La Deeptech et ses défis en France (la suite)

Comme indiqué dans mon précédent article, j’ai préféré découper ma synthèse de l’atelier sur le sujet “Deeptech : are we ready to scale?” organisé par Inria lors du salon Vivatech

Si la première table ronde parlait de bipèdes, il était question dans la seconde d’écosysèmes, de « forêt vierges » plus que de « jardins à la française » !

Antonin Bergeaud, je vous ai écouté lorsque vous avez reçu sur le prix du meilleur jeune économiste de France, en particulier sur l’innovation technologique, sur France Inter et sur France Culture et vous avez dit à un moment que vous faisiez le parallèle entre votre rêve d’enfant d’être astronome et votre situation d’économiste en disant que vous vous vouliez comprendre la complexité du monde mais que dans l’économie, il y a le facteur humain ce qu’il n’y a pas avec les étoiles. Est-ce qu’il est là notre défi ou est-ce que ce sont d’autres éléments qui vous intéressent pour qu’on ait demain des Gafam Européens ?

« on a l’impression que le niveau de complexité est vraiment dans la science dures mais dans les sciences humaines il y a beaucoup d’interactions qui rendent les choses très compliquées et notamment parce qu’on a assez peu de régularité donc on doit composer avec le fait que il y a des biais. Comme ce qui a été évoqué que en Europe on est moins enthousiaste que les Américains, mais on ne sait pas très bien le mesurer. Il y a beaucoup d’éléments qu’on doit prendre en compte et comme l’enjeu c’est d’essayer d’informer et d’éclairer sur pourquoi on a telle difficulté, par exemple avoir un secteur Tech qui soit de la même ampleur que celui qu’on a aux États-Unis ou pourquoi les entreprises ont du mal à se financer en Europe, on est obligé de prendre en compte un peu toutes ces dimensions et c’est vrai que c’est assez compliqué, donc c’est un peu là où le parallèle s’arrête, c’est que c’est compliqué. Je pense que maintenant il y a une espèce de consensus qui commence sur les difficultés structurelles qu’on a en France et en Europe, ce qui veut pas dire qu’on va les corriger mais au moins on commence à un peu mieux comprendre ce qui se passe. » […]
– on n’a pas assez d’entrepreneurs et on n’a pas assez de d’ingénieurs qui sont formés en France et en Europe […] il y a un vrai sujet de formation qu’il faut corriger en grande partie parce que vous avez beaucoup de pertes, beaucoup de d’entrepreneurs et d’ingénieurs qui partent outre-Atlantique
– la deuxième difficulté en Europe, car tous les problèmes français sont assez vrais partout en Europe, est de faire échanger les universités avec les entreprises. Par exemple, tous les brevets qui sont déposés par toutes les entreprises du monde doivent donner les références académiques qu’elles utilisent dans la description du brevet et ce qu’on voit c’est que sur certaines technologies où l’Europe est pratiquement inexistante en termes de production de technologies et de commercialisation en fait on est relativement dominant ou est au même niveau que les États-Unis dans la production d’idées sauf que ces idées ne sont pas citées par des brevets français ou européens, elles sont citées par des brevets chinois ou américains donc en gros on a des scientifiques et des chercheurs qui produisent des idées très pertinentes y compris sur des technologies très très récentes et les idées sont censées circuler librement, elles circulent librement mais elles circulent beaucoup du côté Europe vers les autres pays est un peu moins dans l’autre sens.
– le troisième problème c’est effectivement le financement qui a été beaucoup évoqué tout à l’heure je pense qu’on a en Europe un rapport au risque qui est vraiment spécifique à notre continent peut-être qu’il est pas forcément négatif et puis je pense pas qu’il faille forcément y renoncer mais il faut avoir conscience que ça pose un certain nombre de difficultés pour faire croître rapidement des entreprises notamment dans les technologies de rupture parce qu’on va aller plus vers du financement bancaire, parce que on a moins de fond en capital risque, parce qu’on a marché qui est très fractionné notamment sur le financement de l’innovation et parce qu’on a des institutions et des régulations qui sont largement plus contraignantes en tout cas du point de vue de la croissance que ce qui se fait aux États-Unis.

Paul Midy, je pourrais vous appeler monsieur start-up à l’Assemblée nationale, que souhaitez-bous ajouter ?

« Je mettrai le sujet du financement en numéro 1 de très loin. Les levées de fonds en Europe semblent être trois fois inférieures aux levées de fonds aux États-Unis alors qu’on est globalement à peu près de loin la même taille, on génère à peu près le même PIB. Quand vous collez votre argent dans une entreprise comme Mistral, une entreprise de deeptech, vous le retrouvez pas l’année d’après c’est au moins 20 ans après que vous le retrouvez, c’est du capital long terme. Et ce capital de long terme il existe essentiellement dans du capital retraite et donc je dirais que le facteur numéro 1 c’est le fait qu’on a un système de retraite en France et beaucoup en Europe aussi qui est un système par répartition qui n’est pas un système par capitalisation. On n’a pas de fonds de pension ou on en a très peu. Il faut se rendre compte des écarts énormes que ça génère en France. L’épargne de long terme et ce qui peut ressembler un peu à de la capitalisation c’est 200-300 milliards d’euros si je prends tout l’Union européenne c’est 6000 milliards et essentiellement c’est les démocraties du nord de l’Europe à 70 % si je prends les États-Unis c’est 42000 milliards.On peut alimenter une bourse de New York à 25000 milliards et alimenter un Nasdaq à 25000 milliards et de l’autre côté en France vous avez Paris la Bourse de Paris 3000 milliards Francfort 3000 milliards Londres 3000 milliards donc on a un stock de capital qui est beaucoup moins important et donc pour les levées de fonds le résultat de tout ça c’est que nos start-ups l’année dernière ont levé 50 milliards aux États-Unis c’est 150 milliards. […] Moi j’appelle à ce qu’on fasse une PIC, une politique de d’innovation commune au moins aussi ambitieuse que la PAC, la politique agricole commune. Un tiers du budget du budget de l’Europe c’est la PAC. Un autre tiers c’est les fonds de cohésion sociale. Très important. L’innovation c’est moins de 10% du budget de l’Europe. Il faut au moins que tout de suite ce soit trois fois plus. […] Je suis un homme politique donc on essaie de faire changer le système. Soit on se dit c’est une culture voilà les Européens ils sont comme ça et ils aiment moins le risque, ils sont un peu plus grincheux et tout et donc il y a rien à faire. Je ne peux pas me résoudre à ça donc j’essaie de comprendre pourquoi les Américains sont dans une autre situation, ce n’est pas génétique. Je pense qu’il faut qu’on se redonne l’objectif que l’Europe soit le continent le plus riche, le plus prospère au monde donc le plus innovant qui soit en capacité de se défendre et puis tout va en découler.

Alexis Robert vous travaillez pour le fond Kima Ventures qui est le fonds de Xavier Niel dont j’ai lu le livre récent « une sacrée envie de foutre le bordel » et qui se met en parfois en porte-à-faux avec le système. Est-ce que vous aussi en travaillant pour le fond Kima Ventures vous avez une vision un peu plus atypique de ces choses ou comment vous souhaitez rebondir sur ce qu’on vient de partager ?

« En fait ce qui se passe quand on est early stage, alors que ce que vous avez évoqué est vrai en late-stage pour les financements en Série B et plus, mais en fait aujourd’hui ce que nous on voit c’est qu’en fait sur les cycles d’amorçage, preseed/seed il y a en fait un peu trop de capitaux, et en fait aujourd’hui les VCs, le problème qu’il y a et pourquoi est-ce que on a un manque, on a du mal à trouver des GAFAMs c’est si on remonte en fait l’histoire du venture capital français en fait c’est des spin-off de banques et ensuite au fur et à mesure du temps elles ont recruté en fait les fils de leur LPs [Limited Partners] ou des gens qui étaient dans leur réseau ou des gens qui pensaient comme eux qui ont en fait dans un mindset de finance. Il y a très peu de d’ingénieurs, très peu de scientifiques qui sont en fait dans ces VCs. […] Pour créer des GAFAMs, pour créer par exemple openAI, Sam Altman est issu du monde des Computer Scientists, regardez Elon Musk, il est Computer Scientist, vous regardez Mark Zuckerberg, il est Computer Scientist, et en fait pour créer les GAFAMs de demain ça va venir en fait des gens qui ont une forte culture scientifique ou alors qui ont des cultures qui sont différentes ça peut être des gens qui ne sont peut-être pas sortis d’école d’ingénieur, des gens qui sont très différents mais les VCs sont bloqués dans un mindset et les gens dans l’écosystème en général aussi. […] Par exemple Mistral à l’époque où Arthur Mensch, Guillaume Guillaume Lample et Timothée Lacroix ont fait leur première levée de fonds, uniformément tous les VCs ont tous dit ah oui c’est trop bien ce qu’ils font « ouais mais bon enfin c’est des chercheurs quoi », ils ne savent pas sortir du moule de CEO qui a fait HEC. »

Mehdi, je vais passer au « tu » parce que je ne sais pas faire « vous » quand je connais quelqu’un depuis quelques années. On t’a soutenu au start-up studio mais avant de parler d’entreprise, on y reviendra tout à l’heure, je me souviens peut-être tu n’as pas envie de trop d’en parler mais tu as écrit un magnifique essai sur ce que c’est un écosystème qui fonctionne pour l’entrepreneuriat. Je l’ai relu il y a deux jours, c’était en 2017 je pense, est-ce que 8 ans après tu as la même vision des faiblesses de l’écosystème et de ce qu’un pays doit faire pour favoriser des gens comme toi ?

« alors oui et encore plus malheureusement encore plus et je vais expliquer pourquoi. Oui l’argent est un enjeu, mais même Sam Altman aujourd’hui qui est à la tête d’OpenAI qui vient de faire, qui vient de dire qu’il fait 10 milliards de chiffre d’affaires annuels il a des problèmes de financement. Mais pour moi le problème pour moi, le gros problème de l’écosystème c’est l’ambition, c’est l’ambition des entrepreneurs européens. En Californie il vous dirait « je vais changer le monde, ils ont une ambition qui n’a pas de limite et attention c’est pas génétique, ils sont entraînés pour ça, ils ont des accélérateurs comme Ycombinator, ils ont des advisors, souvent ils sont coachés par d’autres entrepreneurs qui ont eu des exits ou qui ont fait des très grosses boîtes et ils sont dopés à l’ambition ce qui nous manque je trouve ici.[Ce qui manque aussi] c’est des investisseurs qui marchent aussi au feeling, qui marchent à l’ambition d’entrepreneur, qui vont aller se battre pour un dossier à un milliard ou cent milliards. L’argent c’est pas le problème principal pour moi parce que il y en a de l’argent enfin surtout en seed en France avec la BPI. Après c’est l’ambition qui doit matcher, et l’exécution bien sûr, l’exécution c’est pas simple, mais voilà Arthur Mensch a levé 100 millions sur des slides en 3 mois parce qu’il avait une ambition à ce moment-là. « Malheureusement en Europe on est encore dans un écosystème où on fait de la technologie avec de l’argent là où d’autres font de l’argent avec la technologie ». […] Sam Altman a coaché plus près de 1000 start-up quand il était à la tête de Ycombinator, il a vu un écosystème, il a vu des innovateurs, il s’est entraîné c’est pour ça qu’aujourd’hui il dit on fera une IA générative, une IA qui sera une société qui fait 1 milliard, une personne pourra faire un milliard de valeur grâce à une IA et un seul salarié mais parce qu’ils sont entraînés après attention ce sont ce que Alain Damasio appelle des hyperstitions [https://en.wiktionary.org/wiki/hyperstition] on est au-delà de la superstition parfois on tombe dans le mensonge on tombe dans l’idéologie donc nous en Europe on fait un peu plus attention. [Aux USA on dit] « fonce, vas-y, on te soutient, on va y aller avec toi » mais aujourd’hui je ne connais pas quelqu’un en Europe qui agirait ainsi parce qu’ils sont entraînés aux USA. C’est vraiment un INSEP des entrepreneurs qu’il nous faut. » […] Entreprendre c’est comme jouer au poker vous avez des cartes en main et puis il y a des cartes qui arrivent et au fur et à mesure que vous devez vous adapter. Il nous faut des gens qui nous dégagent, qui nous dégagent pas en tant qu’entrepreneurs !, mais qui nous dégagent de la bande passante pour être capable de comprendre ce qui est en train de se passer pour moi c’est des advisors qui ont fait la Ligue des Champions. »

Alexis Robert : « Je suis très aligné avec Mehdi […] il y a [tant de personnes qui] vous refusent parce qu’en fait vous ne parlez pas dans les langages du moule. En fait c’est ça le problème qu’il y a aujourd’hui, c’est qu’en fait l’entrepreneur se sent seul et certains types d’entrepreneurs qui ont un parcours scientifique et technique ne savent pas où se tourner et aujourd’hui ce qui se passe à San Francisco, ce qui fait que San Francisco c’est génial, c’est parce qu’en fait vous sortez de l’avion directement vous avez l’impression d’être accepté en tant que geek, vous avez l’impression d’être à votre place, vous avez des « role models » qui sont là pour vous, qui vous tirent vers le haut, vous avez l’impression que vous aussi vous pourrez pouvoir faire ça et en plus après il y a un sens de la communauté qui est extraordinaire ; vous arrivez, vous êtes dans la rue, vous parlez avec un VC, bah, il vous écoute ou pas, vous avez Sam Altman qui passe dans la rue et vous pouvez lui dire bonjour, vous vous asseyez dans un café et vous parlez, vous avez des entrepreneurs à qui parler, la parole est facile les introductions faciles et fluides, vous pouvez vous entourer de gens qui vous permettent d’apprendre et de vous améliorer parce que, comme ce qui a été dit au premier panel, si vous avez compris la relativité générale, réussir à pitcher c’est pas très compliqué, vous allez réussir à le faire et en fait voilà c’est ça que je voulais dire. »

Je m’arrête ici et les gens en on dit beaucoup plus. C’est injuste de ne pas tout partager… Mais je pense que cela donne une idée des défis et des opportunités !


La Tour Triangle en construction par Herzog et de Meuron, en sortant du Salon Vivatech, voir aussi sur Instagram

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