Si j’ose le jeu de lettres, le connectif a coupé net la double aile du collectif pour lui greffer à la place sa double haine – de soi et des autres. Que l’écrivain déploie une écriture qui fasse bruisser les désirs des liens dans son tissage. Alain Damasio, Vallée du Silicium, page 212.
Je continue donc ma lecture du passionnant Vallée du silicium d’Alain Damasio. Le premier post est ici.
Windows Into the Tenderloin
Je m’étais arrêté page 111 au moment o% Damasio décrit sa fascination pour la fresque de Mona Caron Windows Into the Tenderloin. Le tryptique dont l’un s’appelle One Way et un autre Another Way « envisage un avenir alternatif, une autre façon pour leur communauté d’exister ».
Love me Tender-Loin
Dans ses échanges avec des entrepreneurs et développeurs de la région, Damasio nous rappelle des (non-)évidences : « Nous sommes dirigés par l’innovation technologique, c’est la tech possible qui nous leade. On invente puis on avise. C’est seulement ensuite qu’on cherche à savoir à quoi ça pourra servir et surtout comment faire du fric avec. » [page 135]
« Il nous faudrait des comités d’éthique » pour nos inventions, en amont comme en aval, suggère [Chris]. Se poser la question des répercussions sociales, psychologiques ou politiques de nos découvertes et des techs que nous imposons à la société. Il a tout à fait raison. Mais toute la culture californienne s’oppose frontalement à ça : la quête féroce du profit, l’exigence de vitesse qu’elle implique, le « Winner takes all » qui l’intensifie encore, l’inanité éthique de l’Etat… Les produits seont commercialisés avant même qu’on ait pu réfléchir à leurs impacts. Rien de fatal là-dedans : juste une pure démission collective à tous les niveaux. [page 137]
En creusant, je découvre qu'[Arnaud] est stoïcien, comme beaucoup de dirigeants de la Silicon Valley depuis que Marc Aurèle et ses pensées guident ceux qui veulent discriminer ce qui dépend d’eux et ce qui n’en dépend pas. Très pratique, le stoïcisme en monde individualiste. Mal vulgarisée, cette philosophie recèle des contresens commodes : elle nettoie beaucoup de culpabilités. Gaza s’effondre sous les bombes ? Ca ne dépend pas de moi. Over [Page 139]
Il faut sans doute lire et relire sa théorie du problème à quatre corps. Le second est l’affreux jumeau numérique. Le troisième est le décorps, le rejet de la chair. « On fonce dans le décorps » écrit Damasio page 145. Page 148, il nomme le deuxième le Raccorps. Mais il voit une quatrième façon d’être au monde, l’Accorps, qu’il aurait pu appeler l’inconscient, le corps des actes manqués, qui produit des effets sans prévenir, qui nous rend amoureuses, malades ou folles. Génial Damasio !
Trouvère, le programmeur en artiste
Le sixième chapitre est une chose que j’ai peu lue : la description de l’informaticien, enfin plutôt le codeur, le développeur, le programmeur comme un créatif.
« Les grands mathématiciens sont toujours des créateurs, en ceci qu’ils affrontent des problèmes que ersonne avant eux n’avait eu, non pas l’intelligence, mais ma créativité de pouvoir résoudre. Parce qu’on ne les résout pas avec les techniques déjà existantes, ces problèmes, en appliquant équations, théorèmes ou routines de calcul. Il faut inventer. Il faut trouver autre chose. Et cela nécessite un saut qualitatif insu, une trouée subite dans le mur du déjà-calculé, du sagement déduit. […] « Qu’est-ce que dessiner ? Comment y arrive-t-on ? » se demande Antonin Artaud, qui répond en ventriloque avec les mots de Van Gogh […] : « C’est l’action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible, qui semble se trouver entre ce que l’on sent et ce que l’on peut. Il ne sert à rien d’y frapper fort, on doit miner ce mur et le traverser à la lime, lentement et avec patience à mon sens. » […] Dessiner un programme a quelque chose à voir avec ce mur invisible que je me figure en monolithe de données liquides dressé verticalement entre le programmeur et ce qu’il peut en faire s’il parvient à le traverser. […] On reconnait volontiers un artiste à la manière dont il évoque sa matière première, puis la malaxe. [Pages 164-166]
Damasio nous parle de Gregory Renard un développeur qui cracke comme les hackers sa matière immatérielle, un trouvère du bricolage actif qui donne sa langue au chat [Page 172] en bon spécialiste du NLP (TAL en français) et qui selon Damasio a cette phrase magnifique : « On n’est jamais le contemporain de son temps. » (et mystérieuse pour moi !) [Page 176] « Greg est plus qu’un artiste : c’est un artisan. Un artisan total, qui fabrique à la fois ses propres machines, sa propre matière et sa façon unique de les solliciter. » [Page 176] J’ai l’impression de lire ce qu’on disait de Steve Wozniak, le concepteur des premiers Apple.
« Sa vision m’a obligé à nouveaux frais cette question simple. Qu’est-ce que serait, qu’est ce que c’est, une technologie positive ? »
> C’est d’abord une technologie qu’on puisse constamment bidouiller, hacker, transformer et personnaliser selon ses besoins. [Je retrouve la conception du bricolage, du « tinkering » qui serait une des racines de la Silicon Valley] […]
> C’est encore une technologie avec laquelle on dialogue, on hybride ses pratiques. […]
> C’est encore une technologie politique, jamais neutre. […]
> C’est enfin un rapport à la technologie qui a compris qu’au cœur de tout échange avec elle se tient d’abord le langage, les langages. […] transmettre ses compétences, ciseler l’information transmise. [Pages 184-86]
« Notre agacement face à la capitale mondiale de la Tech tient sans doute à notre dépendance, mâtinée d’impuissance, vis-à-vis des choix socio-techniques qu’elle opère à notre place et « pour notre bien ». Elle les opère en outre à partir d’une vision du monde qui demeure pour une écrasante majorité, celle de mâles, pour 80%, à crâne d’œufs (j’entends asiatique ou européen, jaunes et blancs), à plus de 90%, tandis que Latinos et Afro-Américains sont cantonnés aux rôles de vigiles, de concierges ou d’agents d’entretien. Heureux les Silicon Valets car le Royaume du Mieux est à eux ! Heureux les Affligés car ils seront consolés. A ces biais sexistes, sociaux et raciaux, se superpose un libertarisme féroce, qui couple individualisme de compétition et capitalisme total, quand il ne les explique pas. Le sociologue Olivier Alexandre le montre bien dans son solide livre La Tech, et il est impossible de ne pas le sentir quand on atterit là-bas : la cellule politique de base de la Silicon Valley n’est rien d’autre que l’entreprise. » [Page 202]
Damasio reste-il optimiste ? Il faut lire le dernier chapitre, Lavée du Silicium, nouvelle de science fiction, pour en juger. Mais dans les pages qui précédent, il en appelle à l’éducation, au combat intellectuel, à l’art : « Vous en appelez au trans-humain ? J’en appelle au très-humain. Ce qu’un Nietzsche bien compris appelait, lui, le sur-humain. » [Page 205]
Superintelligence ou Singularité, « mort de la mort » ou peuplement de Mars, peu importent l’énormité et le ridicule des prédictions, leur vocation n’est pas d’être réalistes. Elle est d’imposer des imaginaires dominants et d’ancrer des hyperstitions. Les Silicon leaders sont des mythocrates. [Page 211]
Nous autres écrivains et scénaristes de SF, que nos supports soient le roman, la bande dessinée, le jeu vidéo, le long-métrage ou la série, nous travaillons aussi le futur, mais en artisans. Et plus finement encore : en mythopètes. […] Que l’écrivain déploie une écriture qui fasse bruisser les désirs des liens dans son tissage […] Si j’ose le jeu de lettres, le connectif a coupé net la double aile du collectif pour lui greffer à la place sa double haine – de soi et des autres. [Page 212]
Lorsqu’on écrit, on se figure couramment que résister revient à argumenter. Ca n’a jmais suffit. Résister n’est pas davantage émouvoir, alerter ou faire peur. Résister consiste à réssusciter le désir. [Page 223]