Création d’emplois: qui a raison? Grove ou Kauffman

Deux articles récents semblent tirer des conclusions différentes sur le rôle des start-up dans la création d’emplois. La fondation Kauffman vient de publier le rapport The Importance of Startups in Job Creation and Job Destruction

Andy Grove, l’ex-CEO d’Intel, connait si bien la Silicon Valley et le monde des start-up que sa contribution How to Make an American Job Before It’s Too Late est assez perturbante. Laissez-moi en traduire un passage:

C’est une foi mal-placée que de croire aux start-up pour créer des emplois aux USA. Les Américains adorent l’idée que des gars dans un garage inventent quelque chose qui va changer le monde. L’éditorialiste du New York Times, Thomas L. Friedman, a ainsi résumé ce point de vue dans « Des start-ups, pas des sauvetages de banques« . Voici son raisonnement: laissons mourir les vieilles entreprises fatiguées qui ne font que produire des produits à faible valeur, si elles doivent mourir. Si Washington veut créer des emplois, la capitale doit soutenir les start-up.

Moment mythique.

Friedman a tort. Les start-up sont une chose merveilleuse, mais elles ne peuvent pas seules augmenter le niveau d’emplois high-tech. Tout aussi important est ce qui suit ce moment mythique de la création dans le garage, lorsqu’il faut passer du prototype à la production de masse. C’est la phase de mise à l’échelle. Il faut finaliser la conception, trouver le moyen de produire économiquement, construire des usines, et recruter par milliers. Mettre à l’échelle est un travail difficile mais nécessaire pour que l’innovation joue pleinement son rôle. Ce processus-là n’a plus lieu aux USA. Et aussi longtemps qu’il ne se fera plus, injecter des capitaux dans de jeunes sociétés qui construisent leurs usines ailleurs continuera a être un mauvais investissement en termes de création d’emplois. La mise à l’échelle a bien fonctionné dans la Silicon Valley. Des entrepreneurs venaient avec leurs inventions. Des investisseurs leur donnaient l’argent pour bâtir leurs entreprises. Si les fondateurs et leurs investisseurs avaient de la chance, la start-up croissait et allait en bourse, ce qui finançait la suite de l’aventure.

Intel comme exemple de startup.

J’ai eu la chance de vivre une telle aventure. En 1968, deux technologistes bien connus et leurs amis investisseurs mirent $3 millions pour créer Intel, qui fabriqua des puces mémoires pour l’industrie des ordinateurs. Dès le début, il fallut penser production en masse. Nous eûmes à bâtir des usines; recruter, former et garder des employés. Et résoudre un million d’autres problèmes avant qu’Intel ne devienne une très grosse entreprise. Trois ans plus tard, nous étions cotés en bourse, et Intel est devenue une des plus grandes sociétés high-tech. En 1980, dix ans après l’IPO, nous avions environ 13 000 employés aux USA. Non loin de nos quartiers généraux de Santa Clara, d’autres en firent autant. Tandem Computers eut une histoire similaire, puis Sun Microsystems, Cisco Systems, Netscape Communications, etc. Certaines sociétés disparurent sur le chemin, d’autres furent achetées, mais chaque survivant ajoutait à cet écosystème technologique complexe qu’est devenue la Silicon Valley. Avec le temps, les salaires et les coûts de la santé ont augmenté et la Chine s’est ouverte, si bien que les sociétés américaines ont découvert qu’elles pouvaient produire et même concevoir de manière beaucoup plus économique outremer. Et ce faisant, les marges se sont améliorées, les équipes de direction étaient heureuses ainsi que les actionnaires. La croissance s’est poursuivie, de plus en plus profitable. Mais la machine à emplois s’est grippée.

USA contre Chine.

Aujourd’hui, les emplois dans la production d’ordinateurs aux USA sont de 166 000 — moins qu’à l’époque du premier ordinateur personnel, le MITS Altair 2800, en 1975. Entre temps, une industrie de la production de ces mêmes ordinateurs est née en Asie, avec un million et demi de travailleurs – ouvriers, ingénieurs et dirigeants. La plus grande de ces entreprises est Hon Hai Precision Industry Co., aussi connue sous le nom de Foxconn. La croissance de cette société fut à peine croyable, d’abord à Taiwan et ensuite en Chine. L’an dernier, son chiffre d’affaires à atteint 62 milliards de dollars, plus qu’Apple, Microsoft, Dell ou Intel. Foxconn emploie plus de 800 000 personnes, plus que la somme cumulée des emplois de Apple, Dell, Microsoft, Hewlett-Packard, Intel et Sony.

Rapport de 1 à 10

Jusqu’à la récente vague de suicides dans le complexe industriel géant de Foxconn à Shenzhen, peu d’Américains avait entendu parler de cette société. Pourtant tous connaissent les objets qu’elle produit : des ordinateurs pour Dell et HP, des téléphones portables pour Nokia, des consoles Xbox 360 pour Microsoft, des circuits pour Intel, et une quantité d’autres gadgets familiers. Quelques 250 000 employés de Foxconn dans le sud de la Chine fabriquent les produits d’Apple alors que la société à la pomme, n’a que 25 000 employés aux USA – ce qui veut dire que pour chaque employé Apple aux USA, il y en a 10 qui travaillent en Chine sur les iMacs, iPods et iPhones. Le même rapport de 1 à 10 tient pour for Dell, pour le fabriquant de disques durs Seagate Technology, et bien d’autres.

Si vous téléchargez le papier de la Kauffman, vous lirez que les start-up ont une création nette d’emplois alors que les sociétés établies ont une destruction nette d’emplois (elles en créent moins que n’en suppriment). Il n’y a pas vraiment de contradiction entre les deux articles, tous les deux montrent le rôle crucial de l’innovation, mais Andy Grove ajoute que cela ne suffit pas à long terme: il faut pérenniser la création de richesse initiale par des créations d’emplois stables dans la production. Le constat est d’autant plus intéressant qu’il vient de Mr. Grove dont la crédibilité n’est pas discutable…

2 réflexions sur « Création d’emplois: qui a raison? Grove ou Kauffman »

  1. tintin

    En un sens la délocalisation n’est similaire qu’à de la robotisation !

    Par la robotisation en onshore ou de la sous-traitant à main-d’oeuvre massifiée en offshore, on abouti au même résultat, à une augmentation de la productivité.

    Pour chaque employé apple des USA il y a 10 travailleurs chinois, c’est donc comme si chaque employé apple des USA avait à sa disposition 10 robots (en terme de productivité, indépendamment de toute considération morale…) ou que chaque employé apple était capable de produire l’équivalent du travail de 11 Hommes !

    L’exemple apple semble donc au contraire très pertinent en terme de création de richesse pour les USA au détriment de la Chine, car c’est bien apple qui conserve toute la valeur ajoutée pour le profit des USA.

    D’autant plus que l’innovation n’est pas chinoise :

    Les produits apple sont assemblés en Chine, mais plus de 30% des composants viennent du Japon, 15% de Corée et 15% d’Allemagne !

    En réalité, si la main d’oeuvre chinoise n’existait pas, soit, les apple n’existeraient pas, soit, il faudrait robotiser la production… au USA !

    La question des délocalisations est une question complexe, mais il faut plus je crois, raisonner en terme de production de richesse, qui au final possède la valeur ajoutée ?

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  2. Hervé Lebret Auteur de l’article

    N’étant pas un spécialiste de l’économie ni de la production, je me garderai bien de dire si vous avez raison ou non. Mais mon intuition va plutôt dans votre sens. Sans cette main d’œuvre bon marché, nous n’aurions pas consommé autant d’électronique ni de vêtements type H&M d’ailleurs et nous aurions un mode de consommation plus proche des années 60 ou 70. Pour le meilleur ou pour le pire, je me garderai bien de me prononcer… On peut imaginer, si on est « progressiste » que le niveau de vie de la Chine va monter, que les produits vont donc être plus chers (sans considération de la rareté des ressources matérielles) et que cela va évoluer.

    Maintenant sur la valeur ajoutée, j’ai cru comprendre que les chinois commencent à gagner des appels d’offre sur des trains à grande vitesse, mais là les chinois ont sans doute obtenu le savoir-faire. Combien de temps avant qu’ils ne l’aient pour un Apple, à vous de voir!

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