Les brevets freinent l’innovation, supprimons-les !

Mon premier post pour 2012 une interview que j’ai donnée au magazine français La Recherche. Il a été publié en décembre dernier et vous pouvez avoir une version électronique ici ou un document pdf en cliquant sur la page de couverture ci-dessous. Le texte intégral suit. Maintenant, je dois dire que j’ai été un peu surpris par le titre que je n’avais pas prévu. J’avais plus pensé à quelque chose comme « Les start-up sont les parents pauvres de l’innovation ! » Le titre montre mes doutes sur la propriété intellectuelle et sur les brevets en particulier. Il est certainement trop fort, mais c’est ce pour quoi les titres sont faits…

Les brevets freinent l’innovation, supprimons-les !

L’innovation est affaire de culture. Admirateur de la Silicon Valley qu’il fréquente depuis vingt ans, Hervé Lebret invite l’Europe à s’inspirer du dynamisme et de la créativité de ses start-up. Mais tout est-il bon à prendre dans ce modèle ?

La Recherche : Un rapport de la Commission européenne souligne que l’Union est de plus en plus distancée par les États-Unis en termes d’innovation avec un niveau de recherche comparable [1]. Comment l’expliquez-vous ?
Hervé Lebret : La principale raison de ce retard de l’innovation en Europe est culturelle. J’ai toujours été frappé de voir à quel point les étudiants aux États-Unis s’intéressent aux applications de leurs recherches, alors que l’on pense plus en Europe en termes de connaissances. Et puis il y a les figures de jeunes créateurs d’entreprise ayant connu le succès. C’est frappant dans la Silicon Valley : Bill Gates a 20 ans quand il fonde Microsoft ; Steve Jobs 21 quand il crée Apple ; Larry Page et Sergey Brin, 25 quand ils créent Google. Ce sont de puissants modèles auxquels un jeune peut s’identifier.
Ce même rapport soutient qu’une des raisons du retard européen est en partie liée aux différences du système des brevets, plus complexe et plus onéreux en Europe. Qu’en pensez-vous ?
H.L. Je suis sceptique quant au rôle des différences législatives. C’est dans la tête des gens que cela se passe : aux États-Unis, ils ont envie d’essayer, n’ont pas peur de l’échec. Je ne suis pas convaincu que l’on soit plus innovant parce que l’on a plus de brevets. Voyez la Suisse, qui possède le plus grand nombre de brevets par habitant : ce pays ne crée pas beaucoup de start-up. Les politiques incitatives ne marchent que s’il existe un terrain culturel favorable.
Mais les brevets ne sont-ils pas un élément clé pour une entreprise innovante, dont la valeur repose souvent sur sa propriété intellectuelle ?
H.L. Les logiciels ne sont pas brevetables, mais cela n’a pas empêché Microsoft de connaître le succès que l’on sait. Quitte à être iconoclaste, je pense que les brevets sont un frein à l’innovation. Je me demande s’il ne faudrait pas les supprimer, sauf peut-être dans des domaines particuliers, telles les biotechnologies, où un brevet correspond grosso modo au procédé de fabrication d’une molécule. Mais dans la plupart des domaines industriels, il faut des milliers de brevets pour protéger une innovation commercialisée. L’entretien très onéreux de ce portefeuille de brevets mobilise de l’argent qui pourrait être mieux utilisé dans la recherche et l’innovation. Là où le brevet favorisait l’inventeur, il est devenu une arme défensive pour préserver des positions dominantes. Regardez la guerre entre Apple et Google : le premier reproche au second d’avoir développé son système d’exploitation des téléphones mobiles Android en violant certains de ses brevets. Cela va à l’encontre de la théorie classique selon laquelle le brevet est la protection du faible, qui peut développer une idée durant des années sans craindre de se la faire prendre.
La faiblesse du capital-risque, qui priverait les jeunes entreprises innovantes des capitaux nécessaires à leur développement, explique-t-elle en partie les carences de l’innovation en Europe ?
H.L. Contrairement à une idée reçue, il y a toujours eu du capital-risque en Europe, et en particulier en France. Ce n’est pas un problème quantitatif, mais qualitatif : le capital-risque, en Europe, est géré par des gens qui viennent de la finance ou de la consultance, pas de l’entrepreneuriat. Là encore, c’est une différence culturelle. C’est en train de changer. D’anciens entrepreneurs se mettent à créer des fonds de capital-risque ou à devenir business angels. En France, je pense à Bernard Liautaud, fondateur de l’éditeur de logiciel Business Objects, ou à Xavier Niel, fondateur de l’opérateur de téléphonie Free, qui ont tous deux rejoint des fonds de capital-risque. Les fondateurs de Skype, eux, ont créé Atomico, leur propre fonds.
Vous ne cachez pas votre admiration pour la Silicon Valley. Si le secret de son dynamisme est, comme vous le soutenez, d’ordre culturel, comment peut-on s’en inspirer en Europe ?
H.L. On peut s’inspirer d’usages, de pratiques, notamment la coopération. Dans la Silicon Valley, la curiosité est partagée. Les gens savent que l’échange d’idées est fructueux, et ne craignent pas de se faire voler leurs idées. Les deux fondateurs de Google étaient doctorants dans deux laboratoires rivaux de l’université Stanford, mais ils se sont parlé ! Il n’est pas rare que l’on s’adresse à son compétiteur pour résoudre ses problèmes : dans les années 1960, les principaux acteurs de l’industrie californienne des semi-conducteurs se retrouvaient au Wagon Wheel Bar, à Mountain View, pour discuter de leur travail. En Europe, beaucoup de laboratoires, académiques et plus encore privés, ont une culture du secret, ils craignent l’échange.
Que mettez-vous en œuvre à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), où vous enseignez, pour développer ce goût de l’innovation et de l’entrepreneuriat chez les étudiants ?
H.L. Je crois beaucoup au rôle des modèles exemplaires. J’organise donc des conférences avec des entrepreneurs qui ont réussi pour qu’ils fassent partager leur expérience. Cela montre aux étudiants que ce sont des passionnés qui n’ont pas eu peur d’essayer, même si à peine un sur mille rencontre le succès. Ils donnent envie. Mais l’envie n’est rien sans les moyens. D’où le programme « Innogrants » que je gère : un salaire de un an pour un jeune chercheur qui est libéré de ses activités de recherche et d’enseignement pour pouvoir se consacrer à son projet d’innovation. Si cela marche, on espère que le privé prenne la suite. Cinquante Innogrants ont été attribués en cinq ans. La moitié d’entre eux ont débouché sur la création de sociétés en sciences de la vie, en micro- ou nanoélectronique ou en technologies de l’information. Et cinq d’entre elles ont trouvé des investisseurs privés.
Cela reste tout de même modeste…
H.L. Oui, il faut rester humble : tout ce que nous pouvons faire est de créer un terrain favorable à la création d’entreprises innovantes, comme nous le faisons avec les Innogrants. Au total, depuis quinze ans, il se crée environ une dizaine de start-up par an à l’EPFL. Une quinzaine ont levé du capital risque, 300 millions d’euros en tout. Quatre ou cinq ont été vendues à des groupes industriels, parfois très cher. Endoart, une société fondée en 1998 à l’EPFL spécialisée dans la fabrication d’implants médicaux contrôlables à distance, a ainsi été revendue neuf ans plus tard 100 millions de dollars à l’américain Allergan ! Mais on sent bien qu’il y a une sorte de modestie, d’auto-limitation des entrepreneurs européens par rapport à leurs homologues américains.
Un ancien chercheur de l’EPFL reprochait à la direction de cette université de « recopier aussi scrupuleusement que possible le modèle de l’université étatsunienne » [2]. Tout vous paraît-il bon dans le modèle américain ?
H.L. Ces critiques portent sur la science, pas sur l’innovation. La mise en compétition permanente des chercheurs, l’instabilité des statuts n’est pas une bonne idée dans la recherche. Il est très important de laisser des imaginations s’exprimer. Il y a un grand danger à maintenir les gens sous pression permanente. Mais en matière d’innovation, le modèle américain fonctionne.
Vous estimez qu’au plus une start-up sur mille rencontre le succès. Cela ne constitue-t-il pas quand même un énorme gaspillage ?
H.L. Il ne faut pas tout mesurer en termes d’argent ou de rendement. Ce qui compte, c’est la créativité. Pour moi, la Silicon Valley c’est la nouvelle Athènes. Comme la Grèce, c’est une culture : tout ce qui est sorti de cette région en cinquante ans est fabuleux. Les technologies du numérique qui y ont été inventées ont changé pour toujours notre manière de nous informer, de nous cultiver et de nous divertir. C’est sans doute pour cela que la mort de Steve Jobs, qui en était un personnage emblématique, a eu tant de retentissement en octobre dernier. Par ailleurs, si l’on raisonne en termes macroéconomiques, je ne pense pas que le modèle américain repose sur un gaspillage. Aux États-Unis, le capital-risque pèse une vingtaine de milliards de dollars par an. Depuis vingt ans, 400 milliards ont donc été investis. Et une seule entreprise, Google, en vaut aujourd’hui 200. Au final, la création de valeur économique est à la hauteur de l’argent qui a été investi. C’est un succès collectif, même s’il est fondé sur des milliers d’échecs individuels, qui sont souvent très durs humainement.

L’entrepreneur doit être placé au centre de la politique de l’innovation

Les 200 milliards de dollars de capitalisation boursière de Google ne sont-ils pas exagérés par rapport à la valeur réelle de l’entreprise ?
H.L. Le monde du capital-risque est hélas devenu un actif financier comme un autre. Ce n’est plus un monde d’anciens entrepreneurs qui poursuivent leurs affaires tout en investissant dans celles d’autres. Il y a trop d’argent, trop de spéculation dans le capital-risque américain. Mais je rappelle que les start-up sont apparues bien avant le Nasdaq, la Bourse où s’échangent les actions d’entreprises de haute technologie. La Silicon Valley a commencé dans les années 1960 et 1970, dans le contexte de la contre-culture californienne. Steve Jobs n’hésitait pas à dire qu’une partie de sa créativité venait de la consommation de drogue lorsqu’il était jeune. La financiarisation de l’économie n’a débuté que dans les années 1980. À l’origine, les financiers n’étaient que les mécènes de grands créateurs. Cela dit, je pense que la tendance actuelle des grands groupes à restreindre leurs dépenses de recherche et développement est catastrophique. Les actionnaires veulent 15 % de rentabilité et poussent à couper dans les dépenses de recherche. De bonnes start-up ne peuvent naître que s’il y a aussi de la bonne recherche privée.
Allons-nous de ce fait vers un essoufflement du dynamisme de l’innovation technologique ?
H.L. Je suis en effet préoccupé par la panne actuelle que semble connaître l’innovation : les années 1970 ont été marquées par le transistor ; les années 1980 par l’ordinateur personnel ; les années 1990 par les réseaux. Mais dans les années 2000, je ne vois rien de bien nouveau. Le web 2.0 n’est pas une révolution technologique, c’est une consolidation. C’est plus général : la biotechnologie a été plutôt décevante, il n’y a pas non plus de révolution en matière d’énergie, de chimie. Il n’est pas clair que les nanotechnologies soient porteuses de vraies ruptures technologiques. Je crains que les années 2000 n’aient pas vu naître de start-up qui soient équivalentes d’Intel dans les années 1960, d’Apple, de Microsoft ou de Genentech dans les années 1970, de Cisco dans les années 1980, ou de Google dans les années 1990. Il y a certes Facebook mais cette société ne repose pas sur une grande innovation technologique. Cela dit, il y a toujours eu un pessimisme sur l’avenir de l’innovation, j’espère donc avoir tort !
Vous citez des entreprises de technologie de l’information ou de biotechnologie. Ce modèle de la start-up est-il transposable à des domaines gourmands en capitaux, et où existent déjà des acteurs importants, comme l’aéronautique, l’automobile, la chimie ?
H.L. Les acteurs établis ne sont pas forcément les plus innovants. Clayton Christensen, de la Harvard Business School, l’a bien montré en 1997 : dans une entreprise établie, on améliore des produits existants [3]. On y fait de l’innovation par évolution, pas par révolution. Renault peut inventer la voiture
électrique, mais pas un nouveau mode de transport. D’ailleurs l’idée du monospace, qui a ensuite été copiée, n’est pas venue des bureaux d’études de Renault, mais de la société Matra, qui n’avait pas la même expérience en automobile, ce qui la rendait plus créative. C’est aussi pour cette raison que les grosses entreprises, en particulier pharmaceutiques, sous-traitent leur politique de l’innovation : elles préfèrent laisser les start-up prendre des risques, et les acheter ensuite. Même une ancienne startup comme Cisco, en informatique, remplace le terme de recherche et développement par celui d’acquisition et développement.
Pourquoi insistez-vous tant sur les start-up ? Un institut académique peut aussi bien accorder des licences de ses brevets à des industriels, ou former des laboratoires mixtes privé/public…
H.L. Le problème de fond est de savoir vers qui est dirigée la politique de l’innovation. Ma conviction est que l’entrepreneur doit être au centre. Ce n’est pas ce que l’on fait en France : les pôles de compétitivité sont des clusters de sociétés établies, et non des dispositifs favorisant la créativité par l’entrepreneuriat. J’insiste sur le modèle start-up parce que c’est le parent pauvre des politiques de l’innovation. Bien sûr qu’il y a de l’innovation dans les grands groupes. Je me demande cependant s’ils sont capables de vraies ruptures novatrices. Ils peuvent se donner un objectif – l’écran plat, le téléphone intelligent, ou, aujourd’hui, la voiture électrique – et le sortir dans vingt ans. Mais peuvent-ils faire des choses entièrement nouvelles, comme l’a fait Google ? Ou Genentech, qui a révolutionné la fabrication de médicaments en utilisant les techniques du génie génétique ? Je crois que seules les start-up en sont capables. Christensen disait : si vous voulez faire une innovation majeure, créez une filiale et placez-la le plus loin possible de votre centre de recherche car le pire ennemi de l’innovation dans une entreprise est le conservatisme. L’innovation est la plus forte dans de petites équipes : c’est ce qui se passe dans les start-up.

■■ Propos recueillis par Nicolas Chevassus-au-Louis


Hervé Lebret, polytechnicien, docteur en électronique et diplômé de l’université Stanford, a travaillé, après un passage dans la recherche, comme capital-risqueur, à Genève de 1997 à 2004. Depuis, il enseigne le management de la technologie et gère un fonds de préamorçage à l’École polytechnique fédérale de Lausanne.

>>Hervé Lebret, Start-up. Ce que nous pouvons encore apprendre de la Silicon Valley, Create Space, 2007. www.startup-book.com
>>L’étude de l’Organisation et de développement économiques sur les brevets. www.oecd.org/sti/scoreboard
>>Le site des Innogrants de l’EPFL. http://vpiv.epfl.ch/innogrants

[1] Commission européenne, Innovation Union Competitiveness Report 2011, http://ec.europa.eu/research/innovation-union.
[2] Libero Zuppiroli, La Bulle universitaire. Faut-il poursuivre le rêve américain ? Éditions d’en bas, 2010.
[3] Clayton Christensen, The Innovator’s Dilemma, Harper’s, 1997.

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