Archives mensuelles : avril 2024

Le chaos qu’est Internet : SBF, JKS et plus encore

Parfois, je vois des coïncidences frappantes dans des choses qui n’ont apparemment aucun lien. Cela m’aide à rédiger des posts (inutiles ?)… ici le chaos d’Internet est réapparu dans un procès contre un fondateur de startup, dans la littérature et dans le street art, trois sujets qui me sont chers.

Le procès contre un fondateur de startup est celui de Sam Bankman-Fried (SBF). Bien sûr, il y a eu des tonnes d’articles à ce sujet, y compris l’une de mes références préférées, le New Yorker :
– Sept. 2023 : The Parent Trap. Inside Sam Bankman-Fried’s family bubble.
– Nov. 2023 : Will Sam Bankman-Fried’s Guilty Verdict Change Anything?.
Mais aussi CNN, Mars 2024 : Sam Bankman-Fried sentenced to 25 years in federal prison
Sans oublier des articles français:
– Le Monde, mars 2024 : Le fondateur de FTX, Sam Bankman-Fried, condamné à vingt-cinq années de prison pour avoir détourné l’argent de ses clients.
– La RTS, mars 2024 : Sam Bankman-Fried, « le roi déchu des cryptos », est condamné à 25 ans de prison.

Et bien sûr, cela fait suite aux scandales deElisabeth Holmes ou de Adam Neumann. Il y a eu d’autres histoires, même si moins connues, comme Cadence vs. Avant! ou Stanford vs. Cisco (plus ici). Technology including the Internet has brought debatable things including crooks and I believe it is just an enlarged illustration of human nature, but it does not excuse anything…

La littérature me ramène à ma fascination actuelle pour Jón Kalman Stefánsson (JKS). Dans ma dernière lecture j’ai trouvé ceci :

Le sexe est le contenu le plus populaire sur le Net, pourtant, très peu de gens avouent regarder de la pornographie.
Ah ça, putain d’Internet ! Si je me souviens bien, tu es poète – est-ce que les gens comme toi sont parvenus à décrire le phénomène, est-ce qu’il existe des poèmes réussissant à cerner cette monstruosité, cette divinité ? Je crois que je saurais tirer profit de ce genre de poésie. Ma petite Gunna affirme que seuls les poèmes permettent de cerner ce qui constitue l’essence humaine.
[…]
En tout cas, tu as mis le doigt sur le problème tout à l’heure. Le Net. Tu sais ce que c’est m’a demandé à Gunna il y a bien longtemps, à l’époque où le monde commençait juste à entrevoir ce qu’était cette toile. Non, ai-je répondu, je n’en ai aucune idée. L’Internet, c’est le chaos, à-t-elle dit. Ah, ah, le désordre, tu as sans doute raison. Non, ce n’est pas le désordre, à-t-elle corrigé avant de citer un vieux livre grec qu’elle lisait à l’époque. Elle passe son temps à lire et elle essaie toujours de m’en faire profiter, comme si ça servait à quelque chose. En tout cas, ce livre explique, que c’est à l’aube des temps qu’est né le Chaos, et ce Chaos était une sorte de dieu ou de personnage. J’ai oublié les détails.
[…]
Ce que Gunna voulait souligner à propos de l’Internet, c’était qu’il avait quelque chose de mythologique, c’était à la fois le vide et le commencement de tout. Ce qui s’est plus tard vérifié. N’est-ce pas ? Le Net est un peu comme un nouveau ciel au-dessus de nos têtes – et on y trouve aussi de nouveaux mondes souterrains.
[…]
Je parlais du Net, de ce nouveau ciel, de ces nouveaux mondes souterrains. C’est un changement radical. Tellement radical que, pour la première fois, l’homme n’a pas besoin de mourir pour savoir ce qu’est l’enfer puisque l’enfer est monté jusqu’à nous et qu’il envahit la réalité numérique. Le diable sait exploiter la technologie. Il parait que son domaine est doté d’une excellente connexion.
ça n’aurait pas déplu à Dante.

Par hasard, j’ai découvert qu’un des artistes de rue que j’apprécie, Infinipi, avait un autre nom, Kaotica et il a choisi ce nom quand, en tant qu’informaticien, il est entré dans le monde d’Internet. Vous pouvez écouter (bientôt) son podcast ici. Le street art n’est pas très loin de la technologie. Invader s’est inspiré des jeux vidéo et a ensuite créé l’une des applications Internet les plus innovantes que j’ai vues au cours des dix dernières années.

Le chaos, en effet…

Théau Peronnin (Alice&Bob) analyse l’écosystème d’innovation français

J’ai récemment fait une sortie sur l’écosystème d’innovation académique français dans Entrepreneur en résidence, entrepreneur en série et quoi d’autre ? Je viens d’avoir accès à une interview de Théau Peronnin, co-fondateur et CEO de Alice & Bob. L’analyse qu’il donne de l’écosystème d’innovation français peut sembler provocatrice, mais l’auteur touche du doigt des sujets qui mériteraient d’être entendus, qui ne sont pourtant pas nouveaux, mais pas résolus… En voici de brefs extraits :

« Je ne veux pas être trop critique car il y a beaucoup de bonne volonté. Mais à un moment donné, il faudra que les Satt disparaissent. »

La critique se veut constructive, mais pour moi, les Satt ont un positionnement maladroit par construction quand il s’agit de monter une spin-off d’une université. Une Satt a en effet deux rôles : elle est à la fois responsable de la valorisation des actifs de propriété intellectuelle de l’université, devant lui faire gagner de l’argent, et elle doit en même temps encourager la naissance de start-up qui vont, elles, essayer de négocier les tarifs de transfert de technologie dans les meilleures conditions possible. Elle est donc à la fois juge et partie, ce qui n’est pas très sain d’un point de vue économique. Dans notre cas, c’est parce que le projet est né au sein d’un groupement de laboratoires entre l’ENS de Lyon, l’ENS de Paris, les Mines-Paristech, le CNRS, le CEA et Inria, qu’on a pu aller voir chacun des services de valorisation et leur demander de jouer le jeu du consortium.

C’est une des faiblesses françaises, un mille-feuille administratif où chaque volonté de simplifier conduit à une nouvelle structure sans que les anciennes disparaissent. Le mal grandit au lieu de disparaître…

« Je pousse pour des templates, non négociables, déterminés à l’avance, qui donnent confiance au personnel administratif et permettent d’avancer. »

Même entre les organismes (CEA, CNRS et Inria par exemple), les politiques de valorisation de la recherche sont complètement orthogonales : Inria, qui vient du monde du logiciel, veut se « débarrasser » de sa PI à toute vitesse en faisant un peu de cash à chaque fois, sans poser de question. Le CEA qui vient de l’innovation matérielle, a en tête ses brevets de semi-conducteurs qui peuvent potentiellement être une pépite pendant 40 ans, et va se battre, de peur de lâcher de la pépite et s’en mordre les doigts. Et au final, on a abouti à ce qui se fait aujourd’hui sur le marché : le consortium possède de l’ordre de 5 % de la start-up.

Le template, le modèle transparent qui donnerait confiance. voilà une proposition simple et exprimée dans de nombreux rapports et commissions. En vain…

Peronnin a raison, il y a beaucoup de bonne volonté. Mais en réalité pas suffisamment. Nicolas Colin parlait d’écosystèmes toxiques quand la compréhension des enjeux était insuffisante dans What Makes an Entrepreneurial Ecosystem? En réalité, il y a une sur-ingénierie autour de l’innovation, trop de structures par peur, sans doute’ d’une mauvaise utilisation de l’argent public… Il faudrait simplifier, simplifier et comme je le disais récemment, mettre la majorité de l’effort et des moyens sur les talents, aussi bien dans la recherche que dans l’innovation (et pour moi cela veut dire entrepreneuriat) et ne consacrer qu’une infime minorité de ces efforts et moyens sur leur gestion. Sans doute plus facile à dire qu’à faire…

Les filles, les femmes, le genre féminin et la technologie, la science, les mathématiques

Deux films français récents feront peut-être plus pour rapprocher les filles, les femmes, le genre féminin des technologie, science, mathématiques. Il s’agit du Théorème de Marguerite et de la Voie royale.

Marguerite est une mathématicienne brillante qui va devoir se confronter à la concurrence effrénée qui existe aussi dans le monde de la recherche. Sophie Vasseur est une lycéenne issue d’une famille d’agriculteurs qui va suivre ses rêves et tenter la voie royale par le chemin ardu des classes préparatoires. Je n’en dis pas plus.

On peut en trouver les sites web et bandes annonce sur le lien de Pyramide Films pour le premier,

et sur le site de la même maison de distribution, Pyramide Distribution pour le second,

Cela fait des décennies que je constate, et je ne suis évidemment pas le seul, qu’il y a moins de filles que de garçons dans les filières scientifiques, avant même l’université et les statistiques ne font que se dégrader au fil des différentes étapes, thèses de doctorat, carrières scientifiques, prix prestigieux pour les sciences, carrières d’ingénieurs, places de dirigeantes, créatrices de startup.

Tout en haut de cette échelle exceptionnelle, la médaille Fields ne fut remise qu’à deux femmes, l’Iranienne, Maryam Mirzakhani en 2014 (décédée en 2017) et l’Ukrainienne Maryna Viazovska en 2022. Avec un total de 64 lauréats, on arrive à un ratio de 3,1%. Quant aux prix Nobel, il a été décerné à 65 femmes pour 895 hommes (sans compter 27 organisations ni les doublons) selon wikipedia. Cela donne un « meilleur » ratio de 6,7%.

Dans la technologie ce n’est guère mieux, avec une lauréate sur 10 pour le Millenium Prize et je n’ai as trouvé de stats ni pris le temps de les faire pour l’hybride Breakthrough Prize . Quant à des créatrices de startup du niveau des GAFAs ou équivalents, j’aurais tout simplement du mal à donner des réponses.

Plus proche de mon quotidien, j’ai abordé le sujet dans une dizaine d’articles sur ce blog avec le tag #femmes-et-high-tech dont un plus systématique Femmes entrepreneurs – une analyse de 800 (anciennes) startups. Les femmes représentent environ 10% des créateurs de startup.
De plus, confirmant les intuitions de ma collègue Corine Zuber de l’EPFL, nous avions constaté ensemble qu’elles étaient « sur-représentées » dans les domaines des sciences du vivant (quasi-parité) et de l’architecture (environ 40%) dans notre école (alors qu’elles ne représentaient que 30% de l’ensemble en bachelor) et qu’elles représentaient 15% des fondatrices de startup biotech. Comme si le soin (le « care ») était plus séduisant pour elles. Je ne sais pas à quel point ce constat est conforté par des statistiques plus globales.

Alors pourquoi ? La réponses n’est sans doute pas difficile à trouver tant le patriarcat gouverne le monde. J’ai toujours été frappé de voir à quel point les statistiques étaient différentes dans les anciens pays de l’Est pour la science et la technologie, mais guère meilleures pour les postes de direction et de pouvoir.

La fiction reste bien souvent la meilleure illustration d’une situation sociale comme c’est le cas de ces deux films et j’y reviendrai sans doute, dans les merveilleux romans de Jón Kalman Stefánsson que je découvre depuis quelques mois et dans le très récent Ton absence n’est que ténèbres. Dans toutes ses œuvres, l’auteur fait des portraits de femmes extraordinaires et je l’espère inspirant pour la gente féminine mais aussi pour les hommes qui ont envie d’encourager et d’inspirer leurs congénères.

Ma seule « proposition » est que je crois que les « role models », les modèles inspirants font toujours mieux que le volontarisme, les imprécations sans parler des interdictions, au moins sur le long terme. Mon manque de contribution plus convaincante est aussi dans doute un aveu d’échec.

Alors, espérons au moins, que Marguerite et Sophie Vasseur puissent inspirer des générations de jeunes femmes !