un bref article qui n’a rien à voir avec les start-up. Quoi que… J’écoutais ce matin France Culture qui invitait le philosophe André Comte-Sponville. A l’instant 8:13 de la video qui suit commence une séquence sur le transhumanisme que le philosophe va commenter. Je la retranscris aussi plus bas. J’avais déjà eu l’occasion d’aborder le sujet lors de d’une autre édition de la même excellente émission, le 9 mai 2014: Ray Kurzweil raconte n’importe quoi. Je persiste et signe par chroniqueurs interposés!


Les Matins / Philosopher contre les fanatismes par franceculture

A la question « André Comte-Sponville, voulez-vous prendre le bus de l’immortalité », celui-ci répond :
« Non merci ! C’est évidemment exclu. Alors certains plus sérieusement, je pense à Laurent Alexandre, nous annoncent qu’on va bientôt vivre 1000ans. Et son livre s’appelle La mort de la mort. C’est évidemment un contre-sens. Parce que, que vous mourriez à 90 ans ou à mille ans, vous n’en mourrez pas moins. On vivrait davantage mais on ne mourrait pas moins. Quant à l’idée saugrenue, je dirais, de supprimer la mort, à nouveau, c’est une impossibilité. Aucun corps humain, aucun corps vivant ne résistera à la combustion, ne résistera à la noyade. Si vous passez 15 jours sous l’eau, je vous jure que transhumanisme ou pas, vous serez mort. Aucun être humain ne survivra à une balle tirée en plein front. Autrement dit, quand bien même on arriverait, et Dieu sait que ce n’est pas demain la veille, ça relève de la science-fiction, mais quand bien même, on arriverait à vaincre toutes les maladies et la vieillesse, autrement dit on ne mourrait plus que par accident, et bien tôt ou tard, comme sur un temps infini, tout le possible arrive nécessairement, on aurait un accident et on finirait quand même par mourir. Simplement, ce qui se passerait, comme on ne mourrait plus que par accident, nous serions en vérité perpétuellement mort de trouille. Ce qui m’autorise à prendre ma voiture aujourd’hui, c’est que je sais de toute façon que je vais mourir et donc mourir d’un cancer ou d’un accident de voiture, au fond la différence n’est pas essentielle. Si je ne peux plus mourir que par accident ou par assassinat, je serai perpétuellement mort de trouille. Bref ça fera une société de vieillards qui ne pourraient plus faire d’enfants sinon la surpopulation serait atroce, une société de vieillards et de trouillards. Et bien ça n’est mon idéal de civilisation ni de l’humanité.
– Du coup, le transhumanisme vous fait peur ?
– Non, encore une fois cela relève de la science-fiction. Que les sciences et les techniques prennent de plus en plus de place dans notre vie, qu’elles puissent un jour modifier la nature humaine, ça c’est vrai. On n’en est pas là pour l’instant, mais ça peut venir et donc il est légitime d’y réfléchir. J’ai envie de dire que les urgences sont ailleurs. Nous serons neuf milliards et demi, peut-être dix milliards en 2050, personne ne sait comment nous allons nourrir dix milliards de personnes. La question des ressources en eau douce et en terres arables, la question du réchauffement climatique, sont des questions bien plus urgentes que la question du transhumanisme.

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Je saute du coq à l’âne. Voici les écrits d’une autre philosophe française dont la clarté de pensée et la vision sont exceptionnelles. A lire absolument. le monde des start-up a lui aussi besoin de courage, d’éthique et de morale. Cynthia Fleury nous explique merveilleusement bien pourquoi tout individu et toute société en ont aussi besoin… Les mensonges du transhumanisme et de nos sociétés et de nos individus doivent être combattus!

Quelque chose de pourri dans la république Google?

J’aurais dû ajouter un point de désaccord ou d’inconfort dans l’analyse faite par les auteurs de Comment Google fonctionne. A la page 125, il y a une courte section intitulée des récompenses disproportionnées:

« Une fois que vous avez recruté vos smart créatifs, vous devez les payer. Des gens exceptionnels méritent des salaires exceptionnels. Sur le sujet, vous pouvez regarder le monde du sport:… Des sportifs hors-norme sont payés des montants hors-norme […] Oui, ils en valent la peine (quand ils répondent aux attentes) car ils possèdent des compétences rares qui sont extrêmement précieuses et utiles (pour les autres). Quand ils excellent, ils ont un impact disproportionné. […]

Vous pouvez attirer les smart créatifs avec des facteurs qui vont au-delà de l’argent: les grandes choses qu’ils peuvent faire, les gens avec lesquels ils vont travailler, les responsabilités et les opportunités qui se présenteront, la culture et les valeurs de l’entreprise, et oui, peut-être même de la nourriture gratuite et des chiens heureux assis au pied de leur bureau. […] Mais quand ces smart créatifs deviennent des employés et commencent à exceller, il faut les payer convenablement. Plus l’impact est grand, plus doit l’être la compensation. Payez outrageusement bien les personnes outrageusement excellentes, indépendamment de leur titre ou de leur ancienneté. Ce qui compte est leur impact ».

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Voilà donc le sujet du capitalisme de la Silcon Valley qui me revient après mon passage sur France Culture. Ma culture française privilégie naturellement le collectif plutôt que l’individu, alors que l’Amérique a une culture inverse. Pour autant, l’excellent échange entre Xavier Niel et Edgar Morin (l’école de la vie) montre que les frontières ou du moins les analyses sont mouvantes. « Que peut faire un jeune Français s’il veut devenir riche, ce qui n’a rien de méprisable ? Pas grand-chose. Alors, il part. Quant à un jeune des banlieues, s’il est exclu du système scolaire, il lui reste des petits boulots, des petits trafics. Et c’est tragique. […] Le problème, c’est que l’État n’a plus d’argent. Pas d’argent, pas de réformes. Il n’y a plus de vision et de courage pour affronter les corporatismes. » Et il y a le problème d’une élite républicaine à bout de souffle. « L’ascenseur social ne fonctionne plus. Nous sommes le pays de l’OCDE le plus mal noté dans ce domaine. Les élites se renouvellent très peu. Quels espoirs peuvent avoir un nombre croissant de jeunes qui vont avoir bien du mal à bénéficier d’un système trusté par quelques castes autoproclamées ou autres grands serviteurs de l’État, dont la gestion s’est par ailleurs révélée médiocre ? »

En Californie, Google aussi suscite la polémique. L’exclusivité et l’exception créent de l’exclusion. Comment la corriger. Picketty et d’autres répondent avec l’impôt. Or Google et bien d’autres ne paient plus d’impôt… Eric Schmidt n’aborde absolument pas le problème du collectif et Google utilise la loi pour optimiser sa fiscalité. « L’exceptionnel » et « l’outrageusement » peuvent devenir outrageux…

Mon malaise est amplifié par la notion de mérite. Dans le domaine de la science, on « grandit sur l’épaule d’autres géants » et il y a bien des oubliés. Albert Einstein ne doit-il rien à Mileva? Ces individus exceptionnels ne doivent-ils rien à l’environnement qui les entoure, qui les a peut-être aidés? Je suis beaucoup plus sensible à l’autre argument des auteurs: « se battre pour les divas » (page 48). Je crois que dans la science, on n’a pas assez entendu les comportements d’exception de Perelman et Grothendieck, deux mathématiciens qui se sont retirés du monde.

Je n’ai pas de réponse et simplement des intuitions. Entre l’élite, les exceptions, les rares individus, et le collectif, le société, les gens, il doit y avoir un meilleur équilibre. Entre l’impôt négatif des multinationales et celui supérieur au revenu annuel de certains riches entrepreneurs, il doit y avoir un juste milieu, qui devrait contribuer à résoudre certains des problèmes de la Silicon Valley d’un côté et de l’Europe de l’autre…

La collectivité bénéficie-t-elle suffisamment des retombées de l’innovation ?

Voici une nouvelle chronique écrite pour Entreprise Romande. Je reviens sur un sujet qui m’est cher, innovation et société.

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L’entreprise est plus que jamais au centre des débats politiques de par son rôle dans la création d’emplois et de richesses – individuelles et collectives. Elle est indirectement l’enjeu de la montée des populismes et des tentations protectionnistes mondiaux. En son sein et hors de ses murs, l’innovation est le sujet de tensions similaires : la collectivité bénéficie-t-elle suffisamment des retombées de l’innovation ?

Mariana Mazzucato et l’état entrepreneurial

Un livre récent aborde le sujet du rôle respectif des entreprises et de l’Etat dans l’innovation : Mariana Mazzucato, professeur à l’université du Sussex, développe dans The Entrepreneurial State [1], un ouvrage passionnant et quasi-militant, l’argument que les Etats n’ont pas perçu les fruits non seulement des investissements réalisés dans leurs universités, ni même indirectement des aides et soutiens fournis aux entreprises, investissements et soutiens qui seraient à l’origine des innovations majeures des cinquante dernières années.

Mazzucato illustre brillamment comment l’iPhone et l’iPad intègrent des composants financés initialement par la puissance publique : depuis les composants électroniques développés pour les programmes spatiaux et militaires en passant par les écrans tactiles ou le GPS, jusque Siri, l’outil de reconnaissance vocale (qui a des sources à l’EPFL), l’auteur montre qu’Apple a magistralement intégré des technologies initiées par l’argent public. Google est aussi issu d’une recherche faite à l’université de Stanford. Mazzucato ajoute que les essais cliniques de nouveaux médicaments sont essentiellement faits dans des hôpitaux financés par l’argent public à partir de molécules elles-aussi issues des laboratoires universitaires.

Mazzucato prône donc des réformes majeures aussi bien sur la gouvernance des aides initiales que sur la fiscalité. Elle souhaite que l’impôt vienne compenser l’absence ou l’insuffisance de retours directs vers les universités ou provenant des entreprises d’autant plus qu’il est en effet indéniable que les multinationales optimisent facilement leur fiscalité. Elle montre ainsi qu’Apple a su profiter des règles internationales pour créer des filières au Nevada ou en Irlande pour minimiser son imposition.

La chercheuse anglaise est convaincante en affirmant qu’Apple doit payer plus. Mais payer comment ? En payant une licence pour le GPS, mais à qui ? Je ne suis même pas sûr que le GPS soit breveté. Et si l’internet avait été breveté, il n’aurait sans doute pas eu le même développement (je ne vais pas revenir sur les limitations du Minitel français). En cherchant plus de retours directs (qui ne sont pas si négligeables que l’on pourrait croire – Stanford aura reçu plus de $300M de sa participation dans Google et plus de $200M des premiers brevets de la biotechnologie), le risque serait grand de démotiver les créateurs et de freiner l’innovation. Je doute que la solution se trouve dans une plus grande rigueur des règles nationales.

Peter Thiel et l’individu entrepreneur

Peter Thiel, entrepreneur et investisseur libertarien est tellement opposé à de telles vues qu’il encourage les jeunes motivés par l’entrepreneuriat à abandonner leurs études en leur offrant des bourses de $100’000 et imagine même de déplacer les entreprises vers des navires offshore au large de la Californie pour qu’elles échappent totalement à l’impôt. Il est effrayé par toute forme d’initiative publique qui selon lui devient rapidement bureaucratique. Il est bon d’ajouter que la devise de Thiel montre aussi un certain scepticisme quant aux bénéfices sociaux de l’innovation : « nous voulions des voitures volantes ; à la place, nous avons eu 140 caractères. » [2]

En amont, il y a donc la question des retours directs et du rôle réel de l’Etat. Mais sans la créativité inouïe de Steve Jobs pour Apple, sans l’ambition démesurée de Larry Page et Sergei Brin pour Google, sans la vision de Bob Swanson, fondateur de Genentech, le monde n’aurait sans doute pas vécu les mêmes révolutions technologiques. En aval par contre, se pose la question de créer des règles internationales sur l’innovation. Laissez-moi faire une large digression. L’Internet, autre innovation initiée par la puissance publique, est devenu un enjeu majeur dans les domaines politiques, fiscaux et économiques. Or « la neutralité et l’auto-organisation font partie des options libertariennes […] et sont en contradiction avec la politique. L’humanité doit saisir cette opportunité de rediscuter de ce que l’on considère comme important. […] Internet permet l’émergence d’un espace politique mondial, mais celui-ci est toujours largement à inventer. Le temps de cette invention, Internet aura probablement disparu !» [3]

Si je penche par expérience plutôt du côté de Thiel pour l’innovation comme acte individuel d’exception finalement assez éloigné de l’investissement public qui en est pourtant la semence, je ne peux admettre en conséquence que le collectif soit abandonné. Il est le terreau qui permet l’éclosion des talents exceptionnels. Les entreprises ont aussi leur part de responsabilité dans cette négligence à oublier le rôle de la puissance publique. Comme toute activité humaine complexe, l’innovation est un délicat équilibre entre privé et public. Mais surtout aujourd’hui les enjeux sont devenus mondiaux. La question n’est pas tant comme l’affirme Mazzucato que le rôle de l’Etat a été largement sous-estimé dans ce processus, mais bien plus que le retour par l’impôt est très largement diminué par la globalisation et son absence de gouvernance économique.

L’impôt comme unique solution globale?

Les collectivités retirent-elles quoi que ce soit de l’argent public dépensé pour l’école, les routes, la sécurité ? Non, parce que ce n’est pas un investissement au sens propre avec idée de retour. C’est une mise à disposition d’infrastructure qui permet aux citoyens et aux entreprises de vivre correctement et de se développer. Et ils paient des impôts en retour. Et quand le Darpa finance Stanford, il n’est pas sûr qu’un étudiant de Corée n’en bénéficiera pas pour travaille plus tard pour Samsung. L’idée de faire payer des champions nationaux me semble d’un autre âge.

Reste l’impôt dans une vision renouvelée de la gouvernance mondiale. Que l’innovation soit du domaine privé ou public, la globalisation du monde ne permettra bientôt plus de se réfugier derrière les arguments de qui est fondamentalement à son origine. Non seulement les individus mais aussi les Etats devront accepter un plus grand partage de ses bénéfices, au risque de graves crises. A l’heure où la Suisse doit revoir sa politique fiscale et croit pouvoir se retrancher comme ses voisins derrière ses frontières, il est bon de voir que les tensions actuelles méritent de revisiter la position de l’innovation dans la société avant que de nouvelles crises majeures n’émergent. Un vœu pieux ?

[1] The Entrepreneurial State – Debunking Public vs. Private Sector Myths. 2013, Anthem Press, http://marianamazzucato.com
[2] Peter Thiel. Zero to One – Notes on Startups or How to Build the Future. Sept. 2014, Crown Business press, http://zerotoonebook.com
[3] Boris Beaude. Les fins d’Internet. 2014, FYP Editions, http://www.beaude.net/ie