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Une histoire entrepreneuriale du MIT : épilogue – l’impact et quelques leçons

Degroof a produit l’un des meilleurs livres décrivant les écosystèmes entrepreneuriaux comme je l’ai déjà mentionné dans 2 articles précédents dont la Partie 2 : Écosystèmes & Culture. Dans la dernière partie de son livre, il passe à l’impact du MIT et de son écosystème.

C’est un sujet bien connu comme vous pouvez le lire dans Le rôle entrepreneurial du MIT. Degroof rappelle (pages 183-89) les startups biotech autour de Kendall Square (Biogen, Genzyme) ainsi que la R&D des big pharma qui se relocalisent à proximité, comme le suisse Novartis. Il ne s’agit pas seulement de biotechnologie comme l’illustrent Lotus Development ou Akamai. Il cite également quelques alumni qui sont devenus des entrepreneurs ou des investisseurs célèbres, Hewlett (36), Perkins (53) ou Swanson (69). Il ne mentionne cependant pas Noyce (53), et ses bricolages (plus ici et ) ou Haren (80) pour les Français. Il pourrait y en avoir des centaines d’autres !

Il développe également l’impact des accélérateurs locaux du CIC à la fin des années 90 ou de MassChallenge et TechStars. Je suis un peu moins convaincu de l’impact international que le MIT a eu de manière plus institutionnelle et politique. Quel est le résultat exact des partenariats à Singapour, à Hong Kong, à Abu Dhabi, en Espagne ou au Portugal ? Le Deshpande Center a certainement inspiré de nombreuses initiatives dont le programme Innogrants que j’ai géré à l’EPFL au milieu des années 2000 ou encore ce que je fais aujourd’hui.

Degroof développe également l’importance de l’enseignement et de la formation : « En essayant de concilier la tension entre rigueur et pertinence, Aulet soutient de manière convaincante que l’entrepreneuriat doit être conçu comme un artisanat par opposition à une science ou à un art. Comme tout métier il est construit sur des concepts fondamentaux. Un potier, par exemple, doit maîtriser les principes mécaniques et chimiques de base de son métier. Connaître ceux-ci ne garantit pas le succès, mais ils améliorent considérablement les chances. Comme tout métier, l’entrepreneuriat s’apprend mieux par l’apprentissage ou par la pratique, plutôt que de s’appuyer uniquement sur des conférences ou des manuels. » [Page 212]

Encore une fois, je suis un peu moins convaincu de un sujet souvent évoqué : « Il y a une forte conviction au MIT que l’entrepreneuriat est un sport d’équipe. Il est basé sur l’évidence que les équipes de fondateurs ont tendance à mieux réussir que les fondateurs individuels, et que les équipes complémentaires ont tendance à faire mieux que les équipes homogènes. Dans la foulée de la classe I-Teams, de nos jours, la plupart des équipes dans les cours ou les concours liés à l’entrepreneuriat doivent être composées d’un mélange d’étudiants en ingénierie ou en sciences avec des étudiants en gestion. C’est devenu une caractéristique importante et une grande force de la formation à l’entrepreneuriat au MIT. Chaque groupe bénéficie des contributions de l’autre. Les élèves ingénieurs et scientifiques découvrent les dimensions commerciales des projets avec l’aide de leurs pairs des écoles de commerce et apprennent qu’il ne suffit pas de construire un meilleur fil à couper le beurre, alors que ces derniers bénéficient d’un éclairage scientifique et technique. Les deux groupes sont obligés de faire face à des différences culturelles et à une dynamique d’équipe plus complexe que ce qui se passe dans les équipes homogènes. Les résultats sont des équipes plus fortes et des projets plus efficaces. » [Page 214]

L’entrepreneuriat est une entreprise complexe et les écosystèmes entrepreneuriaux sont des mécanismes complexes et fragiles. Degroof décrit de manière convaincante pourquoi Boston est devenu un modèle. Il ne développe pas vraiment pourquoi cela n’a pas été aussi réussi que la Silicon Valley, avec une culture similaire cependant. Ycombinator de Paul Graham avait déménagé de Boston à la Silicon Valley, comme mentionné dans Paul Graham sur Boston. Lorsque j’ai rendu visite à des gens de Novartis à Boston, certains ont affirmé que la Silicon Valley était à Boston ce que Boston était à l’Europe. Oui, Boston est plus innovante que l’Europe et c’est pourquoi Novartis a déplacé une partie de la R&D vers l’Ouest, mais lorsque Novartis a acheté Chiron dans la Silicon Valley, Novartis a découvert qu’aller plus loin vers l’Ouest était encore plus aventureux. (Voir Mythes et réalités de l’innovation en Suisse).

Mais ces débats sont secondaires par rapport aux leçons apprises et synthétisées par Degroof. Beaucoup d’inspiration y est à trouver. Et conclure, je reviens au magnifique avant-propos de Bob Metcalfe : recréer l’écosystème entrepreneurial renommé du MIT n’est pas une tâche simple. Il n’est pas possible de copier l’écosystème du MIT et de le coller dans une autre institution. Les principes fondateurs et les éléments culturels uniques qui se sont réunis pour créer la « potion magique », la nature fondamentale de ce qui a grandi et prospéré au MIT, ne sont pas faciles à reproduire. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de leçons concrètes à tirer, qu’il n’y a pas de connaissances qui puissent être traduites et adaptées pour d’autres universités et économies. Aujourd’hui, en tant qu’entrepreneur prospère et chevronné, je me tourne encore fréquemment vers le MIT dans mes efforts pour créer un écosystème entrepreneurial florissant à l’Université du Texas. Je n’hésite pas à contacter mon vaste réseau au MIT pour obtenir des réponses aux questions de théorie et de pratique. À partir de là, j’ai pu faire de grands progrès dans mon objectif. Je ne suis peut-être pas en train de recréer le MIT, mais je modélise ce que je fais d’après le meilleur et je l’adapte aux spécificités que j’ai ici à Austin.

Une histoire entrepreneuriale du MIT : 2ème acte – écosystèmes et culture

J’ai continué à lire l’excellent From the Basement to the Dome de Jean-Jacques Degroof et j’ai trouvé des éléments tout aussi inspirants sur les écosystèmes, la culture et aussi le transfert de technologie des institutions académiques après mon premier post. Les voici:

6 ingrédients d’un écosystème

Degroof nous livre les éléments culturels d’un écosystème : Mais qu’en est-il de cette culture qui a soutenu l’entrepreneuriat ? L’argument de ce livre est que l’entrepreneuriat est particulièrement en accord avec au moins six éléments de la culture du MIT : une dynamique organisationnelle ascendante bien ancrée ; l’excellence dans toutes les choses que l’on étudie ou tente de faire, ainsi qu’une croyance dans le travail acharné et le courage ; un intérêt pour la résolution de problèmes et un impact positif sur le monde ; une croyance dans l’expérimentation et une tolérance à l’échec ; la fierté d’être perçus comme des rebelles, parfois farfelus et même un peu geek, poursuivant des solutions non conventionnelles ; et la tradition d’une approche multidisciplinaire de la résolution de problèmes. [Page 90]

Pourquoi les startup ?

Voici un commentaire intéressant sur le transfert de technologie universitaire : « Les entreprises établies sont rarement intéressées par l’octroi de licences pour des technologies émergentes du milieu universitaire pour plusieurs raisons. Elles ne comprennent pas le potentiel de la technologie ; le délai pour développer la technologie en un produit viable dépasse l’horizon temporel avec lequel la plupart des entreprises sont à l’aise, ou bien elles craignent de cannibaliser leur activité existante. En conséquence, en 1987, le nouveau directeur du TLO, John Preston, a pris l’initiative d’accorder des licences de technologie à de nouvelles entreprises en échange de participation au capital, d’abord à titre expérimental, car le MIT était très préoccupé par les conflits d’intérêts potentiels. Au cours de la première année de cette politique, six sociétés ont été constituées sur la base de ces licences, dont ImmuLogic et American Superconductor. Seize autres sociétés ont été formées au cours de la deuxième année. [Page 34]

Degroof décrit ensuite la multitude d’outils de l’écosystème, tous dans une logique bottom up, avec la sérendipité (chapitre 6) comme mécanisme assez courant. Le début du chapitre 8 sur le transfert technologique avec l’exemple d’Amberwave est un autre must-read :

Souvent, les performances initiales de la nouvelle technologie sont soit inférieures à celles des solutions existantes, soit insuffisantes pour justifier le coût du changement pour les clients potentiels. En conséquence, les entreprises établies ne voient souvent pas le potentiel des nouvelles technologies académiques. De plus, dans les rares cas où l’avantage de la technologie est évident ou clairement prometteur, les entreprises établies craignent souvent de cannibaliser des parts de marché de leur technologie existante – une technologie dans laquelle elles ont investi du temps et de l’argent, et autour de laquelle elles ont construit toute la chaine de valeur et d’autres infrastructures.
On estime qu’un investissement égal à 10 à 100 fois le coût de la recherche académique est nécessaire pour mettre une technologie académique sur le marché. Ce processus demande également de la patience et de la persévérance. La délivrance d’un brevet peut prendre au moins deux à trois ans une fois qu’il est déposé. Lorsqu’une entreprise octroie enfin une licence pour une technologie, cela peut prendre cinq à dix ans supplémentaires avant de générer des revenus. Dans l’ensemble, les performances incertaines du développement d’inventions académiques, les coûts associés et le décalage entre l’invention et la génération de revenus rendent l’investissement dans des inventions académiques embryonnaires extrêmement peu attrayant.
Cela ne signifie pas que les grandes entreprises ne licencient jamais les brevets des universités, mais le plus souvent, les inventeurs sont les seuls à comprendre et à croire au potentiel commercial de leur technologie. Ils sont donc souvent les seuls candidats intéressés à fonder (et parfois à financer) une entreprise pour commercialiser leur technologie. Ce processus implique l’obtention d’une licence pour le ou les brevets basés sur leur invention de leur université, puisque, suite à la loi Bayh-Dole de 1980, l’université possède la propriété intellectuelle de la recherche financée par le gouvernement. L’avantage des inventeurs réside dans les connaissances étendues et uniques qu’ils ont accumulées grâce à leurs efforts de recherche et à leur exposition à l’industrie au fil des ans.
[Page 156]

Gérer le transfert de technologie

Voici des informations intéressantes ici sur la prévention des conflits d’intérêts au MIT : les règles n’autorisent pas les membres du corps professoral à utiliser des étudiants pour la recherche et le développement (R&D) liée à une start-up dans laquelle ce professeur a des intérêts, et les étudiants ne peuvent pas non plus être employés par une telle start-up . Une start-up dans laquelle un professeur a un intérêt n’est pas autorisée à financer des recherches dans le laboratoire de ce professeur. De même, un professeur n’est pas autorisé à mener des recherches financées par le gouvernement fédéral en collaboration avec une telle start-up, à l’exception du financement SBIR et Small Business Technology Transfer (STTR). Une jeune entreprise ne peut pas être située dans un laboratoire. Les employés de la start-up d’un professeur ne peuvent être impliqués dans les activités de recherche du laboratoire du professeur. La recherche en laboratoire ne peut pas être influencée par les autres activités professionnelles d’un professeur. L’emploi à temps plein d’un membre du corps professoral au MIT interdit des responsabilités managériales importantes dans une start-up. [Pages 161-62]

Ou à propos de gagner de l’argent avec le transfert de technologie : de nombreuses universités s’attendent à ce que leurs activités de transfert de technologie soient rentables et génèrent des revenus. Bien que le MIT soit l’une des universités les plus performantes et les plus expérimentées en termes de transfert de technologie, son expérience montre que ce type de gain financier est une attente trompeuse. « Toute université qui compte sur son transfert de technologie pour apporter un changement significatif à ses finances sera statistiquement en difficulté », a déclaré Nelsen. À cette fin, sa devise pendant son mandat à la tête du TLO était : « L’impact, pas le profit. » [Page 162]

De nombreuses histoire de startup

Degroof ajoute des descriptions anecdotiques de startup, riches en leçons, telles que BBN (1948), Teradyne (1960), Analog Devices (1965), Prime Computer (1972), Apollo Computer (1980), Thinking Machines (1983), Harmonix Music Systems (1995), Amberwave (1998) ThingMagic (2000), Momenta Pharmaceuticals (2001), SmartCells (2003), Ambri (2010), Firefly Bioworks (2010), Sanergy (2011), Wecyclers (2012), Nima Sensor (2013), Bounce Imaging (2013), ReviveMed (2016), Biobot Analytics (2017), sans oublier les 40+ spinoffs de Robert Langer de 1987 à aujourd’hui !

Du capital-risque interne – The Engine

Mon expérience avec les fonds de capital-risque universitaires est pour le moins mitigée. Il s’agit donc d’une initiative intéressante : face à cette défaillance perçue du marché, la direction du MIT a souligné la nécessité de capitaux patients pour amener des entreprises qui tentent de commercialiser une science difficile et ont besoin de plus de temps que les entreprises numériques pour atteindre un stade où elles sont prêtes pour le capital-risque. […] En octobre 2016, le président Reif a annoncé la création de The Engine, https://www.engine.xyz, une société à but lucratif mais d’intérêt public, distincte du MIT, qui agirait comme un accélérateur pour les start-up essayant de commercialiser des « technologies difficiles » en fournissant des conseils et des installations physiques, ainsi qu’un fonds d’investissement de capital patient. […] En plus d’aller à l’encontre de la politique du MIT de ne pas financer les projets entrepreneuriaux, The Engine a également rompu avec la tradition de l’Institut en incubant les projets entrepreneuriaux de ses membres, ce qui a certainement soulevé des objections substantielles au sein de la communauté du MIT. [Page 64]

The Engine a un double objectif : il recherche des rendements financiers et il recherche un impact. The Engine a levé 200 millions de dollars pour son premier fonds, le MIT contribuant 25 millions de dollars. […] Le fonds investit de 250 000 à 2 millions de dollars par entreprise, et ses investissements ne sont pas exclusifs aux entreprises liées au MIT. L’investissement est réalisé avec un horizon temporel de dix-huit ans, plutôt que les cinq à huit ans typiques donnés dans le cas des fonds de capital-risque. […] Deuxièmement, The Engine permet aux start-ups d’accéder à des infrastructures, telles que des équipements spécialisés coûteux, dont certains du MIT, qui pourraient autrement représenter une barrière à l’entrée de fondations solides. L’installation était initialement située dans 3000 m2 d’espace à Cambridge, avec l’ambition de s’étendre à 20 000 m2 grâce à un réseau de bureaux, de laboratoires et d’espaces de prototypage et de fabrication à quelques pâtés de maisons de Kendall Square. […] Troisièmement, la nouvelle initiative s’accompagne d’un réseau de professionnels et de mentors dans ce qu’on appelle l’espace de la hard-tech. [Page 173]

En 2020, The Engine a levé 250 millions de dollars avec 35 millions de dollars du MIT et l’Université de Harvard l’a rejoint en tant que nouveau LP. Est-ce différent du VC ? Est-ce que cela réussira ? Le temps nous le dira…

Une histoire entrepreneuriale du MIT par Jean-Jacques Degroof

Avec une préface impressionnante de Bob Metcalfe (l’inventeur d’Ethernet et cofondateur de 3Com) qui rebaptise à juste titre le MIT une « innoversité », Degroof explique dans From the Basement to the Dome que l’entrepreneuriat est ancré dans l’histoire et la culture du MIT, pas tellement en raison de décisions politiques mais d’événements fortuits.

Sa devise (Mens et Manus, « L’esprit et la main » en latin), son logo, le droit accordé aux professeurs de consacrer 20% de leur temps au conseil depuis les années 20 et la création du comité des brevets en 1932 sont autant d’indices que la pratique est aussi importante que la théorie en sciences de l’ingénieur. L’importance du financement militaire à travers la création de l’OSRD fut également essentielle à la richesse des inventions du MIT.

La culture est illustrée par Ray Stata, cofondateur d’Analog Devices : « C’est comme ‘Un singe voit, un singe fait’. Si vous voyez d’autres personnes créer des entreprises et réussir, vous vous dites : ‘S’ils peuvent le faire, moi aussi.’ Alors que si vous ne voyez pas cela de près et personnellement, il y a une peur et un mystère sur la façon de faire. L’esprit d’entreprise au MIT vous donne confiance. » [Page 17] Et que dire de son expérience dans les affaires : « Je n’ai aucune idée de comment être président, mais je vais passer les douze prochains mois à apprendre. Et si à la fin de ces douze mois vous décidez collectivement, ou si le conseil d’administration décide, que je ne suis pas la personne qui peut assurer le leadership, je me retirerai. Mais en attendant, pendant que j’apprends, vous devez m’aider. » Heureusement, l’approche directe de Stata a fonctionné. « Tout le monde s’y est mis, et il n’y avait alors aucun risque d’échouer. Au cours des douze mois suivants, j’ai appris à être président, et ce processus s’est poursuivi pendant quatre décennies. » [Page 18]

Si vous ne connaissiez pas Ray Stata, vous connaissiez peut-être le bâtiment du campus du MIT portant son nom.

Avant de commencer sa lecture, je me suis demandé si Degroof mentionnerait le débat sur les raisons pour lesquelles la région de Boston n’a pas eu autant de succès que la Silicon Valley. Et il le fait ! Dès le début de son livre, aux pages 24-25. C’est une lecture incontournable et je n’ai pas encore fini. Degroof cite le célèbre Regional Advantage d’AnnaLee Saxenian. Je vous laisserai découvrir ce qu’il écrit.

Ce tableau que j’avais copié il y a longtemps est une autre illustration des différences, non pas tant entre Stanford/Berkeley et MIT/Harvard mais sur le nombre d’entreprises issues (« spin-offs ») d’entreprises établies. Il suffit de comparer ce qui s’est passé chez IBM sur les côtes ouest et est. (PS: Je n’avais pas initialement mentionné la source du tableau; il est extrait de High-Tech Startups and Industry Dynamics in Silicon Valley, Public Policy Institute of California, Junfu Zhang (2003) San Francisco, California.)

Permettez-moi de terminer cette 1ère partie avec une autre citation de Lita Nelsen, ancienne directrice du Technology Licensing Office du MIT : « Les gens me disent : « Est-ce que le MIT a un incubateur ? » Et ma réponse classique a été : « Oui, ça s’appelle la ville de Cambridge. » [Page 26] Cela me rappelle une citation de Richard Newton, un ancien professeur à Berkeley. Il avait écrit en citant un de ses collègues : « La Bay Area est la Corporation. [… Quand les gens changent d’emploi ici dans la Bay Area], ils se déplacent en fait entre les différentes divisions de la Bay Area Corporation. » C’est une explication critique des écosystèmes, il ne s’agit pas tant d’institutions que de fluidité des échanges entre individus.

L’entrepreneuriat en action de Philippe Mustar – épisode final

Voici mon dernier article sur l’excellent L’entrepreneuriat en action dont vous retrouverez les 5 articles précédents avec le tag #entrepreneuriat-en-action. Voici quelques notes finales:

Les ingrédients du succès

Mais, ceux qui financent ce projet, ne le font pas seulement pour les compétences et l’expérience des trois entrepreneurs. Ces derniers montrent d’autres qualités qui convainquent de les suivre : leur passion, leur motivation, leur ambition. Les investisseurs savent que ces qualités permettront à l’équipe de garder le cap et de mieux affronter les incertitudes, multiples, qui s’annoncent. À un élève qui demandait à un capital-risqueur quelles sont les trois qualités les plus importantes que doit avoir un projet pour être financé ; celui-ci a répondu : le premier, c’est l’équipe, le deuxième, c’est l’équipe, le troisième, c’est l’équipe. Une autre boutade, commune dans ce milieu, dit que les investisseurs préfèrent financer une bonne équipe avec un mauvais projet plutôt que l’inverse (parce qu’une bonne idée portée par une équipe dont les compétences ne correspondent pas à celles qui sont nécessaires pour la développer a peu de chances d’aller loin ; alors qu’une bonne équipe pourra toujours modifier, transformer ou changer une idée initiale de peu de qualité). La suite de l’histoire montre que ces affirmations, généralement faites sur le ton de la plaisanterie, s’appliquent particulièrement bien à Criteo et que ceux qui les formulent, les capital-risqueurs, devront y croire et s’y accrocher solidement pendant plusieurs années. [Page 220]

Quelques critères expliquant la réussite (selon un des cofondateurs de Criteo):
– Avoir été capable de se concentrer sur un seul produit
– Viser l’excellence dans tous les secteurs de l’entreprise
– Trouver le bon curseur entre la gestion des problèmes quotidiens et l’anticipation du futur
– L’aptitude à prendre des décisions difficiles
– Faire confiance à la technologie

Et enfin Mustar revient sur ce processus de l’innovation qui ressemble à tout sauf à un processus mécanique:
– Un processus long et sinueux, fait de nombreuses transformations
– Un processus émergent
– Un processus expérimental
– Un processus rempli d’incertitudes, de choix à faire, de décisions à prendre
– Un processus collectif et une action distribuée
– Un processus social

Qu’est-ce qu’un entrepreneur ? Nait-on entrepreneur ou le devient-on ?

Mustar aborde dans sa conclusion un sujet vieux comme les startup avec toute l’humilité et la prudence nécessaires, car il semble bien que l’on ne sache pas vraiment (même si nombreux sont ceux qui affirment savoir). A part la définition tautologique, l’entrepreneur est celui qui créée (et bâtit) une entreprise, il semble bien difficile de trouver des traits et qualités communs spécifiquement aux entrepreneurs. Malgré tout, j’ai un peu de mal avec son rappel de l’affirmation de Peter Drucker. “Most of what you hear about entrepreneurship is all wrong. It’s not magic; it’s not mysterious; and it has nothing to do with genes. It’s a discipline and, like any discipline, it can be learned.” « Ce que vous entendez sur l’entrepreneuriat est généralement faux. Ce n’est en rien magique ; ce n’est en rien mystérieux ; et cela n’a rien à voir avec les gènes. C’est une discipline et, comme toute discipline, cela peut s’apprendre. » [Page 287]

Je suis un peu plus à l’aise avec le point de vue de Komisar dans Comment peut-on enseigner l’entrepreneuriat high-tech selon Randy Komisar

Il n’y a pas une condition monolithique de l’entrepreneur. Même au sein du très petit nombre de primo-entrepreneurs que j’ai interrogé apparaît une gamme très variée de rapports à l’entrepreneuriat. Ce qui les caractérise, au-delà de la grande diversité de leurs profils, de leur tempérament, de leur façon de se comporter, c’est plus une envie de faire, d’apprendre, de réussir, une grande capacité de travail, d’écoute des autres, de l’ambition… mais cela n’est en rien propre aux entrepreneurs. On retrouve ces mêmes envies ou aptitudes chez des salariés, des cadres de grandes entreprises, des responsables d’associations caritatives, des sportifs, des artistes, etc. [Page 289]

Ce parcours avec ces jeunes ingénieurs m’a permis de me départir d’une conception de l’entrepreneuriat qui sépare d’un côté un entrepreneur ou une équipe, et de l’autre une activité de création d’un nouveau produit et d’une entreprise. L’entrepreneur et l’entreprise se construisent ensemble, dans le même mouvement. [Page 290]

L’entrepreneuriat en action de Philippe Mustar – épisode 5

Ce nouvel épisode de l’ouvrage de Philippe Mustar est relatif à l’histoire de Criteo, startup déjà mentionnée sur ce blog ici et .

Pour une fois, je suis en léger désaccord avec une citation du livre (qui n’est pas de l’auteur): « Le profil de l’équipe constituée par les trois créateurs de Criteo est un parfait exemple de celui décrit de façon théorique par Kathleen M. Eisenhardt (professeure de management à Stanford University et co-directrice du Stanford Technology Ventures Program) comme étant « le meilleur possible ». Kathleen Eisenhardt, sur la base de nombreuses recherches sur la question, définit (un peu mécaniquement reconnaît-elle elle-même) ce qu’est une great team :
– elle se compose au départ de trois, quatre ou cinq personnes. Si on est deux, ce n’est pas suffisant tellement il y a de choses à faire dans une start-up et surtout, être deux n’offre pas une assez grande diversité d’opinions, de points de vue. Si l’on est six, sept ou huit, ce n’est plus une équipe, c’est un groupe dont le management et la coordination demandent trop de temps.
– elle est pluridisciplinaire et transversale, c’est-à-dire qu’elle mêle des compétences en ingénierie, en marketing, en finances. Mais, ces compétences doivent être réelles, c’est-à-dire ne pas reposer seulement sur un diplôme, mais sur une expérience effective.
– elle comprend des personnes qui ont déjà travaillé ensemble, cela est un atout important car la création d’une start-up est faite de situations stressantes, qui sont plus faciles à partager avec des gens que l’on connaît.
– enfin, et cela est plus surprenant, les « meilleures équipes » sont celles qui comportent des personnes d’âges variés, non seulement des jeunes de vingt ans mais aussi d’autres qui ont plus d’expérience. Cela permet souvent de voir différents aspects d’un même problème.
Pour Kathleen Eisenhardt, les équipes qui répondent à ces critères sont celles qui fonctionnent le mieux. »
[Page 199]

Autant je pourrai être d’accord si on parle de l’équipe de direction, autant je crois qu’au moment de la création, les fondateurs ont des pédigrées différents. Voici ce que j’écrivais dans mon livre en 2008: « Une start-up, c’est un bébé créé par ses parents, les fondateurs. Ils ont la responsabilité de lui permettre de grandir, de s’adapter à un monde en évolution permanente. Malgré ce qui se lit souvent, un fondateur expérimenté ne doit pas nécessairement céder le contrôle de sa société à des experts. Un parent devrait-il confier son premier bébé à d’autres sous prétexte qu’il n’en a jamais eu auparavant ? L’analogie est-elle excessive ? La responsabilité de permettre l’épanouissement n’en demeure pas moins. Les experts seront appelés à l’aide, qu’ils s’appellent médecins, enseignants pour l’enfant, consultants, professionnels pour la start-up. Les fondateurs de Google ont gardé une responsabilité inhabituelle tout au long du développement de Google. Eric Schmidt est devenu CEO, mais il est un partenaire des deux fondateurs, non pas leur supérieur. Les start-up ne se développent pas toujours aussi bien et sans doute, les investisseurs prennent des décisions difficiles lorsqu’ils retirent leur rôle de parent aux fondateurs. L’expérience montre qu’ils ne la prennent bien souvent qu’en dernier recours. Il s’agit peut-être ici de la description d’un monde idéal et chacun sait que toute réalité est complexe. » Et je pourrais ajouter, deux parents est probablement le modèle idéal.

Par contre j’adhère totalement aux sources de l’innovation: La sociologie de l’innovation a montré que les sources de l’innovation, comme celles du Nil, sont multiples et parfois difficiles à identifier. Elle a aussi souligné que les idées de produits ou de services nouveaux sont les choses les plus répandues au monde, et même qu’elles sont à l’origine toujours mauvaises, toujours mal échafaudées et approximatives. Comme le dit Bruno Latour : « Toutes les découvertes importantes naissent inefficaces : ce sont des hopeful monsters, des « monstres prometteurs ». [Page 251] et le texte de Latour sur http://www.bruno-latour.fr/sites/default/files/P-92-PROTEE.pdf. [Une courte parenthèse sur Hopeful Monsters, un terme que je ne connaissais que d’un de mes romans préférés, et j’ai blogué à ce sujet ici.]

L’entrepreneuriat en action de Philippe Mustar – épisode 4

Comme suite à mes deux premiers articles ici et et encore sur cet excellent livre, voici quelques leçons de plus :

Vendre un produit

Expliseat est tout aussi riche en leçons que DNA Script en particulier sur la description de comment 3 jeunes sans expérience dans le domaine vont trouver et réunir les compétences pour concevoir, produire et vendre. On y voit aussi un des fondateurs quitter la navire sans que l’aventure s’arrête et enfin page 186 : Au cours de ces années, Benjamin a aussi appris que le seul argument économique (« nous vous faisons gagner de l’argent »), et plus largement ceux qui sont purement rationnels, ne sont pas suffisants pour convaincre le client :

« Si tu proposes un produit uniquement rationnel, ce n’est pas un bon produit, car le processus d’achat n’est lui pas à cent pour cent rationnel. Cela a été important pour nous de le comprendre. Avec le […] puis le […], nous disions : “c’est le meilleur […] du marché”, mais pour le client, le meilleur […] c’est aussi un [produit] qui est beau, qui fait envie, qui inspire la confiance… Cela réclame un travail commercial sur le produit pour le rendre attirant. L’objectif final est que les gens n’achètent plus seulement un [produit], ils achètent [notre produit], quelque chose qui est au-delà du produit, ils achètent une marque, une expérience industrielle, une expérience d’achat, une expérience client, un service après-vente… C’est typiquement ce que tu fais quand tu achètes un iPhone, tu n’achètes pas un téléphone, tu achètes un Apple, tu achètes une expérience, et bien c’est la même chose dans l’industrie et le B2B ».

Le « processus de l’innovation »

Ce qui surprend dans cette histoire, c’est l’apparent mélange des genres : le [produit] n’est encore ni certifié, ni réalisé que les entrepreneurs sont déjà en train de le vendre. C’est à un véritable tourbillon que nous assistons au sein duquel l’équipe expérimente, fabrique, vend, teste, collabore avec des acteurs variés, négocie la certification, modifie le projet, transforme le [produit], change d’alliances, de partenaires, de marché, revient en arrière, fait un détour par un laboratoire de recherche à l’étranger, met au point un nouveau prototype… Nous sommes loin du modèle classique de l’innovation, modèle linéaire où se succèdent en enfilade des étapes distinctes : la recherche, puis le développement expérimental, le prototypage, l’industrialisation et, dernière étape, la commercialisation. Dans un tel processus, le client ou l’usager est passif, il intervient à la fin et sa seule marge de manœuvre est d’accepter ou de refuser l’innovation.

Ce processus linéaire est une sorte de course de relais où la fin d’une étape marque le début de l’étape suivante ; et, au sein de l’entreprise, chacune de ces étapes est le fait d’un département différent : direction de la recherche, bureau d’études, direction de la production, puis marketing et commercialisation… Cette vision séquentielle a été largement critiquée par la littérature que ce soit les théories économiques évolutionnistes, la sociologie de l’innovation ou le management de la technologie. [Pages 194-5]

Trouver son marché

Expliseat semble arriver au bon moment dans leur [marché]. Souvent des entreprises avec leur innovation arrivent trop tard ou trop tôt dans le marché qu’elles visent. Le mot grec de kairos [1] qualifie ce moment, c’est le temps du moment opportun, l’instant de l’opportunité. [Page 195]

[1] Le dieu grec Kairos est le dieu ailé de l’opportunité, qu’il faut saisir quand il passe. Il est représenté par un jeune homme qui n’a qu’une touffe de cheveux sur le crâne. Au moment où il passe à proximité, soit on ne le voit pas, soit on le voit et on ne fait rien, soit on tend la main et on attrape ses cheveux saisissant ainsi l’occasion, l’opportunité.

Je vous laisserai découvrir l’utilisation par l’auteur de la métaphore du Scrabble pour vous montrer qu’il n’y a ni véritable processus d’innovation existant, ni opportunité existante, mais construction permanente à partir de presque rien.

Prendre des décision sous incertitude

La capacité d’agir des fondateurs se rencontre notamment dans les multiples choix auxquels ils sont confrontés, et dans la variété des options qui s’offrent à eux. Pour quel type d’avion produire ce siège ultraléger ? Quelle forme celui-ci doit-il prendre ? Quels matériaux utiliser ? Quels actionnaires faire entrer au capital ? Où installer l’entreprise ? Faut-il faire ou faire faire ? Avec quel sous-traitant travailler ? Quel laboratoire de recherche mobiliser pour résoudre un problème spécifique ? Quel ingénieur recruter ? Quelles modifications apporter à la structure du siège ? Avec quel industriel passer une alliance ? Quelle stratégie commerciale choisir ? Quel business model adopter ? À quel prix vendre le siège ? Comment organiser l’entreprise ? Etc.

À côté de la diversité des acteurs que nous avons soulignée, le processus que j’étudie est également peuplé d’une multitude de choix. Ce sont autant de possibilités que les entrepreneurs explorent. Elles sont là aussi autant techniques qu’économiques, organisationnelles ou sociales. L’histoire d’Expliseat est l’histoire d’une expédition, ses acteurs s’engagent sur des terrains inconnus : quelles options choisir, lesquelles refermer, lesquelles ouvrir ou ré-ouvrir ? « Gouverner c’est choisir », dit la maxime du Duc de Lévis. De nombreuses options explorées dans cette histoire conduisent à des impasses, d’autres qui seront exploitées aboutissent à des échecs, d’autres enfin mènent à la réussite – et l’on pourra dire, après-coup, mais après coup seulement, que « c’était le bon choix ». [Pages 202-3]

L’entrepreneuriat en action de Philippe Mustar – épisode 3

Voici l’épisode 3 de ma lecture de L’entrepreneuriat en action de Philippe Mustar après l’épisode 1 et l’épisode 2.

Je voudrais mentionner ce que je considère être une coïncidence incroyable dans la comparaison entre deux pages du livre de Mustar et d’une courte vidéo sur Google.


Larry Page y donne des conseils, dont:
Conseil 2: Il y a un avantage à être de vrais experts. L’expérience paye.
Conseil 3: Avoir un scepticisme sain contre l’impossible. Élargissez vos objectifs.

A propos du conseil 2: « Nous avons travaillé sur Google pendant de nombreuses années à Stanford avant de créer la société. C’était une très belle position et nous avons compris un type de toutes sortes d’aspects de la recherche [sur Internet]. Nous avons parlé à des sociétés [de moteurs] de recherche pendant de nombreuses années. Nous en savions vraiment beaucoup sur ce qui se passait. On peut le faire à moindre coût, non ? C’est juste notre travail, non ? On peut investir une année ou deux ou trois ans et vraiment apprendre quelque chose de très bien avant de commencer à avoir des centaines de personnes travaillant sur le problème. »

À propos du conseil 3: « Je suis allé à un séminaire de leadership une fois dans le Michigan, d’où je viens et ils avaient ce slogan « avoir un scepticisme sain contrel’impossible ». Ce que cela signifie, c’est que, vous élargissez vraiment des objectifs que vous n’êtes pas sûr de pouvoir atteindre, mais qui restent en quelque sorte raisonnables. Vous ne poursuivez pas non plus d’objectifs extravagants. En fait, une chose que je n’avais pas vraiment réalisée lorsque j’ai commencé Google, c’est qu’il est souvent plus facile d’avoir des objectifs agressifs. Maintenant, ce que cela signifie, c’est que souvent, les gens définissent des choses très spécifiques qu’ils veulent faire parce qu’ils pensent qu’elles seront plus faciles à réaliser. Que se passe-t-il si vous êtes plus spécifique, sur des marchés plus petits et ce genre de chose, eh bien vous obtenez également moins de ressources [pour les réaliser]. »

ce que je compare aux pages 120-21:

Pour répondre à ces multiples interrogations, le trio rencontre de nombreux acteurs : […] « C’était important aussi de parler très vite à des clients et à des experts du domaine ». […] L’équipe mène une veille concurrentielle pour comprendre le positionnement des trois grands producteurs, mais aussi celui des plus petits qui se partagent les 20 % restants du marché. « Je faisais tous les salons pour comprendre comment fonctionne le secteur, comment les prix sont fixés, quelles sont les innovations en cours ». L’objectif pour le trio est de différencier son offre le plus possible de celle de ses futurs concurrents.

Au cours de cette période, comme dans les années qui suivront, de nombreuses voix leur disent que ce qu’ils projettent de faire n’est pas possible, que si l’on pouvait […], les grandes entreprises qui dominent le marché l’auraient déjà fait, que le développement industriel des équipements est long et coûteux et que ces derniers sont soumis à un processus de certification tatillon que les matériaux composites qu’ils espèrent utiliser ne passeront jamais. Last but not least, comment des jeunes ingénieurs inexpérimentés et totalement ignorants du secteur pourraient réussir face aux géants du secteur, à leurs dizaines de milliers de salariés et à leurs armées d’ingénieurs aguerris.

Un dernier message des fondateurs de Expliseat également très intéressant : Contrairement aux manuels d’entrepreneuriat qui conseillent aux équipes de créateurs de très tôt se répartir les fonctions, chez Expliseat, pendant la première année du projet, les trois entrepreneurs jouent tous les rôles à la fois. « On fait tous tout ». Voilà la formule qu’ils aiment répéter alors.

L’entrepreneuriat en action de Philippe Mustar – épisode 2

L’entrepreneuriat en action de Philippe Mustar est un très bon livre, comme je l’avais supputé dans mon post précédent.

Je viens de finir la lecture de l’analyse de DNA Script que j’ai trouvée très convaincante. Plus de 70 pages qui décrivent une aventure qui se construit en avançant souvent en aveugle, et avec énormément d’incertitudes. On apprend en agissant bien souvent. Voici la page de conclusion qui vous donnera je l’espère envie de lire ce qui précède.

Dans les discussions que j’ai avec eux, les créateurs de DNA Script n’ont jamais donné le sentiment ou exprimé le fait qu’ils ont pris des risques. Sylvain ne perçoit le risque que comme un coût d’opportunité pour l’entrepreneur : « le coût du temps passé à travailler sur un projet qui peut ne pas marcher alors qu’on aurait pu consacrer ce temps à un autre emploi ou à un autre projet qui aurait mieux marché ». Thomas, lui, distingue deux types de risques. Le premier est lié la perception psychologique de l’échec notamment par l’entourage de l’entrepreneur, il existe toujours en France mais diminue. Ce type de risque n’a pas été très présent pour lui. Le second est le risque matériel.

« Normalement, si on fait bien les choses, le risque matériel du patrimoine de chaque individu est bien protégé – même si parfois des entrepreneurs font n’importe quoi. Le risque matériel pour des gens comme nous, c’était de devoir retrouver un emploi. Voilà tout ».

Ce qui n’aurait pas été difficile pour les trois ingénieurs.

Devenir entrepreneur, toujours pour Thomas, ce n’est pas tant prendre des risques que « sortir de sa zone de confort », et cela dans au moins trois domaines : la nécessité d’apprendre, les responsabilités à assumer et la quantité de travail à accomplir.

Tout d’abord, le primo-entrepreneur va devoir apprendre énormément de choses dans des domaines très variés. « Il faut avoir envie d’apprendre, sentir que sa journée est accomplie quand on se dit qu’on a vraiment appris des choses ».

Ensuite, il doit affronter de fortes responsabilités.

« Dans les grandes entreprises les cadres qui ont des postes importants restent très protégés par l’organisation ; certains ont fait perdre énormément d’argent à leur société sans réelles conséquences. À l’inverse, Sylvain, Xavier et moi, si la boîte va mal, nous sommes directement responsables de l’emploi des salariés de l’entreprise, tout comme de l’argent de nos investisseurs. Les uns et les autres nous ont fait confiance. Ça c’est une grosse responsabilité. L’entreprise est une personne morale, qui a un intérêt qui peut être différent de l’intérêt du dirigeant ou de celui de n’importe lequel des salariés. Nous avons la charge de cette personne morale parce que, aujourd’hui, sans nous, elle ne peut pas être autonome. Il faut constamment se demander : quel est le meilleur intérêt pour l’entreprise ? »

Enfin, l’entrepreneur doit sortir de sa zone de confort notamment sur la quantité de travail qu’il doit accomplir. « Il y a une quantité de travail monumentale, tout le temps, à chaque instant, sur des choses très différentes, c’est une charge mentale considérable. On dit que la réussite c’est 10% de talent et 90% de transpiration, c’est vrai ».

L’entrepreneuriat en action de Philippe Mustar

Le journal Le Monde vient de publier un article sur un livre récent de Philippe MustarL’entrepreunariat en action. Ou comment de jeunes ingénieurs créent des entreprises innovantes.

Les débuts sont très intéressants comme le montrent les extraits qui suivent: « Ces histoires soulignent que la création d’une entreprise innovante est un processus expérimental pour lequel personne ne sait à l’avance ni quels seront les résultats ou le point d’arrivée, ni même quelles connaissances et compétences sont nécessaires pour mener à bien cette expérimentation. À la différence de nombreux récits et « cas » de création d’entreprises, où ces tests et ces essais-erreurs sont oubliés, où l’on présente la maison terminée sans les échafaudages qui ont permis de la construire, la lectrice ou le lecteur sont ici invités à entrer dans ces expériences (avec non seulement leurs réussites mais aussi leurs impasses et leurs échecs), et dans la fabrication du contenu technique ou économique de ces innovations (contenus qui, on le verra, sont inextricablement liés). » [Page 11]

Et par ailleurs [Page 13] « [Le livre] n’apporte pas de recettes ou de liste de préconisations, il cherche plutôt à rendre intelligible des processus et des mécanismes, et par là même à les rendre plus facilement maîtrisables par ceux qui se préparent à créer une entreprise. »

Puis page 27, « À ceci près que je défends l’idée que la découverte ou la création d’opportunités, et l’exploitation de ces opportunités ne constituent pas deux moments séparés et se font dans un seul et même mouvement. » avec la note de bas de page suivante : « Dès 2004, Per Davidson dans son ouvrage Researching Entrepreneurship (New York, Springer) critique cette séparation et insiste sur l’imbrication des phases de découverte et d’exploitation. Il critiquera également âprement cette notion d’opportunité. Une autre critique importante s’attaque à la préexistence d’opportunités qui seraient découvertes par les entrepreneurs, Sharon Alvarez et Jay Barney défendent l’idée que les opportunités sont construites par les entrepreneurs et qu’elles n’existent pas indépendamment d’eux. Pour cette perspective constructiviste les opportunités ne peuvent pas exister en dehors de l’imagination de l’entrepreneur de son futur monde. Alvarez S. A. et Barney J. B., 2007, “Discovery and Creation: Alternative Theories of Entrepreneurial Action”, Strategic Entrepreneurship Journal, 1: 11-26. »

La première partie est consacrée à une startup biotech cherchant à produire un ADN de synthèse, DNA Script. J’y ai trouvé des témoignages convaincants quant à la complexité de situations. Par exemple:


« Oui, c’est une bien meilleure idée de faire des pelles plutôt que d’essayer de creuser. Il vaut mieux vendre des pelles que d’être chercheur d’or parce que la probabilité que tu trouves un filon est extrêmement faible. Alors que tu es sûr de vendre des pelles à tous ceux qui cherchent un filon. Oui, faisons un outil qui va permettre à tous les chercheurs d’or de creuser plus vite, plus profond et de trouver plus facilement » (Sylvain). [Page 45] Voici un premier choix cornélien qui impactera la création de valeur finale et dont la décision n’est pas aussi simple que le disent les entrepreneurs…


« Je rencontre beaucoup d’entrepreneurs qui ne voient que ces aspects : qui va être le CEO, comment on va se répartir les parts… tout cela en réalité c’est accessoire, comme le logo ou le nom de la boîte. Ce qu’il faut avant tout c’est le concept et la motivation, il faut se mettre d’accord sur un projet de vie professionnelle ensemble : est-ce vraiment ce qu’on a envie de faire ? Pourquoi ? Quelles sont nos motivations ? Quel est l’engagement de chacun dans le projet ? Et c’est seulement après qu’on voit les détails, les pourcentages, les trucs divers. Il est important de très bien faire cela, d’avoir un processus même pour le faire ». [Page 47] Autres sujets critiques, sur ce qui est essentiel et accessoire car un entrepreneur ne peut pas tout faire d’un coup.

Passionnant et à suivre !

The Microchip Revolution (épisode 3) : la maturité

Vous trouverez l’épisode 1 ici et l’épisode 2 . Si les années 60 correspondent aux premiers jours des semiconducteurs qui se sont terminés avec la crise pétrolière en 73, la maturité est venue dans les années 80 avec une seconde crise venue de la concurrence japonaise.

Il y avait encore beaucoup d’incertitude comme le montrent les auteurs dans les chapitres consacrés à Cypress, IDT, Micron. Par exemple :

Un autre exemple de l’incertitude au sujet de quelle technologie était supérieure pour les produits de mémoire à l’époque est celui de 1986, lorsque j’étais fondateur d’une start-up de semi-conducteurs avec un plan d’affaires basé sur la fabrication de produits RAM bipolaires. C’était Synergy Semiconductor. Nous avons été financés par deux sociétés de capital-risque de premier plan de Sand Hill Road, Sequoia Capital et Mayfield Funds. Même ces partenaires VC prétendument intelligents ne pouvaient pas prédire la supériorité de la technologie MOS dans le secteur des puces mémoire. Rodgers et Cypress ont fait le bon pari sur CMOS. Il est également intéressant de noter que Sequoia Capital avait investi dans Synergy avec la technologie bipolaire et Cypress avec la technologie CMOS, couvrant ainsi leurs paris. (Synergy n’est jamais devenu public, a lutté pendant 10 ans et a finalement été racheté par Micrel.)

Intel ne pensait pas avoir besoin de CMOS pour ses produits de mémoire ou de processeur pendant des années. Ils savaient que CMOS était un processus plus complexe, et donc plus coûteux, et ils ne faisaient pas encore face aux limitations de haute puissance de leur processus. Intel n’est passé au CMOS pour les produits de mémoire qu’en 1986. [Page 260]

L’entrepreneuriat est la capacité de faire face à ces incertitudes et aussi d’agir en prenant des risques :

Je savais déjà que [Rodgers] était un gars spécial, très intelligent, en grande forme, qui courait tous les jours et probablement un preneur de risque, mais là c’était fou [plonger dans un endroit dangereux à Hawaï]. Et si le moment était mal choisi et qu’il était aspiré dans le tube ? Comment vais-je obtenir de l’aide, c’est une marche de 15 minutes sur la lave. Mais il l’a fait. Et puis il a sauté. Et il l’a fait deux fois ! Cet événement définit Rodgers. Il est sûr de lui, voire égoïste, mais capable de soutenir ses décisions par des actions et prêt à prendre des risques même si les paramètres ne sont pas totalement connus. Peu de temps après l’escapade de saut de lave, il a quitté AMD et a lancé Cypress Semiconductors. [Page 252]

Alors qu’il était encore chez AMD, [Rodgers] a reçu un appel d’un capital-risqueur qui vérifiait les références d’un dirigeant et d’un inventeur de Fairchild et qui essayait également de lever des fonds pour démarrer une nouvelle entreprise. Cela a fait réfléchir Rodgers : « Si ce type peut lever des fonds et lancer une nouvelle entreprise, pourquoi ne puis-je pas le faire? » Et il a commencé à explorer la possibilité de faire exactement cela. [Page 253]

Cela me rappelle l’une de mes citations préférées sur l’entrepreneuriat, de Tom Perkins, le célèbre P du KPCB (Kleiner, Perkins, Caufield & Byers) : La différence est une question de psychologie: tout le monde dans la Silicon Valley connaît quelqu’un qui réussit très bien dans les petites entreprises de haute technologie, les start-ups; alors ils se disent: « Je suis plus intelligent que Joe. S’il a pu gagner des millions, je peux gagner un milliard ». Alors ils le font et ils pensent qu’ils réussiront et en pensant qu’ils peuvent réussir, ils ont une bonne chance de réussir. Cette psychologie n’existe pas tellement ailleurs.