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Cormac McCarthy – la réalité et la vie des choses imaginaires

Je parle rarement de littérature sur ce blog. Cela s’est produit parfois lorsqu’il y avait des liens avec les startups, l’entrepreneuriat, l’innovation ou même les sciences et les mathématiques. C’est arrivé avec mon adoré Hopeful Monsters et il y a quelques similitudes avec Le Passager de Cormac McCarthy.

Cormac McCarthy est un auteur proche du génie et relativement célèbre, vous avez peut-être lu ou entendu parler de La Route, Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme (No country for old men) ou encore le moins connu, mais vrai chef d’œuvre qu’est Suttree.

Je ne sais pas si Le Passager est un chef-d’œuvre, et je n’ai pas commencé son roman sœur Stella Maris. Mais j’aime l’histoire, sa profondeur et sa beauté. À près de 90 ans, McCarthy est à nouveau impressionnant. Voici un extrait qui, espérons-le, vous poussera à lire plus loin :

Je travaille tout le temps. C’est juste que je ne mets pas grand-chose par écrit.

Alors tu fais quoi ? Tu bulles et tu rumines les problèmes ?

Oui. Buller et ruminer. C’est tout moi.

En rêvant d’équations à venir. Alors pourquoi tu ne mets pas ça par écrit ?

Tu veux vraiment qu’on en parle ?

Ben ouais.

Très bien. Ce n’est pas seulement que je n’ai pas besoin de mettre ça par écrit. Il y a autre chose. Tout ce que tu écris devient figé. Soumis aux mêmes restrictions que n’importe quelle entité tangible. Ça bascule dans une réalité coupée du domaine de sa création. Ça n’est qu’une borne. Un panneau routier. Tu t’arrêtes pour prendre des repères, mais ça se paie. Tu ne sauras jamais jusqu’où l’idée aurait pu aller si tu l’avais laissée y aller. Dans toute hypothèse, on cherche les faiblesses. Mais parfois on a le sentiment qu’il faut attendre. Avec patience. Avec confiance. On a vraiment envie de voir ce que l’hypothèse elle-même va extraire du bourbier. Je ne sais pas comment on fait des maths. Je ne suis pas sûre qu’il y ait une méthode. L’idée lutte toujours contre sa concrétisation. Les idées ne vont pas de l’avant à toute blinde, elles émergent avec un scepticisme inné. Et ces doutes ont leur origine dans le même monde que l’idée elle-même. Et ce n’est pas un monde auquel on ait vraiment accès. Donc les objections que tu apportes, depuis le monde où tu te débats peuvent être complétement étrangères au parcours de ces structures émergentes. Leurs doutes intrinsèques sont des instruments directionnels alors que les tiens sont plutôt des freins. Bien sûr, l’idée finira par trouver sa conclusion. Une fois qu’une hypothèse mathématique est formalisée en une théorie elle a peut-être un certain panache mais à de rares exceptions près on ne peut plus nourrir l’illusion qu’elle offre un réel aperçu du cœur de la réalité. A vrai dire, elle n’apparait plus que comme un outil.

La vache.

Ouais.

Tu parles de tes exercices d’arithmétique comme s’ils avaient une volonté propre.

Je sais.

Tu y crois vraiment ?

Non. Mais c’est dur de résister.

Pourquoi tu ne retournes pas à la fac ?

Je t’ai déjà expliqué. Je n’ai pas le temps. J’ai trop à faire. J’ai postulé pour une bourse de recherche en France. J’attends des nouvelles.

Bigre . C’est sérieux ?

Je ne sais pas ce qui va se passer. Je ne suis pas sûre d’en avoir envie. Envie de savoir. Si je pouvais planifier ma vie je n’aurais plus envie de la vivre. Je n’ai sans doute pas envie de la vivre tout court. Je sais que les personnages de l’histoire peuvent être réels ou imaginaires et qu’une fois qu’ils sont morts, il n’y aura plus de différence. Si des êtres imaginaires meurent d’une mort imaginaire, ils n’en sont pas moins morts. On croit pouvoir créer une histoire de ce qui a été. Présenter des vestiges concrets. Une liasse de lettres. Un sachet parfumé dans le tiroir d’une coiffeuse. Mais ce n’est pas ce qui est au cœur du récit. Et le problème, c’est que le moteur du récit ne survit pas au récit. Quand la pièce s’obscurcit et que le bruit des voix s’estompe on comprend que le monde et tout ceux qu’il contient vont bientôt cesser d’exister. On veut croire que ça recommencera. On désigne d’autres vies. Mais leur monde n’a jamais été le nôtre.

Pour les non-encore convaincus, voici une magnifique critique de ce dyptique par le désormais mythique Philippe Garnier dans Libération. Cliquer ici.

Un été avec … Marguerite Yourcenar, la connaissance et l’ignorance, la littérature, la philosophie… et les mathématiques !

« Autrefois, quand je fréquentais les mosquées,
je n’y prononçais aucune prière,
mais j’en revenais riche d’espoir.
Je vais toujours m’asseoir dans les mosquées,
où l’ombre est propice au sommeil. »

Omar Khayyam

Cer article de blog a d’abord été motivé par la lecture de Marguerite Yourcenar cet été. Mémoires d’Hadrien et L’œuvre au noir sont des romans magnifiques, à très forte dimension philosophique. La lecture de la biographie de cette femme exceptionnelle m’a appris qu’elle avait rêvé d’ajouter aux biographies d’Hadrien et de Zénon celle d’un mathématicien assez méconnu, Omar Khayyam. Je reviendrai plus bas sur les travaux de ce personnage. Cet été fut aussi l’occasion de découvrir la magnifique série de Podcasts de Radio France, Un été avec.

Tout l’été fut parcouru par les interventions de Cynthia Fleury (déjà mentionnée sur ce blog) sur Vladimir Jankélévitch. J’ai ensuite découvert les étés précédents consacrés à Montaigne et Pascal. Ce qui est assez fascinant c’est de voir s’exprimer les proximités entre tous ces philosophes, y compris Cynthia Fleury et Marguerite Yourcenar en tant que romancière, dans leur quête de la compréhension de la connaissance et de l’ignorance, et le courage (voire la souffrance) que cela implique.

J’aurais tellement aimé lire ce que Marguerite Yourcenar aurait écrit sur ce mathématicien poète. Il semble qu’elle n’osa pas se lancer dans l’aventure. Elle confessa « une autre figure historique (que celle de l’empereur Hadrien) m’a tentée avec une insistance presque égale : Omar Khayyam… Mais (sa) vie… est celle du contemplateur, et du contempteur pur » tout en ajoutant, avec une humilité qui fait défaut à beaucoup de « traducteurs », « D’ailleurs, je ne connais pas la Perse et n’en sais pas la langue ». Wikipedia dit assez peu de choses sur Khayyam mais donne l’exemple d’un problème qu’il résolut:

La référence est celle du livre : Une histoire des mathématiques : Routes et dédales, Amy Dahan-Dalmedico et Jeanne Peiffer, 1986, pp. 94-95.

Les autrices consacrent en effet les deux pages suivantes à Omar Khayyam:

On peut comprendre que Marguerite Yourcenar fut intéressée par ce personnage errant… Si vous êtes arrivé.e.s jusque-là, vous pourriez vous dire qu’il y a peu de lien avec les startup. Il n’y en a pas, mais je fais régulièrement des articles sur les mathématiques. Ah je pourrais ajouter que les entrepreneurs écrivent leurs premières idées sur un coin de table. C’est ce que j’ai fait pour (re)résoudre le problème de Khayyam.

Et parce que le livre de Dahan-Dalmedico et Peiffer est passionnant, je me permets un second exemple de démonstration faite par un mathématicien arabe.

Intuition et logique mathématique selon David Bessis

« Les mathématiciens sont les humains qui font progresser la compréhension humaine des mathématiques. »
William P. Thurston

J’avais déjà mentionné le livre de David Bessis, Mathematica, lors du passage sur France Culture de l’auteur. Il y parlait de Grothendieck, mais disait surtout qu’entre logique et intuition, il donnait plus d’importance à la seconde pour faire des mathématiques. Retournez sur l’article pour trouver le lien de l’entretien. J’ai eu la chance de lire son très bel ouvrage ces derniers jours et l’auteur est convaincant. Il y explique assez bien l’échec de l’enseignement des mathématiques qui donnent trop d’importance à la première.

Sans doute sera-t-il difficile de faire changer d’avis les sceptiques, mais l’argument selon lequel il n’y a pas de talent ou de don particulier pour faire des mathématiques mais surtout de la curiosité et de la persévérance, comme pour toute activité qui demande un apprentissage, est bien illustrée dans son livre.

Il n’est pas question d’astuces que l’on emploie trop souvent dans l’enseignement de la mathématique, ce qui peut faire moins aimer la discipline. Dans l’article sur la Beauté des mathématiques, j’employais à tort et un peu trop cette impression de magie. Il est ici question de compréhension profonde des choses, au sens que l’on finit par les voir. L’inconvénient des mathématiques, est qu’alors que la musique s’entend, ou qu’un sport est physiquement visible, les mathématiques sont surtout faites d’images mentales.

Il parle lui aussi (comme j’ai du le faire si vous suivez le hastag #mathematique) des démonstrations de la somme des premiers entiers naturels et Bessis est lumineux quand il explique que la démonstration astucieuse de Gauss ne permet sans doute pas d’en « comprendre » la solution:

alors qu’il y a des approches plus intuitives comme l’utilisation de triangles ou de distance à la moyenne. Lisez ses pages 169 à 181, on y comprend aisément pourquoi Thurston enfant donna d’abord 5000 comme réponse à la somme des 100 premiers entiers, puis se corrigea pour donner la réponse exacte. La moyenne d’un tirage aléatoire de nombres entre 1 et 100 n’est pas non plus tout à fait 50… (contrairement celle entre 0 et 100) et il y a un lien entre les deux sujets.

J’ai beaucoup aimé les descriptions et portraits que Bessis fait de Descartes, Thurston, Grothendieck et le moins célèbre Ben Underwood. Ou les magnifiques passages sur Pierre Deligne et Jean-Pierre Serre. Je vous laisse les découvrir.

C’est un beau livre à offrir à qui souhaite découvrir ou redécouvrir la beauté des mathématiques. Et peut-être plus important encore, comme l’indique le sous-titre du livre, une aventure au cœur de nous-mêmes, Bessis montre bien que toute exploration est avant tout le choix de dépasser ses peurs, d’accepter la possibilité des erreurs, et la possibilité d’un chemin vers plus de confiance en soi. Un paradoxe est un conseil qui revient souvent dans son livre : « Il ne faut jamais lire les livres de math. » Sauf celui-ci ! Superbe !

Les mathématiques sur Radio France : Bessis, Villani, Bourguignon

Deux très belles émissions sur les mathématiques par Radio France coup sur coup:

– David Bessis fut l’invité des Matins de France Culture le jeudi 20 janvier 2022 pour y parler d’intuition et de logique dans Pour une approche sensible des mathématiques

– Jean-Pierre Bourguignon et Cédric Villani participèrent le lendemain au 7/9 de France Inter pour parler d’Alexandre Grothendieck et de la parution de son livre Récoltes et semailles. Réflexions et témoignages sur un passé de mathématicien (Gallimard).

David Bessis a parlé de manière très intéressante de l’articulation entre logique et intuition. Les mathématiques sont la recherche d’une certaine vérité par des moyens qui combinent les deux choses souvent de manière assez mystérieuse. Il donne envie de lire son livre. Je mentionne un ancien post sur le même sujet: Imagination / Intuition contre Logique / Raison.

Que dire de Grothendieck. J’en ai parfois parlé ici. Cf le tag #grothendieck. Un génie des mathématiques devenu fou. Mais qu’est-ce qu’un fou, qu’est-ce qu’un génie ? Le livre Récoles et Semailles n’est pas facile. J’en avais eu une copie au format pdf et il y a en effet des fulgurances et des passages moins nécessaires. A chacun d’en juger.

Je vais terminer ce post par un dernier livre dont je commence la lecture. L’énigme de la raison de Hugo Mercier et Dan Sperber. Les débuts sont aussi fascinants. Qu’est ce que la raison, l’intuition. Le sujet est proche. A suivre peut-être.

Grothendieck, un génie

J’ai déjà écrit sur Grothendieck ici, à travers deux livres publiés sur ce génie des mathématiques peu de temps après son décès : Alexandre Grothendieck, 1928 – 2014. L’été est l’occasion de rediffusions radiophoniques et j’ai eu le plaisir de redécouvrir ce personnage hors du commun, tout d’abord à travers Alexandre Grothendieck : un mathématicien qui prit la tangente diffusée initialement dans La conversation scientifique en 2016 sur France Culture,

et ensuite en écoutant tout en écrivant cet article, Alexandre Grothendieck ou le silence du génie diffusée en 2015 dans Une vie, une œuvre, sur la même radio.

De fil en aiguille, j’ai téléchargé Récoltes et semailles, un texte de 929 pages écrit entre 1983 et 1986 par le mathématicien. Vous pouvez télécharger le pdf. Tout comme Perelman, Gödel ou Erdős, pour nous, simples mortels, on pourra croire que le génie côtoie la folie et le parcours, la vie de ces créateurs resteront sans doute à toujours des mystères.

J’ai lu quelques dizaines de pages de cet ouvrage et le chapitre 2.20 m’a fasciné. Je vous en propose la lecture. Je trouve cet extrait assez admirable…

2.20. Coup d’œil chez les voisins d’en face

La situation me semble très proche de celle qui s’est présentée au début de ce siècle, avec l’apparition de la théorie de la relativité d’Einstein. Il y avait un cul-de-sac conceptuel, plus flagrant encore, se concrétisant par une contradiction soudaine, laquelle semblait irrésoluble. Comme de juste, l’idée nouvelle qui allait remettre de l’ordre dans le chaos était une idée d’une, simplicité enfantine. La chose remarquable (et conforme à un scénario des plus répétitifs…), c’est que parmi tous ces gens brillants, éminents, prestigieux qui étaient sur les dents soudain, pour essayer de « sauver les meubles », personne n’y ait songé, à cette idée. Il fallait que ce soit un jeune homme inconnu, frais émoulu (si ça se trouve) des bancs des amphithéâtres estudiantins, qui vienne (un peu embarrassé peut-être de sa propre audace…) expliquer à ses illustres aînés ce qu’il fallait faire pour « sauver les phénomènes » : il y avait qu’à plus séparer l’espace du temps [68] ! Techniquement, tout était réuni alors pour que cette idée éclose et soit accueillie. Et c’est à l’honneur des aînés d’Einstein, qu’ils aient su en effet accueillir l’idée nouvelle, sans trop morigéner. C’est là un signe que c’était encore une grande époque…
Du point de vue mathématique, l’idée nouvelle d’Einstein était banale. Du point de vue de notre conception de l’espace physique par contre, c’était une mutation profonde, et un « dépaysement » soudain. La première mutation du genre, depuis le modèle mathématique de l’espace physique dégagé par Euclide il y avait 2400 ans, et repris tel quel pour les besoins de la mécanique par tous les physiciens et astronomes depuis l’antiquité (y inclus Newton), pour décrire les phénomènes mécaniques terrestres et stellaires.
Cette idée initiale d’Einstein s’est par la suite beaucoup approfondie, s’incarnant en un modèle mathématique plus subtil, plus riche et plus souple, en s’aidant du riche arsenal des notions mathématiques déjà existantes [69]. Avec la « théorie de la relativité généralisée », cette idée s’élargit en une vaste vision du monde physique, embrassant dans un même regard le monde subatomique de l’infiniment petit, le système solaire, la voie lactée et les galaxies lointaines, et le cheminement des ondes électromagnétiques dans un espace-temps courbé en chaque point par la matière qui s’y trouve [70]. C’est là la deuxième et la dernière fois dans l’histoire de la cosmologie et de la physique (à la suite de la première grande synthèse de Newton il y a trois siècles), qu’est apparue une vaste vision unificatrice, dans le langage d’un modèle mathématique, de l’ensemble des phénomènes physiques dans l’Univers.
Cette vision einsteinienne de l’Univers physique a d’ailleurs été débordée à son tour par les événements. « L’ensemble des phénomènes physiques » dont il s’agit de rendre compte a eu le temps de s’étoffer, depuis les débuts du siècle ! Il est apparu une multitude de théories physiques, pour rendre compte chacune, avec plus ou moins de succès, d’un paquet limité de faits, dans l’immense capharnaüm de tous les « faits observés ». Et on attend toujours le gamin audacieux, qui trouvera en jouant la nouvelle clef (s’il en est une…), le « modèle-gâteau » rêvé, qui veuille bien « marcher » pour sauver tous les phénomènes à la fois…[71]
La comparaison entre ma contribution à la mathématique de mon temps, et celle d’ Einstein à la physique, s’est imposée à moi pour deux raisons : l’une et l’autre œuvre s’accomplit à la faveur d’une mutation de la conception que nous avons de « l’espace » (au sens mathématique dans un cas, au sens physique dans l’autre) ; et l’une et l’autre prend la forme d’une vision unificatrice, embrassant une vaste multitude de phénomènes et de situations qui jusque-là apparaissaient comme séparés les uns des autres. Je vois là une parenté d’esprit évidente entre son œuvre [72] et la mienne.
Cette parenté ne me semble nullement contredite par une différence de « substance » évidente. Comme je l’ai déjà laissé entendre tantôt, la mutation einsteinienne concerne la notion d’espace physique, alors qu’Einstein puise dans l’arsenal des notions mathématiques déjà connues, sans avoir jamais besoin de l’élargir, voire de le bouleverser. Sa contribution a consisté à dégager, parmi les structures mathématiques connues de son temps, celles qui étaient le mieux aptes à [73] servir de « modèles » au monde des phénomènes physiques, en lieu et place du modèle moribond légué par ses devanciers. En ce sens, son œuvre a bien été celle d’un physicien, et au-delà, celle d’un « philosophe de la nature », au sens où l’entendaient Newton et ses contemporains. Cette dimension « philosophique » est absente de mon œuvre mathématique, où je n’ai jamais été amené à me poser de question sur les relations éventuelles entre les constructions conceptuelles « idéales », s’effectuant dans l’Univers des choses mathématiques, et les phénomènes qui ont lieu dans l’Univers physique (voire même, les événements vécus se déroulant dans la psyché). Mon œuvre a été celle d’un mathématicien, se détournant délibérément de la question des « applications » (aux autres sciences), ou des « motivations » et des racines psychiques de mon travail. D’un mathématicien, en plus, porté par son génie très particulier à élargir sans cesse l’arsenal des notions à la base même de son art. C’est ainsi que j’ai été amené, sans même m’en apercevoir et comme en jouant, à bouleverser la notion la plus fondamentale de toutes pour le géomètre : celle d’espace (et celle de « variété »), c’est à dire notre conception du « lieu » même où vivent les êtres géométriques.
La nouvelle notion d’espace (comme une sorte d’ »espace généralisé », mais où les points qui sont censés former l’ »espace » ont plus ou moins disparu) ne ressemble en rien, dans sa substance, à la notion apportée par Einstein en physique (nullement déroutante, elle, pour le mathématicien). La comparaison s’impose par contre avec la mécanique quantique découverte par Schrödinger [74]. Dans cette mécanique nouvelle, le « point matériel » traditionnel disparaît, pour être remplacé par une sorte de « nuage probabiliste », plus ou moins dense d’une région de l’espace ambiant à l’autre, suivant la « probabilité » pour que le point se trouve dans cette région. On sent bien, dans cette optique nouvelle, une « mutation » plus profonde encore dans nos façons de concevoir les phénomènes mécaniques, que dans celle incarnée par le modèle d’Einstein – une mutation qui ne consiste pas à remplacer simplement un modèle mathématique un peu étroit aux entournures, par un autre similaire mais taillé plus large ou mieux ajusté. Cette fois, le modèle nouveau ressemble si peu aux bons vieux modèles traditionnels, que même le mathématicien grand spécialiste de mécanique a dû se sentir dépaysé soudain, voire perdu (ou outré…). Passer de la mécanique de Newton à celle d’Einstein doit être un peu, pour le mathématicien, comme de passer du bon vieux dialecte provençal à l’argot parisien dernier cri. Par contre, passer à la mécanique quantique, j’imagine, c’est passer du français au chinois.
Et ces « nuages probabilistes », remplaçant les rassurantes particules matérielles d’antan, me rappellent étrangement les élusifs « voisinages ouverts » qui peuplent les topos, tels des fantômes évanescents, pour entourer des « points » imaginaires, auxquels continue à se raccrocher encore envers et contre tous une imagination récalcitrante…

Notes :

[68] C’est un peu court, bien sûr, comme description de l’idée d’Einstein. Au niveau technique, il fallait mettre en évidence quelle structure mettre sur le nouvel espace-temps (c’était pourtant déjà « en l’air », avec la théorie de Maxwell et les idées de Lorenz). Le pas essentiel ici était non de nature technique, mais bien « philosophique » : se rendre compte que la notion de simultanéité pour des événements éloignés n’avait aucune réalité expérimentale. C’est ça, la « constatation enfantine », le « mais l’Empereur est nu ! », qui a fait franchir ce fameux « cercle impérieux et invisible qui limite un Univers »…

[69] Il s’agit surtout de la notion de « variété riemannienne », et du calcul tensoriel sur une telle variété.

[70] Un des traits les plus frappants qui distingue ce modèle du modèle euclidien (ou newtonien) de l’espace et du temps, et aussi du tout premier modèle d’Einstein (« relativité restreinte »), c’est que la forme topologique globale de l’espace-temps reste indéterminée, au lieu d’être prescrite impérativement par la nature même du modèle. La question de savoir quelle est cette forme globale, me paraît (en tant que mathématicien) l’une des plus fascinantes de la cosmologie.

[71] On a appelé « théorie unitaire » une telle théorie hypothétique, qui arriverait à « unifier » et à concilier la multitude de théories partielles dont il a été question. J’ai le sentiment que la réflexion fondamentale qui attend d’être entreprise, aura à se placer sur deux niveaux différents.
1_) Une réflexion de nature « philosophique », sur la notion même de « modèle mathématique » pour une portion de la réalité. Depuis les succès de la théorie newtonienne, c’est devenu un axiome tacite du physicien qu’il existe un modèle mathématique (voire même, un modèle unique, ou « le » modèle) pour exprimer la réalité physique de façon parfaite, sans « décollement » ni bavure. Ce consensus, qui fait loi depuis plus de deux siècles, est comme une sorte de vestige fossile de la vivante vision d’un Pythagore que « Tout est nombre ». Peut-être est-ce là le nouveau « cercle invisible », qui a remplacé les anciens cercles métaphysiques pour limiter l’Univers du physicien (alors que la race des « philosophes de la nature » semble définitivement éteinte, supplantée haut-la-main par celle des ordinateurs…). Pour peu qu’on veuille bien s’y arrêter ne fut-ce qu’un instant, il est bien clair pourtant que la validité [de] ce consensus-là n’a rien d’évident. Il y a même des raisons philosophiques très sérieuses, qui conduisent à le mettre en doute a priori, ou du moins, à prévoir à sa validité des limites très strictes. Ce serait le moment ou jamais de soumettre cet axiome à une critique serrée, et peut-être même, de « démontrer », au-delà de tout doute possible, qu’il n’est pas fondé : qu’il n’existe pas de modèle mathématique rigoureux unique, rendant compte de l’ensemble des phénomènes dits « physiques » répertoriés jusqu’à présent.
Une fois cernée de façon satisfaisante la notion même de « modèle mathématique », et celle de la « validité » d’un tel modèle (dans la limite de telles « marges d’erreur » admises dans les mesures faites), la question d’une « théorie unitaire » ou tout au moins celle d’un « modèle optimum » (en un sens à préciser) se trouvera enfin clairement posée. En même temps, on aura sans doute une idée plus claire aussi du degré d’arbitraire qui est attaché (par nécessité, peut-être) au choix d’un tel modèle.
2_) C’est après une telle réflexion seulement, il me semble, que la question « technique » de dégager un modèle explicite, plus satisfaisant que ses devanciers, prend tout son sens. Ce serait le moment alors, peut-être, de se dégager d’un deuxième axiome tacite du physicien, remontant à l’antiquité, lui, et profondément ancré dans notre mode de perception même de l’espace : c’est celui de la nature continue de l’espace et du temps (ou de l’espace-temps), du « lieu » donc où se déroulent les « phénomènes physiques ».
Il doit y avoir déjà quinze ou vingt ans, en feuilletant le modeste volume constituant l’œuvre complète de Riemann, j’avais été frappé par une remarque de lui « en passant ». Il y fait observer qu’il se pourrait bien que la structure ultime de l’espace soit « discrète », et que les représentations « continues » que nous nous en faisons constituent peut-être une simplification (excessive peut-être, à la longue…) d’une réalité plus complexe ; que pour l’esprit humain, « le continu » était plus aisé à saisir que « le discontinu », et qu’il nous sert, par suite, comme un « approximation » pour appréhender le discontinu. C’est là une remarque d’une pénétration surprenante dans la bouche d’un mathématicien, à un moment où le modèle euclidien de l’espace physique n’avait jamais encore été mis en cause ; au sens strictement logique, c’est plutôt le discontinu qui, traditionnellement, a servi comme mode d’approche technique vers le continu.
Les développements en mathématique des dernières décennies ont d’ailleurs montré une symbiose bien plus intime entre structures continues et discontinues, qu’on ne l’imaginait encore dans la première moitié de ce siècle. Toujours est-il que de trouver un modèle « satisfaisant » (ou, au besoin, un ensemble de tels modèles, se « raccordant » de façon aussi satisfaisante que possible…), que celui-ci soit « continu », « discret » ou de nature « mixte » – un tel travail mettra en jeu sûrement une grande imagination conceptuelle, et un flair consommé pour appréhender et mettre à jour des structures mathématiques de type nouveau. Ce genre d’imagination ou de « flair » me semble chose rare, non seulement parmi les physiciens (où Einstein et Schrödinger semblent avoir été parmi les rares exceptions), mais même parmi les mathématiciens (et là je parle en pleine connaissance de cause).
Pour résumer, je prévois que le renouvellement attendu (s’il doit encore venir…) viendra plutôt d’un mathématicien dans l’âme, bien informé des grands problèmes de la physique, que d’un physicien. Mais surtout, il y faudra un homme ayant « l’ouverture philosophique » pour saisir le nœud du problème. Celui-ci n’est nullement de nature technique, mais bien un problème fondamental de « philosophie de la nature ».

[72] Je ne prétends nullement être familier de l’œuvre d’Einstein. En fait, je n’ai lu aucun de ses travaux, et ne connais ses idées que par ouï-dire et très approximativement. J’ai pourtant l’impression de discerner « la forêt », même si je n’ai jamais eu à faire l’effort de scruter aucun de ses arbres…

[73] Pour des commentaires sur le qualificatif « moribond », voir une précédente note de bas de page (note page 55).

[74] Je crois comprendre (par des échos qui me sont revenus de divers côtés) qu’on considère généralement qu’il y a eu en ce siècle trois « révolutions » ou grands bouleversements en physique : la théorie d’Einstein, la découverte de la radio-activité par les Curie, et l’introduction de la mécanique quantique par Schrödinger.

Grigori Perelman selon Masha Gessen

J’avais brièvement mentionné Grigori Perelman dans un post assez ancien: 7 x 7 = (7-1) x (7+1) + 1. J’ai récemment découvert un nouveau livre sur ce mathématicien exceptionnel, non pas tant sur ses réalisations, mais davantage sur sa personnalité.

A propos du syndrome d’Asperger

Je ne vais pas raconter ici ce que Masha Gessen fait avec talent, mais tout de même citer un passage sur les Asperger: « Il me semble que nombre de lanceurs d’alertes, écrivit Atwwod, sont atteints du syndrome d’Asperger. J’en ai rencontré plusieurs qui appliquaient à leur travail le code de déontologie de leur entreprise ou du gouvernement et avaient dénoncé des entorses au règlement et de la corruption. Tous se sont étonnés ensuite de voir que leur direction et leurs collègues ne comprenaient guère leur attitude. »
Ce n’est donc peut-être pas un hasard si les fondateurs des mouvements dissidents en Union soviétique se trouvaient parmi les mathématiciens et les physiciens. L’Union soviétique n’était pas l’endroit idéal pour les gens qui prenaient les choses au sens littéral et s’attendaient à ce que le monde fonctionne de façon prévisible, logique et juste.
[Pages 215-6]
[…]
On peut également interpréter ainsi les difficultés qu’il éprouvait lorsqu’il présentait ses solutions. Si Perelman souffrait du syndrome d’Asperger, cette incapacité à voir « la grande image » en est peut-être un des traits les plus surprenants. Les psychologues britanniques Uta Frith et Francesca Happe ont parlé de ce qu’elles appellent la « faible cohérence centrale », caractéristique des troubles du spectre autistique. les autistes se concentrent sur les détails, au détriment de l’image globale. Lorsqu’ils parviennent à la reconstituer, c’est parce qu’ils en ont arrangé les divers éléments, un peu comme les éléments de la table périodique, dans un schéma systémique qui les satisfait à l’extrême. « … les faits les plus intéressants, écrivit Poincaré, l’un des plus grands esprits systémisants de tous les temps, il y a plus d’un siècle, sont ceux qui peuvent servir plusieurs fois, ce sont ceux qui ont une chance de se renouveler. Nous avons eu le bonheur de naitre dans un monde où il y en a. Supposons qu’au lieu de soixante éléments chimiques nous en ayons soixante milliards, qu’ils ne soient pas les uns communs et les autres rares, mais qu’ils soient répartis uniformément. Alors toutes les fois que nous ramasserions un nouveau caillou, il y aurait une grande probabilité pour qu’il soit formé de quelques substances inconnue. […] Dans un pareil monde, il n’y aurait pas de science; peut-être la pensée et même la vie y seraient-elles impossibles puisque l’évolution n’aurait pas pu y développer les instincts conservateurs. Grâce à Dieu, il n’en est pas ainsi. »
Les personnes atteinte du syndrome d’Asperger appréhendent le monde petit caillou par petit caillou. En parlant de l’existence de ce syndrome dans la société, Attwood recourait à la métaphore d’un puzzle de cinq mille pièces, « où les gens normaux disposeraient de l’image complète sur le couvercle » ce qui leur permmettrait d’avoir des intuitions globales. Les Asperger, eux, ne verraient pas cette grande image et devraient essayer d’imbriquer les morceaux un par un. Ainsi, peut-être que les règles telles que « n’ôte jamais ta chapka » et 2lis tous les livres qui sont inscrits sur la liste » formaient pour Gricha Perelman un moyen de voir l’image manquante sur le couvercle, d’englober tous les éléments de la table périodique du monde. C’était seulement en s’accrochant à ces règles qu’il pouvait vivre sa vie.
[Pages 217-8]

A propos du pouvoir

Un autre sujet intéressant abordé par Misha Gessen se trouve page 236:
– Lorsqu’il a reçu la lettre de la commission qui l’invitait il a répondu qu’il ne parlait pas avec les comités, s’exlama gromov, et c’est exactement ce qu’il faiut faire. Ils représentent tout ce que l’on ne devrait jamais accepter. Et si cette attitude paraît extrême, ce n’est que par rapport au conformisme qui caractérise le monde des mathématiques.
– Mais pourquoi refuser de parler aux comités?
– On ne parle pas aux comités, on parle à des gens! s’écria Gromov, exaspéré. Comment peut-on parler à un comité? Qui sait qui fait partie des comités? Qui vous dit que Yasser Arafat n’en fait pas partie?
– Mais on lui a envoyé la liste des membres, et il a continué à refuser.
– De la manière dont cela avait commencé, il avait bien raison de ne pas vouloir répondre, persiste Gromov. Dès qu’une communité commence à se conduire comme une machine, il ne reste plus qu’à couper les ponts, un point c’est tout. Le plus étrange, c’est qu’il n’y ait plus de mathématicien qui en fasse autant. C’est ça qui est bizarre. La plupart des gens acceptent de traiter avec des comités. Ils acceptent d’aller à Pékin et de recevoir un prix des mains du président Mao. Ou du roi d’espagne, de toute façon, cela revient au même!
– Et pourquoi, demandai-je, le roi d’Espagne ne pourrait-il pas avoir l’honneur d’accrocher une médaille au cou de Perelman?
– Qu’est-ce que c’est un roi? demanda gromov, totalement furieux à présent. Les rois, ce sont les mêmes crétins que les communistes. Pourquoi un roi décernerait-il une médaille à un mathématicient? Qu’est-ce qui le lui permet? Il n’est rien d’un point de vue mathématique. Pareil pour le président. Mais il y en a un qui a fait main basse sur le pouvoir comme un brigand et l’autre qui l’a hérité de son père. Cela ne fait aucune différence.
Contrairement à eux, m’explique encore Gromov, Perelman avait apporté au monde une véritable contribution.

Cela me rappelle la citation d’un collègue: « on ne trouve pas beaucoup de statues pour les comités dans les parcs publics. »

Il vaut probablement la peine d’ajouter ici un article du New Yorker que Gessen mentionne également: Manifold Destiny. A legendary problem and the battle over who solved it par Sylvia Nasar et David Gruber. Sur un sujet connexe, les auteurs citent Perelman, qu’ils ont rencontré: Il a mentionné un différend qu’il avait eu des années plus tôt avec un collaborateur sur la façon de créditer l’auteur d’une preuve particulière, et s’est déclaré consterné par l’éthique laxiste de la discipline. « Ce ne sont pas les gens qui enfreignent les normes éthiques qui sont considérés comme des extraterrestres », a-t-il déclaré. « Ce sont des gens comme moi qui sont isolés. » Nous lui avons demandé s’il avait lu l’article de Cao et Zhu. « Je ne sais pas quelle nouvelle contribution ils ont apportée », a-t-il déclaré. « Apparemment, Zhu n’a pas bien compris l’argument et l’a retravaillé. » Quant à Yau, Perelman a déclaré: « Je ne peux pas dire que je suis outré. Les autres font pire. Bien sûr, il y a beaucoup de mathématiciens qui sont plus ou moins honnêtes. Mais presque tous sont conformistes. Ils sont plus ou moins honnêtes, mais ils tolèrent ceux qui ne le sont pas. »

Work Rules! de Laszlo Bock (partie II) – les GLAT

Dans Work Rules!, Bock mentionne brièvement les GLAT (Google Labs Aptitude Tests) qui étaient également mentionnés dans le Google Story de David Vise. Mais il dit rapidement qu’ils ont peut-être été surexploités et parfois une perte de temps et de ressources. Mais permettez-moi de me référer à sa page 73:

Cette page commence par l’image ci-dessus qui peut également être trouvée sur le blog de Google: Attention: nous freinons pour la théorie des nombres. Il n’est jamais trop tard pour résoudre des problèmes de mathématiques … Si vous l’aviez résolu à ce moment-là, vous auriez eu alors accès au problème suivant:

le second problème:
f(1)=7182818284 
f(2)=8182845904 
f(3)=8747135266 
f(4)=7427466391 
 f(5)= __________

Encore une fois, n’hésitez pas à essayer… vous trouverez les réponses ici. Bock ajoute simplement ceci: Le résultat? Nous avons embauché exactement zéro personne.

Cela vous aidera peut-être:

2.71828182845904523536028747135266249
7757247093699959574966967627724076630
3535475945713821785251664274274663919
3200305992181741359662904357290033429
5260595630738132328627943490763233829
8807531952510190115738341879307021540
8914993488416750924476146066808226480
0168477411853742345442437107539077744
9920695517027618386062613313845830007
5204493382656029760673711320070932870
9127443747047230696977209310141692836
8190255151086574637721112523897844250
5695369677078544996996794686445490598
7931636889230098793127736178215424999
2295763514822082698951936680331825288
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2509443117301238197068416140397019837
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>0981945581530175671736133206981125099

ainsi que cela

x = 1
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3535475945713821785251664274274663919

x = 2
2.71828182845904523536028747135266249
7757247093699959574966967627724076630
3535475945713821785251664274274663919

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x = 5
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Ce que nous ne saurons jamais

C’est le troisième livre que je lis de Marcus du Sautoy. Après la Symphonie des nombres premiers et La symétrie ou les maths au clair de lune, voici Ce que nous ne saurons jamais.

Sept frontières de la connaissance selon du Sautoy: l’aléatoire et le chaos, la physique des particules et l’infiniment petit, la physique quantique et l’espace, l’univers et l’infiniment grand, le temps et la gravité, la conscience, la/les mathématique(s).

Pour l’illustrer, voici deux courts extraits:

Du Sautoy demande ce qu’est le B. dans Benoit B. Mandelbrot et la réponse est Benoit B. Mandelbrot. Joli!

Et tout aussi joli sur la « pureté des disciplines » traduit de xkcd.com

Si vous aimez la/les science(s) ou la/les mathématique(s), un incontournable!

Claude Shannon, un mathématicien honorable?

A Mind at Play est un livre très intéressant pour plusieurs raisons. Le sous-titre « Comment Claude Shannon a inventé l’ère de l’information » en est une raison. C’est une belle biographie d’un mathématicien dont la vie et la production ne sont pas si connues. Et qu’est-ce que l’information? Je vous invite à lire ces 281 pages ou si vous êtes trop paresseux ou occupé, au moins la page sur Shannon sur Wikipedia.

Ce sur quoi je me concentre ici, c’est la tension permanente entre les mathématiques et l’ingénierie, entre (ce que les gens aiment parfois opposer) les mathématiques pures et appliquées. Les mathématiques pures seraient honorables, les mathématiques appliquées ne le seraient pas, si nous admettons qu’il existe une mathématique pure ou appliquée. Alors laissez-moi extraire quelques courts passages éclairants.

Le mathématicien typique n’est pas le genre d’homme à mener un projet industriel. Il est un rêveur, pas très intéressé par les choses ou les dollars pour lesquels elles peuvent être vendues. Il est perfectionniste, ne veut pas faire de compromis; idéalise jusqu’à l’impraticabilité; est tellement préoccupé par l’horizon lointain qu’il ne peut pas garder son œil sur la balle. [Page 69]

Dans le chapitre 18, intitulé Mathematical Intentions, Honorable and Otherwise, les auteurs creusent plus encore: [Le mathématicien] professe avant tout la fidélité au monde «austère et souvent aberrant» des mathématiques pures. Si les mathématiques appliquées se préoccupent de questions concrètes, les mathématiques pures existent pour elles-mêmes. Ses questions cardinales ne sont pas: «Comment crypter une conversation téléphonique?» Mais plutôt «Y a-t-il une infinité de nombres premiers jumeaux?» Ou «Chaque affirmation mathématique vraie a t-elle une preuve?» Le divorce entre les deux écoles a des origines anciennes. L’historien Carl Boyer le fait remonter à Platon, qui considérait le calcul comme convenable pour un marchand ou un général, qui «doit apprendre l’art des nombres sinon il ne sait pas comment répartir ses troupes». Mais le philosophe doit étudier les mathématiques supérieures ». Parce qu’il doit sortir du vaste océan du changement et s’emparer de l’être véritable. « Euclide, le père de la géométrie, était encore plus snob ». Il y a une légende sur lui quand un de ses étudiants demanda quel usage avait l’étude de la géométrie, Euclide avait demandé à son esclave d’accorder trois pence à l’étudiant, «puisqu’il doit profiter de ce qu’il apprend».
Plus proche de notre époque, le mathématicien G. H. Hardy écrirait au début du vingtième siècle ce qui devint le texte fondateur des mathématiques pures. L’Apologie d’un mathématicien est un «manifeste pour les mathématiques», qui a emprunté son titre à l’argument de Socrate face aux charges liée à sa peine capitale. Pour Hardy, l’élégance mathématique était une fin en soi. « La beauté est le premier test », insistait-il. « Il n’y a pas de place permanente dans le monde pour les mathématiques laides ». Un mathématicien n’est donc pas un simple « solutionneur » de problèmes pratiques. Lui, «comme un peintre ou un poète, est un créateur de modèles. Si ses modèles sont plus permanents que les leurs, c’est parce qu’ils sont faits d’idées. » En revanche, les mathématiques appliquées ordinaires étaient «ennuyeuses», «laides», «triviales» et «élémentaires»
Et un (célèbre) lecteur de l’article de Shannon l’a rejeté avec une phrase qui irritèrent les partisans de Shannon pendant des années: «La discussion est suggestive tout au long, plutôt que mathématique, et il n’est pas toujours clair que les intentions mathématiques de l’auteur soient honorables. » [Pages 171-2]

Cela me rappelle un autre grand livre que j’ai lu l’an dernier, mathematics without apologies, avec un chapitre intitulé « Not Merely Good, True and Beautiful ». Shannon était un « tinkerer » (un bricoleur), un terme que j’ai découvert quand j’ai lu la biographie de Noyce, un autre bricoleur brillant. C’était un bricoleur brillant et c’était un mathématicien brillant. Il avait lui-même de fortes opinions sur la qualité de la recherche scientifique (pure ou appliquée – qui se soucie vraiment?): nous devons maintenir notre propre maison en première classe. Le sujet de la théorie de l’information a certainement été vendu, sinon survendu. Nous devrions maintenant nous intéresser à la recherche et au développement au plus haut niveau scientifique que nous puissions maintenir. La recherche plutôt que l’exposition est la note maîtresse, et nos seuils critiques devraient être relevés. Les auteurs ne doivent soumettre leurs meilleurs efforts qu’après des critiques précises d’eux-mêmes et de leurs collègues. Quelques articles de recherche de premier ordre sont préférables à un grand nombre d’articles mal conçus ou à moitié finis. Ces derniers ne sont pas à mettre au crédit de leurs auteurs et une perte de temps pour leur lecteur. [Page 191]

Un bricoleur de génie comme le montre la video qui suit…

et semble-t-il concepteur du (ou d’un des) premier ordinateur qui jouait aux échecs. C’était un jongleur et un monicycliste…

Dans le chapitre Constructive Dissatisfaction, le sujet est l’intelligence. Il faut du talent et de la formation, mais aussi de la curiosité et même de l’insatisfaction: pas le type d’insatisfaction dépressive (dont, sans la mentionner, il avait vécu sa juste part), mais plutôt une « insatisfaction constructive », ou « une légère irritation quand les choses ne semblent pas aller comme il faut ». C’était au moins une image rafraîchissante et non sentimentale du génie: un génie est simplement quelqu’un qui est irrité utilement. Il avait aussi proposé une description de sis stratégies pour trouver une solution aux problèmes: simplifier, encercler, reformuler, analyser, inverser et étendre. Vous aurez besoin de lire le chapitre, pages 217-20.

Il était aussi un bon investisseur. En fait, il était proche de fondateurs de startups et avait un accès privilégié à des gens comme Bill Harrison (Harrison Laboratories) et Henry Singleton (Teledyne) et bien qu’il ait utilisé ses connaissances pour analyser les marchés boursiers voici ce qu’il a à dire sur les investissements: Beaucoup de gens regardent le prix des actions, quand ils devraient regarder les fondamentaux d’une entreprise et ses revenus. il y a beaucoup de problèmes liés à la prédiction des processus stochastiques, par exemple les bénéfices des entreprises … Mon sentiment général est qu’il est plus facile de choisir des entreprises qui vont réussir que de prédire des variations à court terme, des choses qui durent seulement des semaines ou des mois, dont ils s’inquiètent au Wall Street Week. Il y a beaucoup plus de hasard là-bas et il se passe des choses que vous ne pouvez pas prédire, ce qui amène les gens à vendre ou à acheter beaucoup d’actions. Au point de répondre à la question de la meilleure théorie de l’information pour l’investissement, « l’information des initiés. » [Page 241-2]

Un génie, un homme sage, un mathématicien honorable!

8 mars – Journée internationale des femmes

Sur le point de donner mon cours d’optimisation ce matin, je viens de me rappeler qu’une seule femme a obtenu la médaille Fields. C’était en 2014. Malheureusement, elle est morte d’un cancer l’année dernière.

Maryam Mirzakhani (3 mai 1977 – 14 juillet 2017) est devenue la première iranienne et la première et seule femme à remporter la médaille Fields.

Permettez-moi d’ajouter que dans le domaine de l’optimisation, apparemment, une seule femme a reçu le prix Dantzig, Eva Tardos.

Je dois admettre que je n’ai pas pris le temps de penser à un nom similaire pour les startups et l’innovation. Commentaires bienvenus …