Archives par étiquette : France

Marie Curie dans le Morbihan par Xavier Jaravel

Voici un essai court, dense, convaincant que devraient lire tous ceux que l’innovation intéresse. Le sujet est pourtant complexe, mais l’auteur en donne une vision claire et argumentée. Alors en voici mon résumé ou plutôt des extraits choisis, car il faut aller directement au texte dont la lecture ne prend qu’une heure ou deux !

Un diagnostic

La taxation ?

Dans le top 1% de la distribution des revenus, environ 70% des contribuables touchent des revenus issus de l’entrepreneuriat, un chiffre qui augmente encore pour les plus riches, atteignant 85% pour le top 0,1%. [Page 21]

Une liste des individus avec les plus hauts patrimoines est dressée chaque année par le magazine Forbes : moins de 10% des individus apparaissant sur la liste en 1983 y sont encore en 2023. [Page 23]

L’auteur n’est pas convaincu que la taxation des riches soit une solution aux inégalités créées. A condition que les incitations et les dynamiques ne favorisent pas in fine une infime minorité [mais la taxation en général reste un sujet d’équité (cf Piketty)]. Les géants de la tech semblent toutefois être devenus des monopoles dangereux car non régulés [page 24]

Sur les dynamiques « darwiniennes » de l’innovation voir aussi un poste plus ancien, La Silicon Valley aura bientôt 65 ans. Devrait-elle être mise à la retraite ?

La globalisation ?

Les entreprises qui automatisent augmentent leurs effectifs salariés. [Page 28] Bien sûr, ce résultat ne reflète que des tendances moyennes et ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’effets négatifs sur l’emploi pour certaines technologies. Par exemple, les innovations organisationnelles dans la logistique tendent à réduire les besoins en main d’œuvre. Mais il est bien difficile d’identifier de tels cas avec certitude ; et, en moyenne, l’effet sur l’emploi est bien positif. [Page 30]

L’innovation pour qui ?

Du fait de la hausse de inégalités aux Etats-Unis depuis les années 1970, la taille du marché des produits consommés par des ménages aisés s’accroit plus vite, et c’est par conséquent sur ces marchés que les innovateurs focalisent leurs efforts. […] Dans une économie où le pouvoir d’achat des plus modestes stagne, ce qui a été le cas de l’économie américaine pendant des décennies, les plus modestes ne voient jamais la couleur de ces innovations [Page 35]

Le ruissellement des innovations génératrices de pouvoir d’achat dans toute la société n’a rien d’automatique : il dépend des incitations économiques. […] En l’absence d’un marché solvable, il n’y aura pas d’innovation, alors que faire ? [Page 37]

Quelques boussoles

La taille du marché

On estime qu’une hausse de la taille du marché de 10% induit une baisse des prix de 3% pour les consommateurs. [Page 42]

La sociologie des innovateurs

L’idée innovante ou entrepreneuriale naît souvent en faisant directement l’expérience d’un besoin ou d’un problème à résoudre. Si ceux qui innovent ne sont pas représentatifs de la société dans son ensemble, les innovations sont biaisées en faveur d’une minorité, celles des privilégiés qui innovent. [Page 43] Et de citer les exemples de Louis Braille et de Joséphine Cochrane.

Aux Etats-Unis, les individus dont les parents sont dans le top 1% de la distribution des revenus ont une probabilité dix fois plus élevée de devenir innovateurs. […] Il n’y a pas d’innovateur self made : le milieu social joue à plein. […] Même chose en France pour les individus qui deviennent ingénieurs-docteurs ou chercheurs-docteurs. [Page 44]

Les innovateurs se tournent vers les consommateurs qui leur ressemblent. [Page 46]

En matière d’innovation, le champ de l’action publique est immense. [Page 48] La politique d’innovation a fait la part belle au financement de l’innovation, avec des crédits d’impôt et des subventions directes […] A contrario, l’investissement dans l’éducation et la recherche publique a eu tendance à décliner. […] Les Etats dépensent relativement peu en matière d’innovation. La politique d’innovation consiste en une dizaine de milliards d’euros. Sur ces 10 milliards annuels, le dispositif le plus important est de très loin le crédit d’impôt recherche (CIR), d’un montant de 7 milliards. [Page 51] Malgré de nombreuses analyses attestant de sa faible efficacité, le CIR reste aujourd’hui l’instrument principal. [Page 52]

Notons au passage que ce processus ne s’accompagne pas d’un débat citoyen. […] C’est un processus en petit comité associant des hauts fonctionnaires, quelques hommes politiques et quelques capitaines d’industrie, dont la sociologie est tout aussi sélective que celle des innovateurs, c’est-à-dire peu représentative de la population dans son ensemble. [Page 52]

L‘éducation

X. Jaravel consacre un long chapitre à l’importance de l’éducation dans toutes ses dimensions pour les moins privilégiés comme pour les plus hauts potentiels, dans les sciences aussi bien que les compétences comportementales, pour combattre tous les biais de la sociologie des innovateurs qui sont en gros des hommes blancs d’âge mur [page 47]

Par exemple, ceux qui excellent aux Olympiades internationales de mathématique n’auront pas toujours la possibilité de faire un doctorat, faute d’opportunité dans leur pays. C’est autant de chercheurs et d’innovateurs perdus. [Page 53] Avec la référence “Invisible geniuses : could the knowledge frontier advance faster?”

L’éducation produit ses effets à long terme, ce qui ne retient pas l’attention des plus pressés, obnubilés par d’autres priorités plus court-termistes. [Page 56]

Dans son chapitre 4, l’auteur explique son scepticisme sur la taxation des riches, l’instauration d’un revenu universel, la taxation des robots, le protectionnisme ou la planification, tout en nuançant son propos, tant il sait qu’agir sur un système complexe peut avoir des effets difficiles à mesurer. A nouveau il exprime les angles morts de telles décisions, en raison de processus très technocratiques d’une part, peu efficaces d’autre part, surtout si elles ne sont pas évaluées a posteriori et enfin parce qu’une part trop belle est donnée aux projets innovants plutôt qu’à l’éducation et la formation. [Pages 68-70]

A la recherche des Marie Curie perdues

Il existe des clusters d’innovation, pas seulement du point de vue de la production des innovations, mais aussi s’agissant des origines de la nouvelle génération d’innovateurs. [Page 74] Ceux qui ont le plus de chance de devenir innovateurs dans la tech sont ceux qui ont passé le plus de temps dans la Silicon Valley, comme s’ils étaient imprégnés du milieu et se projetaient dans ces carrières. [Page 76] Ce qui me fait penser à combien de Robert Noyce, issu d’une petite ville du midwest américain en comparaison des Steve Jobs et autres Larry Page.

Atteindre une parité parfaite entre femmes et hommes dans l’accès à l’innovation permettrait d’augmenter le taux de croissance de la productivité du travail de 1% à 1,80%.
[Page 78] On obtient des effets tout aussi importants lorsqu‘on analyse une situation hypothétique dans laquelle les individus issus de milieux défavorisés (plutôt que les femmes) ne feraient plus face à aucune barrière dans l’accès aux métiers de l’innovation et de la science. [Page 79]

Il est également instructif d’apprécier les effets d’une politique très ciblée qui, par hypothèse, parviendrait à la parité parmi le top 1% des individus classés selon leurs aptitudes pour l’innovation. Dans le modèle macroéconomique, les innovations les plus importantes viennent d’un petit nombre d’innovateurs (ce qui est cohérent avec les données sur l’extrême concentration […] des levées de fonds des start-ups.) [Page 79]

Les pages suivantes sont consacrées à l’impact de la sensibilisation dans les écoles, sujet tout aussi passionnant. Les femmes sont largement sous-représentées dans les filières scientifiques en France, ce qui explique un tiers de l’écart de salaire entre femmes et hommes, qui s’élève à environ 15% (à temps de travail identique). [Page 83]

X. Jaravel insiste donc sur l’importance de l’investissement dans l’éducation en insistant sur la parité et l’égalité territoriale [Pages 85-6]. L’auteur s’inquiète de la dégradation de l’éducation. Aussi bien dans le basique « lire, écrire compter » que sur les meilleurs : En 2017, seuls 1% des élèves parviennent au niveau du top 10% de 1987. [Page 91]

Trois principes d’action

– On sait bien qu’il n’existe pas de dispositif unique au pouvoir magique, mais que c’est plutôt la conjonction de dispositifs qui permet de changer la donne.
– Il ne faut en aucun cas laisser de côté les filières techniques.
– Plusieurs réformes pourraient être spécifiquement envisagées dans leur lien avec l’innovation et l’entrepreneuriat. Par exemple des cours d’initiation à l’entrepreneuriat et à l’innovation au lycée, et renforcer l’enseignement sur l’usage des nouvelles technologies.

Démocratiser l’innovation

X. Jaravel rappelle en fin de son essai deux angles morts : un penchant technocratique (laissant peu de place aux citoyens) et un recours limité à l’évaluation. Il est important de déterminer si un dispositif crée des effets d’aubaine ou est vraiment efficace. Ainsi une étude américaine a montré que certaines subventions constituaient un effet d’aubaine pur et simple lorsque les technologies subventionnées étaient déjà mûres [alors qu’] à l‘inverse les subventions pour les start-ups en tout début de vie, notamment pour réaliser des prototypes avaient un fort effet d’entrainement. [Page 110]

L’auteur termine avec trois priorités :
– Une politique éducative, qui suscite des vocations
– Ne pas céder à la tentation protectionniste
– Favoriser une participation active des citoyens

Avec le constat que l’innovation ne ruisselle ni des entrepreneurs les plus géniaux ni du sommet de l’Etat. L’innovation est toujours collective, elle infuse lentement, dans le « rhizome » de l’innovation [Page 115]

Je doute que le lecteur pressé comprendra grand chose à ces notes, et l’auteur indique aussi que ce même lecteur pourrait sauter directement à la conclusion de son essai. Il faut vraiment lire l’essai en entier même si je doute que les décideurs souvent mentionnés dans Marie Curie habite dans le Morbihan – Démocratiser l’innovation prendront le temps d’appliquer les recommandations, en admettant qu’ils les lisent. Mais il faut rester optimiste !

Des nouvelles données (intéressantes?) sur les startup françaises.

Il y a un mois, je publiai des données sur les startups françaises. J’avais été surpris de découvrir que l’accès aux données sur les entreprises non cotées était enfin possible gratuitement dans mon cher pays. J’ai donc regardé quelques (célèbres) licornes françaises en m’intéressant à la structure de l’actionnariat et au montant d’argent qu’elles avaient levé globalement, ainsi qu’à leurs tours de financement d’amorçage et A. Vous trouverez le détail des données dans un pdf en fin de post.

Mais avant de passer à cette analyse, je vais mentionner un excellent article sur la levée de fonds en amorçage, qui donne des conseils et des informations assez riche. Il est intitulé La levée de fonds seed ou amorçage. Voici donc les résultats :

Dans ce premier tableau, j’ai analysé leur âge et leurs levées de fonds. Pour donner une règle simple, à propos de celles qui sont encore privées, elles ont environ 5 à 15 ans, elles ont levé environ 200 millions d’euros, avec des tours d’amorçage de 0,5 million d’euros et des « rounds A » de 2 à 3 millions d’euros. La capitalisation boursière devrait être (par définition) supérieure à un milliard d’euros, mais apparemment ce n’est pas toujours le cas (disons que la valeur d’une entreprise privée est une mesure très volatile !) et le rapport de cette valeur au montant levé semble être aller de 5 à 15…

J’ai ensuite regardé à quelle dilution correspondent les tours d’amorçage et A ainsi que l’âge des entreprises pour ces tours. Encore une fois, sans tenir compte des valeurs extrêmes (« outliers »), les tours d’amorçage et A semblent induire une dilution de 25 %, par conséquent, avec des tours de 0,5 M € et 2-3 M € respectivement, la valeur en « seed » est d’environ 2M€ et au tour A est 8-12M€. Enfin les startups ont moins de 1-2 ans au seed et moins de 4 ans au « A round ».

Le dernier tableau concerne la structure de l’actionnariat ou du capital ainsi que des données sur les fondateurs. Les fondateurs conservent 25 à 30 % de leurs startups, les investisseurs 60 à 65 % et les salariés 5 à 10 %.

Il y a environ deux fondateurs par startup, ils ont étonnamment souvent moins de 30 ans avec un âge médian et moyen de 29 ans et malheureusement pas une seule femme.

Equity List – French Unicorns

Accès aux données sur les startup françaises

J’aurais dû connaître plus tôt les nouvelles règles sur les données concernant les startups françaises. Autrefois, il fallait payer sur des sites comme societe.com ou Euridile pour obtenir les documents de dépôt des sociétés privées auprès du registre des sociétés. C’est le passé ! Il est désormais possible d’accéder gratuitement à ces données. Et c’est une excellente nouvelle. Donc mon exercice préféré qui consiste à construire des cap. tables de startups, ce qui était devenu une habitude pour les entreprises entrant en bourse, pour les entreprises suisses dans certains cantons comme Zurich ou Bâle, ou pour les entreprises britanniques grâce à la Companies House est désormais possible en France avec Pappers. .

J’ai évidemment essayé de faire l’exercice avec certaines des célèbres startups privées actuelles. J’ai échoué avec Dataiku, probablement parce qu’elle a déménagé aux États-Unis, mais j’ai pu créer des tables partielles pour Doctolib, Mirakl, Alan, Ledger et BlaBlaCar. C’est loin d’être parfait car il faut lire de nombreux documents. J’ai dû en parcourir 68 pour BlaBlaCar. Je ne suis pas entré dans le détail des stock options, octroyées ou eercées. Mais j’ai pu obtenir des informations sur les fondateurs et les cycles de financement. Voici un résumé :

et voici les tableaux individuels. Assez fascinant de voir les tendances récentes en France à travers 5 exemples :

Les start-up sont-elles seules à innover ?

Voici un sujet qui m’est si cher, qui me semble si important et parfois mal compris que j’étais ravi (et honoré) d’être invité sur l’émission Entendez-vous l’éco de France Culture. S’il vous prenait l’envie de l’écouter, voici le lien du programme: Les start-up sont-elles seules à innover ?

A la question de savoir si les start up seront les grands inventeurs de demain, je réponds : « Oui les startups sont les grands innovateurs d’hier, d’aujourd’hui et sans doute de demain! »

L’entrepreneuriat en action de Philippe Mustar – épisode 5

Ce nouvel épisode de l’ouvrage de Philippe Mustar est relatif à l’histoire de Criteo, startup déjà mentionnée sur ce blog ici et .

Pour une fois, je suis en léger désaccord avec une citation du livre (qui n’est pas de l’auteur): « Le profil de l’équipe constituée par les trois créateurs de Criteo est un parfait exemple de celui décrit de façon théorique par Kathleen M. Eisenhardt (professeure de management à Stanford University et co-directrice du Stanford Technology Ventures Program) comme étant « le meilleur possible ». Kathleen Eisenhardt, sur la base de nombreuses recherches sur la question, définit (un peu mécaniquement reconnaît-elle elle-même) ce qu’est une great team :
– elle se compose au départ de trois, quatre ou cinq personnes. Si on est deux, ce n’est pas suffisant tellement il y a de choses à faire dans une start-up et surtout, être deux n’offre pas une assez grande diversité d’opinions, de points de vue. Si l’on est six, sept ou huit, ce n’est plus une équipe, c’est un groupe dont le management et la coordination demandent trop de temps.
– elle est pluridisciplinaire et transversale, c’est-à-dire qu’elle mêle des compétences en ingénierie, en marketing, en finances. Mais, ces compétences doivent être réelles, c’est-à-dire ne pas reposer seulement sur un diplôme, mais sur une expérience effective.
– elle comprend des personnes qui ont déjà travaillé ensemble, cela est un atout important car la création d’une start-up est faite de situations stressantes, qui sont plus faciles à partager avec des gens que l’on connaît.
– enfin, et cela est plus surprenant, les « meilleures équipes » sont celles qui comportent des personnes d’âges variés, non seulement des jeunes de vingt ans mais aussi d’autres qui ont plus d’expérience. Cela permet souvent de voir différents aspects d’un même problème.
Pour Kathleen Eisenhardt, les équipes qui répondent à ces critères sont celles qui fonctionnent le mieux. »
[Page 199]

Autant je pourrai être d’accord si on parle de l’équipe de direction, autant je crois qu’au moment de la création, les fondateurs ont des pédigrées différents. Voici ce que j’écrivais dans mon livre en 2008: « Une start-up, c’est un bébé créé par ses parents, les fondateurs. Ils ont la responsabilité de lui permettre de grandir, de s’adapter à un monde en évolution permanente. Malgré ce qui se lit souvent, un fondateur expérimenté ne doit pas nécessairement céder le contrôle de sa société à des experts. Un parent devrait-il confier son premier bébé à d’autres sous prétexte qu’il n’en a jamais eu auparavant ? L’analogie est-elle excessive ? La responsabilité de permettre l’épanouissement n’en demeure pas moins. Les experts seront appelés à l’aide, qu’ils s’appellent médecins, enseignants pour l’enfant, consultants, professionnels pour la start-up. Les fondateurs de Google ont gardé une responsabilité inhabituelle tout au long du développement de Google. Eric Schmidt est devenu CEO, mais il est un partenaire des deux fondateurs, non pas leur supérieur. Les start-up ne se développent pas toujours aussi bien et sans doute, les investisseurs prennent des décisions difficiles lorsqu’ils retirent leur rôle de parent aux fondateurs. L’expérience montre qu’ils ne la prennent bien souvent qu’en dernier recours. Il s’agit peut-être ici de la description d’un monde idéal et chacun sait que toute réalité est complexe. » Et je pourrais ajouter, deux parents est probablement le modèle idéal.

Par contre j’adhère totalement aux sources de l’innovation: La sociologie de l’innovation a montré que les sources de l’innovation, comme celles du Nil, sont multiples et parfois difficiles à identifier. Elle a aussi souligné que les idées de produits ou de services nouveaux sont les choses les plus répandues au monde, et même qu’elles sont à l’origine toujours mauvaises, toujours mal échafaudées et approximatives. Comme le dit Bruno Latour : « Toutes les découvertes importantes naissent inefficaces : ce sont des hopeful monsters, des « monstres prometteurs ». [Page 251] et le texte de Latour sur http://www.bruno-latour.fr/sites/default/files/P-92-PROTEE.pdf. [Une courte parenthèse sur Hopeful Monsters, un terme que je ne connaissais que d’un de mes romans préférés, et j’ai blogué à ce sujet ici.]

L’entrepreneuriat en action de Philippe Mustar – épisode 4

Comme suite à mes deux premiers articles ici et et encore sur cet excellent livre, voici quelques leçons de plus :

Vendre un produit

Expliseat est tout aussi riche en leçons que DNA Script en particulier sur la description de comment 3 jeunes sans expérience dans le domaine vont trouver et réunir les compétences pour concevoir, produire et vendre. On y voit aussi un des fondateurs quitter la navire sans que l’aventure s’arrête et enfin page 186 : Au cours de ces années, Benjamin a aussi appris que le seul argument économique (« nous vous faisons gagner de l’argent »), et plus largement ceux qui sont purement rationnels, ne sont pas suffisants pour convaincre le client :

« Si tu proposes un produit uniquement rationnel, ce n’est pas un bon produit, car le processus d’achat n’est lui pas à cent pour cent rationnel. Cela a été important pour nous de le comprendre. Avec le […] puis le […], nous disions : “c’est le meilleur […] du marché”, mais pour le client, le meilleur […] c’est aussi un [produit] qui est beau, qui fait envie, qui inspire la confiance… Cela réclame un travail commercial sur le produit pour le rendre attirant. L’objectif final est que les gens n’achètent plus seulement un [produit], ils achètent [notre produit], quelque chose qui est au-delà du produit, ils achètent une marque, une expérience industrielle, une expérience d’achat, une expérience client, un service après-vente… C’est typiquement ce que tu fais quand tu achètes un iPhone, tu n’achètes pas un téléphone, tu achètes un Apple, tu achètes une expérience, et bien c’est la même chose dans l’industrie et le B2B ».

Le « processus de l’innovation »

Ce qui surprend dans cette histoire, c’est l’apparent mélange des genres : le [produit] n’est encore ni certifié, ni réalisé que les entrepreneurs sont déjà en train de le vendre. C’est à un véritable tourbillon que nous assistons au sein duquel l’équipe expérimente, fabrique, vend, teste, collabore avec des acteurs variés, négocie la certification, modifie le projet, transforme le [produit], change d’alliances, de partenaires, de marché, revient en arrière, fait un détour par un laboratoire de recherche à l’étranger, met au point un nouveau prototype… Nous sommes loin du modèle classique de l’innovation, modèle linéaire où se succèdent en enfilade des étapes distinctes : la recherche, puis le développement expérimental, le prototypage, l’industrialisation et, dernière étape, la commercialisation. Dans un tel processus, le client ou l’usager est passif, il intervient à la fin et sa seule marge de manœuvre est d’accepter ou de refuser l’innovation.

Ce processus linéaire est une sorte de course de relais où la fin d’une étape marque le début de l’étape suivante ; et, au sein de l’entreprise, chacune de ces étapes est le fait d’un département différent : direction de la recherche, bureau d’études, direction de la production, puis marketing et commercialisation… Cette vision séquentielle a été largement critiquée par la littérature que ce soit les théories économiques évolutionnistes, la sociologie de l’innovation ou le management de la technologie. [Pages 194-5]

Trouver son marché

Expliseat semble arriver au bon moment dans leur [marché]. Souvent des entreprises avec leur innovation arrivent trop tard ou trop tôt dans le marché qu’elles visent. Le mot grec de kairos [1] qualifie ce moment, c’est le temps du moment opportun, l’instant de l’opportunité. [Page 195]

[1] Le dieu grec Kairos est le dieu ailé de l’opportunité, qu’il faut saisir quand il passe. Il est représenté par un jeune homme qui n’a qu’une touffe de cheveux sur le crâne. Au moment où il passe à proximité, soit on ne le voit pas, soit on le voit et on ne fait rien, soit on tend la main et on attrape ses cheveux saisissant ainsi l’occasion, l’opportunité.

Je vous laisserai découvrir l’utilisation par l’auteur de la métaphore du Scrabble pour vous montrer qu’il n’y a ni véritable processus d’innovation existant, ni opportunité existante, mais construction permanente à partir de presque rien.

Prendre des décision sous incertitude

La capacité d’agir des fondateurs se rencontre notamment dans les multiples choix auxquels ils sont confrontés, et dans la variété des options qui s’offrent à eux. Pour quel type d’avion produire ce siège ultraléger ? Quelle forme celui-ci doit-il prendre ? Quels matériaux utiliser ? Quels actionnaires faire entrer au capital ? Où installer l’entreprise ? Faut-il faire ou faire faire ? Avec quel sous-traitant travailler ? Quel laboratoire de recherche mobiliser pour résoudre un problème spécifique ? Quel ingénieur recruter ? Quelles modifications apporter à la structure du siège ? Avec quel industriel passer une alliance ? Quelle stratégie commerciale choisir ? Quel business model adopter ? À quel prix vendre le siège ? Comment organiser l’entreprise ? Etc.

À côté de la diversité des acteurs que nous avons soulignée, le processus que j’étudie est également peuplé d’une multitude de choix. Ce sont autant de possibilités que les entrepreneurs explorent. Elles sont là aussi autant techniques qu’économiques, organisationnelles ou sociales. L’histoire d’Expliseat est l’histoire d’une expédition, ses acteurs s’engagent sur des terrains inconnus : quelles options choisir, lesquelles refermer, lesquelles ouvrir ou ré-ouvrir ? « Gouverner c’est choisir », dit la maxime du Duc de Lévis. De nombreuses options explorées dans cette histoire conduisent à des impasses, d’autres qui seront exploitées aboutissent à des échecs, d’autres enfin mènent à la réussite – et l’on pourra dire, après-coup, mais après coup seulement, que « c’était le bon choix ». [Pages 202-3]

L’entrepreneuriat en action de Philippe Mustar – épisode 3

Voici l’épisode 3 de ma lecture de L’entrepreneuriat en action de Philippe Mustar après l’épisode 1 et l’épisode 2.

Je voudrais mentionner ce que je considère être une coïncidence incroyable dans la comparaison entre deux pages du livre de Mustar et d’une courte vidéo sur Google.


Larry Page y donne des conseils, dont:
Conseil 2: Il y a un avantage à être de vrais experts. L’expérience paye.
Conseil 3: Avoir un scepticisme sain contre l’impossible. Élargissez vos objectifs.

A propos du conseil 2: « Nous avons travaillé sur Google pendant de nombreuses années à Stanford avant de créer la société. C’était une très belle position et nous avons compris un type de toutes sortes d’aspects de la recherche [sur Internet]. Nous avons parlé à des sociétés [de moteurs] de recherche pendant de nombreuses années. Nous en savions vraiment beaucoup sur ce qui se passait. On peut le faire à moindre coût, non ? C’est juste notre travail, non ? On peut investir une année ou deux ou trois ans et vraiment apprendre quelque chose de très bien avant de commencer à avoir des centaines de personnes travaillant sur le problème. »

À propos du conseil 3: « Je suis allé à un séminaire de leadership une fois dans le Michigan, d’où je viens et ils avaient ce slogan « avoir un scepticisme sain contrel’impossible ». Ce que cela signifie, c’est que, vous élargissez vraiment des objectifs que vous n’êtes pas sûr de pouvoir atteindre, mais qui restent en quelque sorte raisonnables. Vous ne poursuivez pas non plus d’objectifs extravagants. En fait, une chose que je n’avais pas vraiment réalisée lorsque j’ai commencé Google, c’est qu’il est souvent plus facile d’avoir des objectifs agressifs. Maintenant, ce que cela signifie, c’est que souvent, les gens définissent des choses très spécifiques qu’ils veulent faire parce qu’ils pensent qu’elles seront plus faciles à réaliser. Que se passe-t-il si vous êtes plus spécifique, sur des marchés plus petits et ce genre de chose, eh bien vous obtenez également moins de ressources [pour les réaliser]. »

ce que je compare aux pages 120-21:

Pour répondre à ces multiples interrogations, le trio rencontre de nombreux acteurs : […] « C’était important aussi de parler très vite à des clients et à des experts du domaine ». […] L’équipe mène une veille concurrentielle pour comprendre le positionnement des trois grands producteurs, mais aussi celui des plus petits qui se partagent les 20 % restants du marché. « Je faisais tous les salons pour comprendre comment fonctionne le secteur, comment les prix sont fixés, quelles sont les innovations en cours ». L’objectif pour le trio est de différencier son offre le plus possible de celle de ses futurs concurrents.

Au cours de cette période, comme dans les années qui suivront, de nombreuses voix leur disent que ce qu’ils projettent de faire n’est pas possible, que si l’on pouvait […], les grandes entreprises qui dominent le marché l’auraient déjà fait, que le développement industriel des équipements est long et coûteux et que ces derniers sont soumis à un processus de certification tatillon que les matériaux composites qu’ils espèrent utiliser ne passeront jamais. Last but not least, comment des jeunes ingénieurs inexpérimentés et totalement ignorants du secteur pourraient réussir face aux géants du secteur, à leurs dizaines de milliers de salariés et à leurs armées d’ingénieurs aguerris.

Un dernier message des fondateurs de Expliseat également très intéressant : Contrairement aux manuels d’entrepreneuriat qui conseillent aux équipes de créateurs de très tôt se répartir les fonctions, chez Expliseat, pendant la première année du projet, les trois entrepreneurs jouent tous les rôles à la fois. « On fait tous tout ». Voilà la formule qu’ils aiment répéter alors.

L’entrepreneuriat en action de Philippe Mustar – épisode 2

L’entrepreneuriat en action de Philippe Mustar est un très bon livre, comme je l’avais supputé dans mon post précédent.

Je viens de finir la lecture de l’analyse de DNA Script que j’ai trouvée très convaincante. Plus de 70 pages qui décrivent une aventure qui se construit en avançant souvent en aveugle, et avec énormément d’incertitudes. On apprend en agissant bien souvent. Voici la page de conclusion qui vous donnera je l’espère envie de lire ce qui précède.

Dans les discussions que j’ai avec eux, les créateurs de DNA Script n’ont jamais donné le sentiment ou exprimé le fait qu’ils ont pris des risques. Sylvain ne perçoit le risque que comme un coût d’opportunité pour l’entrepreneur : « le coût du temps passé à travailler sur un projet qui peut ne pas marcher alors qu’on aurait pu consacrer ce temps à un autre emploi ou à un autre projet qui aurait mieux marché ». Thomas, lui, distingue deux types de risques. Le premier est lié la perception psychologique de l’échec notamment par l’entourage de l’entrepreneur, il existe toujours en France mais diminue. Ce type de risque n’a pas été très présent pour lui. Le second est le risque matériel.

« Normalement, si on fait bien les choses, le risque matériel du patrimoine de chaque individu est bien protégé – même si parfois des entrepreneurs font n’importe quoi. Le risque matériel pour des gens comme nous, c’était de devoir retrouver un emploi. Voilà tout ».

Ce qui n’aurait pas été difficile pour les trois ingénieurs.

Devenir entrepreneur, toujours pour Thomas, ce n’est pas tant prendre des risques que « sortir de sa zone de confort », et cela dans au moins trois domaines : la nécessité d’apprendre, les responsabilités à assumer et la quantité de travail à accomplir.

Tout d’abord, le primo-entrepreneur va devoir apprendre énormément de choses dans des domaines très variés. « Il faut avoir envie d’apprendre, sentir que sa journée est accomplie quand on se dit qu’on a vraiment appris des choses ».

Ensuite, il doit affronter de fortes responsabilités.

« Dans les grandes entreprises les cadres qui ont des postes importants restent très protégés par l’organisation ; certains ont fait perdre énormément d’argent à leur société sans réelles conséquences. À l’inverse, Sylvain, Xavier et moi, si la boîte va mal, nous sommes directement responsables de l’emploi des salariés de l’entreprise, tout comme de l’argent de nos investisseurs. Les uns et les autres nous ont fait confiance. Ça c’est une grosse responsabilité. L’entreprise est une personne morale, qui a un intérêt qui peut être différent de l’intérêt du dirigeant ou de celui de n’importe lequel des salariés. Nous avons la charge de cette personne morale parce que, aujourd’hui, sans nous, elle ne peut pas être autonome. Il faut constamment se demander : quel est le meilleur intérêt pour l’entreprise ? »

Enfin, l’entrepreneur doit sortir de sa zone de confort notamment sur la quantité de travail qu’il doit accomplir. « Il y a une quantité de travail monumentale, tout le temps, à chaque instant, sur des choses très différentes, c’est une charge mentale considérable. On dit que la réussite c’est 10% de talent et 90% de transpiration, c’est vrai ».

L’entrepreneuriat en action de Philippe Mustar

Le journal Le Monde vient de publier un article sur un livre récent de Philippe MustarL’entrepreunariat en action. Ou comment de jeunes ingénieurs créent des entreprises innovantes.

Les débuts sont très intéressants comme le montrent les extraits qui suivent: « Ces histoires soulignent que la création d’une entreprise innovante est un processus expérimental pour lequel personne ne sait à l’avance ni quels seront les résultats ou le point d’arrivée, ni même quelles connaissances et compétences sont nécessaires pour mener à bien cette expérimentation. À la différence de nombreux récits et « cas » de création d’entreprises, où ces tests et ces essais-erreurs sont oubliés, où l’on présente la maison terminée sans les échafaudages qui ont permis de la construire, la lectrice ou le lecteur sont ici invités à entrer dans ces expériences (avec non seulement leurs réussites mais aussi leurs impasses et leurs échecs), et dans la fabrication du contenu technique ou économique de ces innovations (contenus qui, on le verra, sont inextricablement liés). » [Page 11]

Et par ailleurs [Page 13] « [Le livre] n’apporte pas de recettes ou de liste de préconisations, il cherche plutôt à rendre intelligible des processus et des mécanismes, et par là même à les rendre plus facilement maîtrisables par ceux qui se préparent à créer une entreprise. »

Puis page 27, « À ceci près que je défends l’idée que la découverte ou la création d’opportunités, et l’exploitation de ces opportunités ne constituent pas deux moments séparés et se font dans un seul et même mouvement. » avec la note de bas de page suivante : « Dès 2004, Per Davidson dans son ouvrage Researching Entrepreneurship (New York, Springer) critique cette séparation et insiste sur l’imbrication des phases de découverte et d’exploitation. Il critiquera également âprement cette notion d’opportunité. Une autre critique importante s’attaque à la préexistence d’opportunités qui seraient découvertes par les entrepreneurs, Sharon Alvarez et Jay Barney défendent l’idée que les opportunités sont construites par les entrepreneurs et qu’elles n’existent pas indépendamment d’eux. Pour cette perspective constructiviste les opportunités ne peuvent pas exister en dehors de l’imagination de l’entrepreneur de son futur monde. Alvarez S. A. et Barney J. B., 2007, “Discovery and Creation: Alternative Theories of Entrepreneurial Action”, Strategic Entrepreneurship Journal, 1: 11-26. »

La première partie est consacrée à une startup biotech cherchant à produire un ADN de synthèse, DNA Script. J’y ai trouvé des témoignages convaincants quant à la complexité de situations. Par exemple:


« Oui, c’est une bien meilleure idée de faire des pelles plutôt que d’essayer de creuser. Il vaut mieux vendre des pelles que d’être chercheur d’or parce que la probabilité que tu trouves un filon est extrêmement faible. Alors que tu es sûr de vendre des pelles à tous ceux qui cherchent un filon. Oui, faisons un outil qui va permettre à tous les chercheurs d’or de creuser plus vite, plus profond et de trouver plus facilement » (Sylvain). [Page 45] Voici un premier choix cornélien qui impactera la création de valeur finale et dont la décision n’est pas aussi simple que le disent les entrepreneurs…


« Je rencontre beaucoup d’entrepreneurs qui ne voient que ces aspects : qui va être le CEO, comment on va se répartir les parts… tout cela en réalité c’est accessoire, comme le logo ou le nom de la boîte. Ce qu’il faut avant tout c’est le concept et la motivation, il faut se mettre d’accord sur un projet de vie professionnelle ensemble : est-ce vraiment ce qu’on a envie de faire ? Pourquoi ? Quelles sont nos motivations ? Quel est l’engagement de chacun dans le projet ? Et c’est seulement après qu’on voit les détails, les pourcentages, les trucs divers. Il est important de très bien faire cela, d’avoir un processus même pour le faire ». [Page 47] Autres sujets critiques, sur ce qui est essentiel et accessoire car un entrepreneur ne peut pas tout faire d’un coup.

Passionnant et à suivre !

Chercheurs et entrepreneurs : c’est possible ! (suite)

Un deuxième article sur ce livre éclairant après celui-ci. Une multitude citations qui rendent ce livre passionnant. L’importance de l’humain; l’entrepreneuriat n’est pas une science. L’expérience du terrain compte sans doute autant que le savoir académique, tant les aventures sont uniques malgré leurs traits communs. Voici quelques nouveaux exemples:

« Les premières rencontres avec les investisseurs sont des dialogues entre êtres humains : on va voir en vous la personne qui prend des risques, qui a la capacité de développer une stratégie et d’exécuter des plans. Trois critères majeurs intéressent les investisseurs : l’équipe, en particulier le CEO [Chief Executive Officer] qui crée et inspire la troupe au quotidien, et ensuite le produit et la taille du marché potentiel. » Pascale Vicat-Blanc.

« Il est essentiel de s’ouvrir le plus tôt possible de son idée, de son projet. Les contacts en amont sont très riches et peuvent être assez simples. » Stéphane Deveaux. [Page 43]

« La création d’une entreprise est d’abord un travail de définition et d’élaboration d’une offre et du positionnement de cette offre dans le marché », explique Éric Simon. « J’ai rencontré une société qui a tout de suite été très enthousiaste. Nous avons dû résoudre de nombreux défis techniques que nous n’avions pas rencontrés dans le monde de la recherche. [Mais ce premier gros client] nous a conduit dans une impasse. […] J’ai tenu bon et j’ai retenu que même si l’on un client important, il faut tout de suite se diversifier pour ne pas être à sa merci. » [Page 55]

Si les études de marché et les formations en marketing sont souvent présentes dans les incubateurs, il n’empêche que certaines expériences restent difficilement transmissibles. Les chercheurs-entrepreneurs insistent sur l’importance du terrain. « Nous avons ainsi fait beaucoup d’entretiens, de visites aux clients, de prospection pour connaître réellement notre marché. C’est la meilleure étude de marchés si l’on compare à l’achat d’études toutes faites. » Benoit Georis, Keeno [Page 61]

Suivent des discussions sur l’importance relative des investisseurs publics et privés si spécifiques à la France. Oui passionnant!