« L’Amérique n’est ni un rêve, ni une réalité, c’est une hyperréalité. C’est une utopie qui dès le début s’est vécue comme réalisée. Tout ici est réel, pragmatique, et tout vous laisse rêveur. » Jean Baudrillard, Amérique.
La citation de Baudrillard est la première phrase du récent essai d’Alain Damasio, Vallée du silicium. Elle n’est pas sans me rappeler un autre brillant essai, Travels in Hyperreality cette fois d’Umberto Eco. L’Amérique serait un mélange de non lieu, sans Histoire, sans racines et de réalité la plus crue, matérialiste où la culture a un rôle des plus faibles, du moins la culture élitiste, pas la culture populaire.
Le livre d’Alain Damasio n’est pas très gai. Son analyse est nuancée mais le constat sans appel : « Mon hypothèse est la suivante […] ce qui manque c’est le lien. La capacité à lier. L’empathie et la sympathie minimales. La faculté hautement humaine, mais aussi pleinement mammifère, à pouvoir souffrir et sentir avec. La faculté à pouvoir être traversé par cette détresse, à la recevoir plein corps, au point de ne plus pouvoir la tolérer sans agir. » [Page 102-103]
Je vais revenir sur quelques unes de ses citations, mais ce matin j’ai repensé à cette bêtise qui consiste à dire que « Les Etats-Unis innovent, la Chine copie et l’Europe régule. » En réalité l’Europe essaie encore et toujours de protéger les plus faibles, l’Amérique et la Chine n’en ont cure. Mais ce constat moral ne changera sans doute rien aux folles poussées.
Je reviens donc à Damasio. A travers des rencontres, le romancier nous décrit un monde étonnant et son style créatif permet des sorties fulgurantes…
La Cathédrale Apple ou La Forteresse Apple ?
Damasio consacre le premier chapitre à Apple dont il essaiera en vain de visiter The Ring, l’Anneau l’Apple Park qui a tout d’une forteresse. Il y est pourtant accompagné de Fred Turner que j’ai mentionné de nombreuses fois ici. Il souhaitait parler en direct à IAvhé. [Page 12]
« Pourtant tout Apple y est : sa fausse ouverture et sa coolitude factice sous les atours d’une complicité d’étudiant. » […] Fred Turner est formel : il existe des cultures différentes, bien marquées que la visite des campus d’entreprises rend directement lisibles. […] Nous sommes [chez Apple] à l’opposé du logiciel libre, de l’open source et du partage. […] Fred Turner a ces mots : This is an entirely closed universe pretending to be open. » [Pages 20-22]
Dans sa version première, encore active, le campus de Google, à l’inverse, se traverse et se livre sans chichi. Il est de taille ordinaire, on y circule facilement. Pour un peu, il nous rappellerait que l’architecture peut être collégiale. [Page 25]
La ville aux voitures vides ?
Si le premier chapitre n’était pas gai, le deuxième est assez terrifiant. En voici quelques exemples :
« Il me faut tout son œil expert [celui de Fred Turner] pour me pointer les appartements communautaires où les Mexicains vivent à trois familles, repérer les logements sociaux, révéler ces maisons construites sur des nappes polluées qu’on surélève pour ne plus qu’elles s’y enfoncent et débusquer près d’El Camino la longue rangée discrète de camping-cars, de fourgonnettes et de camions où des travailleurs pourtant regular, c’est à dire dûment payés chaque mois, en sont réduits à habiter, face à l’explosion des prix immobiliers dans la vallée. » [Page 36]
Les camping-cars sur El Camino Real (extraits de Google Street View sur plusieurs années)
« Dans un univers ultra-individualisé tel que la Silicon Valley, la vie publique est inexistante et les rares moments de rencontre ont lieu dans les maisons. Les centre villes ne rassemblent personne, la voiture est bien davantage qu’un outil pour se déplacer : c’est un espace. Un territoire intime. C’est là où tu travailles, téléphones, échanges, manges, séduis, écoutes un podcast, déprimes et dors même quelquefois. » [Page 38] Alain Damasio va très loin pour nous rappeler ce mythe de la voiture avec Sur la route, Easy Rider, Mad Max, Thema et Louise et dans cette tradition qu’il voit Waymo, Uber et Tesla qui contribuent « à une virilité qui s’enfuit » [Pages 40-45]
Le chapitre se termine par une hallucinante « novella » dont le « héros » est Tom Kalanick. Mais il va encore plus loin aussi dans son analyse politique : « Songez à [ce que sont les implications d’utiliser Uber « Uber über alles »]. Vous alimentez un esclavage à la puissance deux.
Le premier esclavage est classique. Il tient à l’économie de la désintermédiation, qu’on a pompeusement rebaptisée la disruption alors qu’elle n’est qu’une corruption profonde du travail. Il consiste à extorquer honteusement une plus-value excessive sur le travail épuisant des chauffeurs. 30% pour faire tourner une plateforme ?
Le second est plus nouveau, plus subtil, plus horrible aussi. Il consiste à éduquer et à former malgré vous, en roulant, les machines qui vont voler votre emploi. […] L’ère de l’information semble fluide et légère. […] Elle impose ses normes. Elle est féroce. Elle algo-rythme. […] Des serf-made man » [Pages 46-48]
Les corps
Entre le metavers (« à distance réseaunable » [Page 85]), les données multiples pour monitorer et maintenir les corps en bonne santé et les fantasmes transhumanistes d’immortalité, le corps est lui aussi un rêve et une réalité. « Big Mother is washing you.« [Page 70]
Damasio attaque à nouveau ! « La frontière est l’autre nom de la peur » […] Moi, j’aime [les sociétés] qui fabriquent des ponts. […] Alors quelque chose, avec les autres, peut se passer. Générosité, chaleur complice, excitation, amitié d’un jour, idées déroutantes, émotions, événements ? Se passer, oui, des unes aux autres, dans tous les sens du terme. Il y a encore des mots de passe sous les mots d’ordre. » [Page 91]
Tenderloin – tendre loin
« Au mitan des années quatre-vingt, Ronald Reagan a trouvé « awful » (horribles) les hôpitaux psychiatriques si bien qu’il les a fermés. Tout simplement. Pourquoi s’emmerder ? Dehors les barjots ! Depuis, des quartiers comme Tenderloin font office de psychoparc libertarien que personne n’est plus apte à gérer ni à soigner. Quand j’en ai parlé aux cadres français de la vallée du silicium, ils m’ont répondu que la municipalité de San Francisco dépense pourtant 80’000 dollars par homeless et par an, sans résorber le flux d’addiction et de folie, juste pour éviter que ça n’explose. » [Page 95] Le sujet a été abordé également par le New Yorker dans What Happened to San Francisco, Really?
Damasio a une explication à cet échec. je l’ai écrite plus haut et je la répète: « Ce qui manque c’est le lien. La capacité à lier. L’empathie et la sympathie minimales. La faculté hautement humaine, mais aussi pleinement mammifère, à pouvoir souffrir et sentir avec. La faculté à pouvoir être traversé par cette détresse, à la recevoir plein corps, au point de ne plus pouvoir la tolérer sans agir. » [Page 102-103]
« En réalité, sa seule unité collective (hors famille) qui a permis à ces individus de ne pas finir atomisés a été et reste la communauté. Communauté de voisinage, de quartier, parfois réunie autour d’un église ou d’une école, communautés agrégées par ethnie, par langue, par culture, par préférence genrée, par statut…. Communautés que les réseaux sociaux, ironiquement, on finalement copiées et reproduites parce qu’elles étaient le seul modèle de lien acculturé aux Etats-Unis. […] Les GAFAM n’ont pas tué les liens, ne les ont pas tranchés au couteau ou à la hache. C’est bien pire, plus efficace et plus subtil que ça, et surtout, ça n’a pas été explicitement conçu ni voulu comme ça. Ca sonne plutôt comme le dégât collatéral d’une guerre qui n’a même pas eu lieu. Ils ont dévitalisé ces liens. » [page 108-109]
J’ai mis depuis le début de ce post en gras et italique les mots que Damasio invente ou joue avec. A la page 105, il écrit « nous nous sommes laisser cybercer dans la douceur de cette illusion, sinon cyberner. »
Pour finir ce premier post sur la Vallée du silicium, je me sens obligé d’ouvrir une brève parenthèse. L’empathie est en effet un mot rarement employé dans le monde des startup et dans ce blog. Pourtant il m’est arrivé de le toucher du doigt, par exemple quand j’ai mentionné la philosophe Cynthia Fleury et son sujet du soin (le « care »). J’aurais dû mentionner aussi David Graeber, auteur entre autres de Bullshit Jobs et de Au commencement était. Peut-être un autre article de blog. Mais je vais d’abord poursuivre la lecture de Damasio et voir si la suite et aussi stimulante…