Archives de l’auteur : Herve Lebret

L’État entrepreneurial: le rôle de la puissance publique en matière d’innovation (partie 1)

L’État entrepreneurial (The Entrepreneurial State) de Mariana Mazzacuto est, je pense, un livre important. L’auteur affirme que nous avons été injustes avec le rôle dans l’innovation du gouvernement et du secteur public en général, qui a fourni des fonds pour la plupart pour ne pas dire toute la R&D (Pharma, IT, spatial). Je partage le blâme car je suis un fervent partisan des start-up, du capital-risque, et la Silicon Valley est le modèle ultime. Et l’idée que l’Etat doit juste fournir les bases (éducation, recherche, infrastructure) et laisser le secteur privé innover a peut-être été une grosse erreur (de moi y compris). Je ne prendrai pas le blâme sur le second argument que j’ai toujours partagé avec l’auteur : l’idée que les allégements fiscaux et l’évasion fiscale rend le jugement encore plus injuste. Enfin, le secteur privé est très frileux face aux risques si bien qu’il y a moins d’innovation (et pas seulement à cause du capital-risque, mais en raison de la R&D privée, par rapport au passé lorsque les laboratoires de R&D au sein d’IBM , Bell ou Xerox étaient grands ou quand les VCs contribuaient vraiment à l’innovation dans les semi-conducteurs, les ordinateurs et la biotechnologie dans les années 60 et 70 )

9780857282521_hi-res_2

Permettez-moi maintenant de citer Mariana Mazzacuto en suivant son livre linéairement . Vous pouvez également écouter une conférence qu’elle a donnée à TEDx.

Alors que l’innovation n’est pas le rôle principal de l’État, illustrer le potentiel d’innovation et de dynamisme de l’Etat – sa capacité historique, dans certains pays, à jouer un rôle d’entrepreneur dans la société est peut-être le moyen le plus efficace pour défendre son existence. (Page 1).

L’entrepreneuriat n’est pas (seulement) le sujet des start-ups, du capital-risque et des « bricoleurs de garage ». Il s’agit de la volonté et de la capacité des agents économiques à prendre des risques et affronter une incertitude réellement Knightienne*, ce qui est vraiment inconnu. (Page 2).
Note *: l’incertitude Knightienne concerne le risque « incommensurable », c’est à dire un risque qui ne peut être calculé.

Même pendant un boom économique, la plupart des entreprises et des banques préfèrent (ou préféreraient) financer des innovations incrémentales à faible risque, en attendant que l’État fasse sa marque dans les domaines les plus radicaux. (Page 7) Des exemples sont fournis par l’industrie pharmaceutique – où les nouveaux médicaments les plus révolutionnaires sont fabriqués principalement avec des fonds publics, et non privés. (Page 10.)

Apple doit payer des impôts, non seulement parce que c’est une bonne chose, mais parce qu’elle est l’épicentre d’une entreprise qui a besoin de fonds publics qui soient très grands et prêts à assumer une prise de risque suffisante pour continuer à faire les investissements sur lesquels les entrepreneurs tels que Steve Jobs pourront ensuite capitaliser. (Page 11) C’est précisément parce que les investissements de l’État sont incertains, qu’il y a un risque élevé qu’ils échouent. Mais quand ils réussissent, il est naïf et dangereux de permettre à toutes les récompenses d’être privatisées. (Page 12)

Chapitre 1 – (La crise de l’innovation)

L’accent mis sur l’État en tant qu’agent entrepreneurial n’a évidemment pas pour but de nier l’existence de l’activité et de l’esprit d’entreprise du secteur privé, depuis le rôle des jeunes et nouvelles entreprises qui dynamisent ou créent de nouveaux secteurs (comme par exemple Google) jusqu’à la source importante de financement du privé comme le capital-risque . Le principal problème est que c’est la seule histoire qui est généralement racontée. (Page 20)

Il est naïf d’attendre du capital-risque de mener à un stade précoce le développement risqué de tout nouveau secteur économique aujourd’hui ** (tels que les technologies propres par exemple). Dans les biotechnologies, les nanotechnologies et l’Internet, le capital-risque est arrivé 15 à 20 ans après les investissements les plus importants réalisés par des fonds publics. (Page 23) L’État a été à l’origine des révolutions les technologiques et des périodes de croissance à long terme. C’est pourquoi un état « entrepreneurial » est nécessaire pour s’engager dans la prise de risque et la création d’une nouvelle vision.
Note **: Peut-être pas dans les années 50 à 70 , certainement au cours des 10 dernières années.

Les grands laboratoires privés de R&D ont fermé et le R de la R&D a également diminué. Une étude du MIT récente [1] affirme que l’absence actuelle aux États-Unis des laboratoires d’entreprises comme le Xerox PARC (qui a produit la technologie d’interface utilisateur graphique qui a contribué à la fois aux systèmes d’exploitation de Apple et de Windows) et les Bell Labs – cofinancés par le budget des agences gouvernementales – est une des raisons pour lesquelles la machine d’innovation américain est menacée. (Page 24) Rodrik (2004) affirme que le problème n’est pas dans quels types de mécanismes (R&D, crédits d’impôt, subventions) ou quels types de secteurs choisir (acier vs. logiciel), mais comment la politique peut favoriser les processus de découverte qui favorisent la créativité et l’ innovation – la nécessité de favoriser l’ exploration par essai et erreur (ce qui est le principe de base de la « théorie évolutionniste du changement économique » au chapitre 2)
Références:
[1] MIT 2013. Rapport économique Innovation, web.mit.edu/press/images/ documents/pie-report.pdf
[2] Rodrik, 2004. Politique industrielle pour le 21e siècle. CEPR Discussion Paper 4767

Chapitre 2 – Technologie, innovation et croissance.

Les politiques de redistribution progressive sont fondamentales, mais elles ne causent pas la croissance. En réunissant les leçons de Keynes et de Schumpeter, on peut la rendre possible. (Page 31) Solow a découvert que 90 pour cent de la variation de la production économique n’a pas été expliqué par le capital et le travail, il a appelé le résidu le « changement technique ». (Page 33)

La « théorie de l’évolution économique » explique cela comme un processus constant de différenciation entre les entreprises, en fonction de leur capacité à innover. La sélection ne conduit pas toujours à la « survie du plus apte » à la fois en raison des effets de rendements croissants et aussi des effets des politiques. La dynamique de sélection des marchés des produits et des marchés financiers peuvent être en désaccord.

L’innovation est spécifique à l’entreprise et très incertaine. Ce n’est pas la quantité de R&D qui compte, mais la façon dont elle est distribuée dans toute l’économie. La vieille idée que la R&D peut être modélisée comme une loterie où une certaine quantité va créer une certaine probabilité de succès de l’innovation est critiquée car en fait l’innovation serait un exemple d’une véritable incertitude Knightienne, qui ne peut être modélisée avec une distribution normale (ou toute autre distribution de probabilité). (Page 35 – à nouveau le Black Swan !)

Les systèmes d’innovation sont définis comme le « réseau des institutions dans le secteur public et privé dont les activités et les interactions initient, importent, modifient et diffusent de nouvelles technologies ». (La Théorie de l’Equilibre ne peut pas fonctionner, et plutôt que d’utiliser le calcul incrémental de la physique newtonienne, les mathématiques de la biologie sont utilisées, car elles peuvent explicitement prendre en compte l’hétérogénéité et la possibilité de dépendance de route et des équilibres multiples.) (Page 36) La perspective n’est ni micro ni macro, mais méso. Le lien de causalité entre la science fondamentale, en allant vers la R&D à grande échelle, puis les applications jusqu’à la diffusion des innovations n’est pas linéaire, mais plein de boucles de rétroaction. On doit être capable de reconnaître le hasard, la sérendipité, et l’incertitude qui caractérise le processus d’innovation. […] En utilisant l’exemple du Japon, « les contributions de l’Etat au développement au Japon ne peuvent être comprises en faisant abstraction de la croissance des entreprises comme Toyota, Sony ou Hitachi à côté du soutien public de l’Etat japonais pour l’industrie ». (Page 38)

Les systèmes régionaux d’innovation focalisent sur la proximité culturelle, géographique et institutionnelle qui crée et facilite les transactions entre les différents acteurs socio-économiques, y compris les administrations locales, les syndicats et les entreprises familiales … L’Etat agit en ralliant les réseaux d’innovation existants ou en facilitant le développement de nouveaux qui rassemblent un groupe diversifié de parties prenantes. Mais un système riche d’innovation n’est pas suffisant. L’État doit élaborer des stratégies pour le développement technologique.

Mazzacuto termine le chapitre 2 avec 6 mythes sur l’innovation, et je suis totalement d’accord avec elle!

Mythe 1 : L’innovation c’est la R&D. « Il est fondamental d’identifier les conditions spécifiques aux entreprises pour permettre que les dépenses de R&D influent positivement sur la croissance.  »

Mythe 2 : Small is Beautiful. « Il y a confusion entre la taille et la croissance. » Ce qui est important est le « rôle des jeunes entreprises à forte croissance ». Beaucoup de petites entreprises ne sont pas en forte croissance. […] « L’essentiel de l’impact est lié à l’âge. Le ciblage de l’aide aux PMEs sous forme de subventions, de prêts bonifiés ou d’allégements fiscaux impliquera nécessairement un niveau élevé de déchets. Bien que ces déchets soient est un pari nécessaire dans le processus de l’innovation », elle doit être ciblée sur une croissance élevée et non sur les PMEs [en général], à savoir le soutien aux « jeunes entreprises qui ont déjà démontré de l’ambition ».

Mythe 3 : Le capital-risque aime le risque. « Le capital-risque est rare dans la phase d’amorçage. il est de plus concentré dans les domaines à fort potentiel de croissance, à faible complexité technologique et à faible intensité capitalistique. » […] «La polarisation sur le court terme est dommageable pour le processus d’exploration scientifique qui nécessite un plus long horizon et la tolérance à l’échec ». « Les récompenses pour le VC ont été disproportionnées par rapport aux risques pris », mais Mazzacuto reconnaît également que « le capital-risque a plus réussi aux États-Unis, quand il a fourni non seulement les financements, mais aussi l’expertise dans la gestion. » Enfin « la commercialisation progressive de la science semble être improductive ».

Mythe 4 : Les brevets. « La hausse du nombre des brevets ne reflète pas une augmentation de l’innovation ». [Je ne vais pas revenir ici sur le sujet, mais relisez Contre les monopoles intellectuels]

Mythe 5: Le problème de l’Europe est avant tout celui de la commercialisation. « Si les Etats-Unis sont meilleurs dans l’innovation, ce n’est pas parce que les liens université-industrie sont supérieurs (ils ne le sont pas) ou parce que les universités américaines produisent plus de spinouts (elles ne le font pas). Cela reflète tout simplement le fait que plus de recherche se fait dans plus d’institutions, qui génèrent de meilleures compétences techniques pour le monde du travail. Le financement américain est divisé entre la recherche dans le monde universitaire et le développement de la technologie à un stade précoce dans les entreprises. L’Europe a un système plus faible pour la recherche scientifique et les entreprises sont plus faibles et moins innovantes ».

Mythe 6 : Les entreprises doivent payer moins d’impôt. « Les systèmes de crédit d’impôt R&D ne demandent pas aux entreprises responsables de chercher de nouvelles innovations qui autrement n’auraient pas eu lieu, ou qu’elles ne se contentent pas simplement de formes de développement de produits routiniers. » « Comme Keynes l’a souligné, l’investissement des entreprises est une fonction de l’instinct des investisseurs quant aux perspectives de croissance future. » Ceci n’est pas affecté par les crédits d’impôt, mais par la qualité de la de la science, de l’éducation, du système de crédit et du capital humain au niveau national. « Il est important pour la politique d’innovation de résister à l’appel des mesures fiscales de toutes sortes ».

Plus suivra quand j’aurai lu les chapitres 3 et suivants. Mais, j’ai besoin de partager certaines de mes préoccupations, d’abord en citant Mazzacuto à nouveau :

« L’entrepreneuriat par l’État peut prendre de nombreuses formes. Quatre exemples : le DARPA, les SBIR, le Orphan Drug Act, les nanotechnologies. (…) Apple est loin d’être l’exemple libéral, que semble être la société. C’est une société qui a non seulement reçu des financements précoces du gouvernement (à travers le programme SBIC), mais elle a aussi « ingénieusement » fait usage de technologies financées par les fonds publics*** pour créer des produits « intelligents » . (Pages 10-11)
Note ***: par exemple l’Internet, le GPS, l’écran tactile et Siri.

« Beaucoup de jeunes entreprises les plus innovantes aux Etats-Unis ont été financées non par du capital-risque privé, mais par le capital-risque public, tel que celui fourni par le programme SBIR (Small Business Innovation Research). » (Page 20)

Mes préoccupations sont que
– La recherche n’est pas l’innovation et le transfert est là où l’esprit d’entreprise se produit et donc l’investissement dans la recherche n’est pas l’innovation ou même être entrepreneurial. C’est du moins mon expérience dans le domaine .
– L’impact réel du SBIR est incertain
– les technologies vertes et nano ont également un impact incertain
Mais je n’ai pas encore fini de lire cet excellent travail…

Y a-t-il un âge idéal pour créer ?

Voici ma dernière contribution en date à Entreprise Romande, que le magazine a intitulé « Laisser les énergies s’exprimer dès le plus jeune âge ».

ER-Sept13-72dpi

Depuis quelques années un débat fait rage: y a-t-il un âge idéal pour créer ? Je ne parle pas de créativité artistique ou scientifique, même si la question mériterait une étude à elle-seule. Quel artiste a en effet produit une œuvre majeure après 40 ans? On attribue le prix Nobel bien souvent pour le couronnement d’une carrière mais les travaux du lauréat avait été produits des décennies plus tôt. Enfin la médaille Fields, prix suprême des mathématiques, n’est accordée qu’à des chercheurs de moins de 40 ans. En est-il de même pour la création d’entreprise ? En quelques mois, Scott Shane [1], puis Vivek Wadhwa [2] ont récemment dénoncé le mythe du jeune entrepreneur de moins de 30 ans que la Silicon Valley aurait abusivement célébré. Shane constate une activité entrepreneuriale deux fois supérieure chez les quinquas, y compris dans la haute technologie, que chez les entrepreneurs deux fois plus jeunes. Wadhwa arrive à une moyenne de 40 ans pour ceux qui réussissent.

Je ne vais pas cacher ma surprise relative à ces nouvelles analyses car mon intuition et mon expérience me faisaient tendre vers un certain jeunisme. Dans une analyse, peut-être un peu rapide, j’étais arrivé à une moyenne de 27 ans pour les célèbres entrepreneurs de la Silicon Valley (ceux qui ont créé Intel, Apple, Oracle et autres stars de l’Internet tels qu’eBay, Google ou Facebook) et même de 33 pour leurs célèbres homologues européens (SAP, Logitech, etc). L’explication me semblait simple : si l’expérience est un critère de succès important pour la gestion d’une entreprise, l’enthousiasme et l’énergie viennent compenser son absence lorsqu’il est question d’innovation de rupture, dans des marchés où l’incertitude est plus grande. De plus, l’expérience se trouve en s’entourant de professionnels confirmés. Enfin on n’a rien à perdre à 20 ans, et les charges de famille sont rarement lourdes à porter. Vive la prise de risque quand on est jeune !

Age of founders

J’ai voulu refaire ma propre analyse en étudiant les quelques 500 fondateurs de 200 sociétés, essentiellement dans le domaine de la haute technologie, aux USA mais aussi en Europe. Je suis arrivé à une moyenne de 38 ans, proche de celle évoquée par Shane et Wadhwa. Mais ne concluez pas trop vite que le débat est clos ! Le diable est dans les détails… En ne tenant compte que de la première expérience entrepreneuriale, en ne comptant que des entrepreneurs qui s’engagent corps et âme dans l’aventure (et pas de ceux qui ne sont que conseillers ou premiers investisseurs), on tombe à 34 ans. Il y a tout de même un point d’accord entre toutes ces analyses : la moyenne augmente régulièrement depuis quelques années.

Age-through-years

Je reste personnellement persuadé que la jeunesse est un atout, simplement parce que l’entrepreneuriat est affaire d’enthousiasme et d’énergie, parfois même d’inconscience. Ce n’est pas d’être jeune qui pousse à être entrepreneur, c’est d’avoir certaines qualités qui, globalement, sont plus souvent présentes chez les jeunes. Y aurait-il alors une explication qui réunisse ces messages quelque peu discordants ? Une piste qui m’est chère consiste à observer que l’expérience est utile à l’innovation incrémentale, là où l’on améliore l’existant. La créativité et l’aventure sont plus le fait de l’innovation de rupture qui a créé de nouvelles industries depuis 50 ans (l’ordinateur, le logiciel et les biotechnologies par exemple.) Autre remarque : il me semble que l’innovation est moins révolutionnaire depuis 10 ans, depuis la maturation des technologies internet. Les grandes entreprises semblent avoir repris la main comme l’ont constaté certains experts [3].

Dernier constat : l’âge moyen de ceux qui ont créé des entreprises d’exception (que je mesure par une capitalisation supérieure à $100 milliards) est de 27 ans. Même le fondateur de Genentech qui a lancé les biotechnologies avait 29 ans. Toutes ces entreprises avaient toujours un de leurs fondateurs comme CEO au moment de leur entrée en bourse. Le ralentissement de ces innovations majeures corrélé à l’augmentation de l’âge des entrepreneurs pourrait malheureusement être le signe que notre monde est moins créatif, voire vieillissant. Il n’y a sans doute pas d’âge idéal pour créer, mais il faut sans aucun doute laisser s’exprimer les énergies dès le plus jeune âge en encourageant une créativité détachée des contraintes de l’expérience et du savoir.

Références:
[1] Entrepreneurship Is a Midlife Game http://www.entrepreneur.com/article/225843
[2] The Truth About Entrepreneurs: Twice As Many Are Over 50 As Are Under 25 http://www.pbs.org/newshour/rundown/2013/04/the-truth-about-entrepreneurs-twice-as-many-are-over-50-than-under-25.html
[3] The Empire Strikes Back. http://www.technologyreview.com/news/426238/the-empire-strikes-back/

Sur un sujet connexe, j’ai été intrigué par un article du magazine suisse Bilan: L’avenir, affaire de jeunes, de Stéphane Benoit-Godet. Le voici:

L’avenir, affaire de jeunes
Google veut prolonger la vie des gens et battre la mort. Un événement qui n’a pas fait tant de vagues. Pourtant, ce n’est pas seulement un effet d’annonce. La potentialité de pouvoir télécharger sa propre mémoire d’ici à trente ans pour qu’une partie de nous puisse survivre représente un formidable défi à l’humanité et à la création.
Foutaises? Il existe beaucoup de «négationnistes du progrès», ceux qui combattent en vain leur époque car ils ne comprennent pas ses enjeux. Il y a pourtant un courant passionnant dans la science qui voit l’ingénierie, les sciences de l’information et la neurologie se retrouver.
Patrick Aebischer en est un précurseur en Europe avec sa vision qu’il a imposée à l’EPFL. D’autres travaillent d’arrache-pied à la convergence de ces différentes techniques pour arriver à la mère de toutes les épopées scientifiques, la compréhension du cerveau.
Quand Google tente cette avancée, il faut s’y intéresser car les moyens mis en œuvre dans le cadre de la division des projets spéciaux de la firme de la Silicon Valley s’avèrent colossaux. Et quand il s’agit de traiter des données à une échelle gigantesque, ses fondateurs sont des experts.
Henry Markram qui a levé 100 millions de l’UE pour son projet Human Brain à l’EPFL s’inscrit aussi parfaitement dans cette révolution. Ce qui a été possible ici grâce à la volonté d’un homme – Patrick Aebischer avait une bonne partie de l’establishment contre lui en arrivant à l’EPFL – doit se propager plus loin.
Si Larry Page et Sergey Brin, de Google, osent s’engager dans cette aventure, c’est qu’ils baignent dans ce bain d’innovation qu’est la Silicon Valley. L’endroit où se créent des start-up qui bouleversent les interactions sociales (Facebook), la technologie (Apple), la manière de s’informer (Twitter), de se déplacer (Tesla et SpaceX) ou celle de consommer (PayPal).
Ironie de l’histoire, le patron de cette dernière entreprise, David Marcus, un serial entrepreneur genevois parti en Californie, invente le futur de l’argent quand les banquiers suisses n’ont jamais été aussi mal en point.
Ce bain manque toujours ici. Le déclic consiste peut-être à encourager des gens de 20 ans et moins à créer leur entreprise. Comme les fous de la Silicon Valley qui se donnent comme mission d’améliorer la vie des gens, leur envie d’entreprendre et leur enthousiasme pourraient donner lieu à des succès immenses.

Le rêve de la Silicon Valley

Je viens de lire le même excellent article dans La Tribune de Genève (pdf ici) et 24 heures (pdf ici). Je n’ai pas les droits pour en faire la copie brute, je vous encourage donc à les lire en pdf ou à en lire ma (rapide) traduction sur The Dream of Silicon Valley.

SV-24h

Il y est question des similitudes entre la Silicon Valley et l’arc lémanique (talents, coût, traffic) mais surtout des différences démographiques, culturelles et financières. Deux extraits:

« Certains expliquent l’effervescence qui règne ici par l’urgence, raconte Christian Simm. Il faut aller vite, les gens savent qu’ils ne peuvent pas travailler 80 heures par semaine pendant vingt ans. »

« Vous voulez connaître le secret de la Silicon Valley? demande Fadi Bishara, responsable de l’incubateur Blackbox. L’échec n’est pas un problème. Il est complètement admis. On le considère même comme un apprentissage. »

Tout est dit!

PS: j’en profite pour mentionner l’excellente interview de Cédric Villani, « L’Europe des sciences, comme l’Europe tout court, a besoin de leaders. » En voici le début: Vous enseignez à Berkeley ce semestre. Comment vous paraît l’Europe, vue de Californie ?
Cédric Villani – La Californie du Nord fait rêver tout le monde, à raison d’ailleurs. C’est le pays des start-up qui deviennent grandes, de la créativité érigée en art de vivre, du high-tech et de la réussite individuelle – je suis allé voir la maison de Steve Jobs, c’est fascinant. Mais je ne me vois pas m’y installer. La Silicon Valley et ses universités prestigieuses ne doivent pas faire oublier que la Californie affronte de graves problèmes structurels : les infrastructures – routes, ponts mais aussi les administrations – sont dans un état déplorable ; l’éducation primaire, secondaire et technique n’est pas à la hauteur, sans parler de la sécurité sociale. J’y suis venu en famille avec deux jeunes enfants : c’est passionnant d’y être, mais je peux vous assurer que vues d’ici, la qualité de vie et celle des services publics en Europe sont incomparables.

Twitter dévoile ses secrets dans son document d’entrée en bourse!

Twitter a finalement publié son document S-1. En 2011, j’avais essayé de bâtir des données dans mon post, Si Twitter allait en bourse, un scénario tiré par les cheveux.

Vous pouvez comparer le tableau qui suit à celui que j’avais alors publié (cliquer sur l’image pour l’agrandir). Bien sûr il me manquait beaucoup de données mais il en manque encore. Les parts des investisseurs ne sont pas fournies dans le document. Je n’ai pas non plus celles d’un des fondateurs, Biz Stone, mais seulement celles de Jack Dorsey et de Evan Williams. Je mettrai ces données à jour dès que je trouverai plus de détails. (Un simple exemple: le tour de series A était probablement de $100k et pas de $76k.) Appréciez et réagissez!

twitter-captable-2013
cliquer sur l’image pour l’agrandir

Criteo prépare son entrée en bourse

La success story française, Criteo, vient d’annoncer son intention d’entrer en bourse au Nasdaq. Tous les détails sur le document F-1 de la SEC. J’avais essayé de construire la table de capitalisation de Criteo, un de mes exercices favoris, dans Que vaut Criteo?

Criteo-Founders

Je n’étais pas trop loin de la réalité. Les chiffres sont différents essentiellement parce qu’il y a eu un « stock split » de 2-pour-5 et d’autres choses qui me semblent assez mineures. Vous pouvez revoir cette table à la fin (tableau 3), mais d’abord voici les chiffres impressionnants de Criteo (profit & loss – tableau 1) ainsi que la structure actionnariale (tableau 2):

Criteo-P&L
Tableau 1 – Criteo P&L – cliquer sur l’image pour l’agrandir

Criteo-Owners
Tableau 2 – Les actionnaire principaux de Criteo – cliquer sur l’image pour l’agrandir

Criteo-CapTable
Tableau 3- La « vieille » table de capitalisation de Criteo – cliquer sur l’image pour l’agrandir

Les start-ups doivent-elles être davantage soutenues par l’Etat?

Tel était le sujet du débat de l’émission En Ligne Directe de la RTS auquel j’ai participé ce matin.

RTS-ENLD

Christophe Darbellay, conseiller national valaisan et président du PDC suisse avait déposé en 2009 un texte pour alléger la fiscalité des start-up. le conseil fédéral a dit non sous la forme du document: Rapport du Conseil fédéral «Diminution des recettes fiscales en cas d’exonération des jeunes entreprises développant des innovations» en réponse au postulat 09.3935 du Conseiller national Darbellay déposé le 25 septembre 2009 (document pdf).

Le document sonore devrait être disponible pendant un certain temps. Je crois que nous avons essayé de dire que le sujet est important mais mal compris. Les start-up ont besoin de talent et d’argent, mais aussi d’un environnement qui les encourage et qui soit ambitieux. Je me suis permis de citer à nouveau Neil Rimer qui avait réagi ici sur un sujet connexe: « Je continue à être sidéré par le propos qu’il n’y a pas suffisamment d’aide en Suisse pour les projets ambitieux. Nous, et d’autres investisseurs européens sommes perpétuellement à la recherche de projets d’envergure mondiale émanant de la Suisse. A mon avis, il y a trop de projets manquant d’ambition soutenus artificiellement par des organes— qui eux aussi manquent d’ambition— qui donne l’impression qu’il y a suffisamment d’activité entrepreneuriale en Suisse. » (A relire dans L’innovation en Suisse: tout changer ou continuer?)

Startup Kids, un film à voir par tous (et pas seulement les entrepreneurs)

Les films et la video sont peut-être en train de remplacer les livres et les blogs, en particulier pour communiquer sur les start-up et l’entrepreneuriat… C’est ce que m’avait dit Neil Rimer quand j’avais publié mon livre. Il est vrai qu’il y a eu récemment quelques films de fiction (Le réseau social, Jobs) et des documentaires (SomethingVentured) sans oublier quelques documents plus anciens comme Le triomphe des nerds.

Startup Kids fait sans aucun doute partie de cette tendance, et c’est un document intéressant (et divertissant). Vous pouvez voir la bande annonce ci-dessous et ensuite j’en cite quelques extraits. Ce travail m’avait été mentionné par quelques collègues (merci Corine :-)), y compris le très bon article du blog de Sébastien Flury, The Startup Kids – a film that any wannabe founder should watch!

Sur l’entrepreneuriat

StartupKids-Houston
Drew Houston, Dropbox: « C’est un peu comme sauter d’une falaise et devoir fabriquer votre propre parachute. »

StartupKids-Segerstrale
Kristian Segerstrale, Playfish: « Un entrepreneur, c’est quelqu’un qui ose avoir un rêve que peu de gens ont et, surtout, qui n’hésite pas à y investir son argent, sa parole, son temps, sa carrière et qui a l’audace de foncer pour concrétiser sa vision. »

StartupKids-Ljung
Alexandre Ljung, SoundCLoud (Suédois basé à Berlin et San Francisco): Je n’avais pas le profil type de l’entrepreneur, […] mais avec le recul, j’ai toujours eu beaucoup de projets passionnés, donc j’avais beaucoup d’esprit d’entreprise, mais pas dans le sens « business » du terme. »

Dans European Founders at Work, son co-fondateur, Eric Wahlforss indique : « Je pense que nous aurions pu facilement faire tout cela un an plus vite si nous avions pu être un peu plus audacieux et penser un peu plus en termes d’échelle dès le début. Nous avons commencé tout petit, avec presque pas d’argent, et une très petite équipe. Je pense que nous aurions pu être plus audacieux. […] Et fonctionnant avec une vision plus large dès le début. » Et puis, « Allez-y. » C’est la meilleure décision que j’ai jamais prise dans ma vie. […] Je faisais des études d’ingénierie et ainsi, j’ai eu une centaine de camarades de classe. Et je sais que presque aucun d’entre eux n’a fondé une entreprise, ce qui est fou parce que je sais que beaucoup d’entre eux avaient de bonnes idées. Mais aucun d’entre eux n’a tout à fait senti qu’ils étaient en mesure de se lancer vraiment.

La chance est un sujet important du film

Segerstrale à nouveau: «Pour réussir, une start-up a besoin de beaucoup de choses : une bonne idée, une super équipe, arriver au bon moment, avoir les investissements voulus, et elle a besoin de beaucoup de chance.»

StartupKids-Draper
Tim Draper, fondateur et investisseur, DFJ: « Le facteur chance a été très important pour les start-up qui ont connu le succès. Vous avez besoin de beaucoup de chance. 25 moteurs de recherche moteurs de recherche ont été financés avant que Google ne soit financé. Il y eut Friendster et LinkedIn et MySpace et environ 50 autres sociétés ont précédé FaceBook avant qu’il ne s’impose comme le grand gagnant sur son marché. » [Et c’était la même chose avec les sociétés d’ordinateurs dans les années 80!]

StartupKids-Klein
Enfin ne manquez pas Zach Klein (fondateur de Vimeo) dans son magnifique chalet en bois qui me rappelle le Walden de Thoreau.

Stanford va investir dans les sociétés créées par ses étudiants

« La prestigieuse université américaine Stanford va désormais investir dans des start-up. » C’est ainsi que commence un article du journal Le Monde. L’auteur, Jérôme Marin, est plutôt négatif quant à cette décision, telle la citation suivante: « La confusion des genres est alimentée même au sommet de l’université : son président entretient des liens étroits avec plusieurs géants de la Silicon Valley, notamment Google dont il est membre du conseil d’administration. » Sans chercher à polémiquer, il me semble que le journaliste se trompe.

Stanford va investir

Mais avant de vous donner mon point de vue, j’aimerais mentionner que j’ai cherché d’autres articles sur le sujet, j’en ai trouvé au moins deux:
– celui de TechCrunch, proche de celui du Monde, Stanford University Is Going To Invest In Student Startups Like A VC Firm. L’article est également critique mais mieux informé… il parle aussi des tensions entre mondes académiques et des affaires. « That tension between academia and industry was highlighted this past spring when a number of students dropped out of school to start Clinkle » avec des références à un autre article du New Yorker.
– le communiqué de l’université de Stanford, StartX, Stanford University and Stanford Hospital & Clinics announce $3.6M grant and venture fund. Si on lit le communiqué attentivement, il est question d’un don de Stanford à StartX et d’un fond conjoint Stanford-StartX. StartX est un accélérateur créé par les étudiants et je comprends que l’université soutient donc cette initiative. Il n’est pas question ici toutefois d’un fond géré par Stanford comme par un VC.

La raison pour laquelle je pense que le journaliste se trompe c’est quand il dit que « Stanford va investir dans les sociétés créées par ses étudiants ». Comme si cela était nouveau. Même si on admettait que la prise de participation dans des start-up en échange de licences de propriété intellectuelle n’est pas un investissement en soi, Stanford a tout de même pris des participations dans plus de 170 de ses start-up dans le passé.

De plus « l’endowment » de Stanford a investi au cas par cas dans de nombreuses start-up dans le passé (ainsi que dans des fonds de capital-risque). Par exemple, j’ai trouvé dans une base de données que je construis sur les entreprises liées à Stanford, que Stanford a investi dans Aion (1984), Convergent (1980), Gemfire (1995), Metreo (2000), Tensilica (1998). le site LinkSv mentionne Stanford dans 143 entreprises. [Je suis conscient qu’il y a une confusion entre investisseur et actionnaire, de sorte que le sujet reste quelque peu confus].

Enfin, dans les années 2000, le bureau de transfert de technologie de Stanford, OTL gérait deux fonds, le Birdseed Fund (pour des montants de $5k à $25k) et le Gap Fund ($25k to $250k) comme l’indique le rapport annuel d’OTL de 2002.

Il n’est donc pas du tout nouveau que Stanford investisse dans les start-up de ces étudiants ou chercheurs. Il y a toujours eu des tensions, il ne faut pas le nier non plus. Un exemple assez peu connu traite des débuts de Cisco, spin-off de Stanford. Rien donc de nouveau sous le soleil. Mais je vais ajouter sans surprise que le résultat global me semble extrêmement positif pour tous les acteurs, l’université (y compris dans sa dimension académique), les individus, les start-up et l’économie plus globalement.

Qu’est qui fait un « grand » entrepreneur? (selon Max Levchin)

Une courte citation de Max Levchin tirée du dernier numéro de la MIT Technology Review. Q: Qu’est qui fait un « grand » entrepreneur?

R: Je ne pense pas que l’entrepreneuriat puisse être enseigné. Je ne pense pas que qu’il s’agisse de: « Faites ces cinq choses et vous serez un entrepreneur. » Et par extension, je ne pense pas qu’il s’agisse de: « Faites ces cinq choses mieux et vous serez un meilleur entrepreneur. » Tous ceux que je connais ont leur propre style. Les caractéristiques communes sont tout de même identiques: l’énergie, une certaine incapacité à bien jouer en équipe, un esprit de décision, et à l’occasion, une indifférence générale au rationnel. L’entrepreneuriat est cette expérience bizarre d’avancer constamment à l’aveuglette, en décidant au fur et à mesure, et aussi en ayant cette confiance extrême que tout va bien se passer. Et la seule façon de le faire est de croire que ça va vraiment être le cas. Donc, il s’agit essentiellement d’une capacité continue à oublier votre propre incrédulité. – Max Levchin, fondateur de plusieurs sociétés, dont PayPal, qui était en 2002 lauréat des « innovateurs de moins de 35 ans » de la MIT Tech Review.

Levchin on Entrepreneurship

De plus je viens de lire une interview de Bernard Dallé, associé de Index Ventures dans Entreprise Romande, dans la même numéro spécial consacré à l’échec où j’ai écrit une courte note intitulée « La culture suisse tolère-t-elle l’échec?« . Bernard est interrogé sur les caractéristiques communes aux entrepreneurs: « Bien souvent, ils ne sont pas attirés par l’argent. Ils ne craignent pas l’échec. Leur but est d’avoir un impact sur la société ».

Les péchés capitaux de la Silicon Valley

Les gens qui me sont proches se fatiguent parfois (souvent ?) de mon enthousiasme pour la Silicon Valley. C’est bien connu, l’énergie créatrice dans l’innovation est assez unique et la création de valeur qui en découle assez énorme. Cette énergie est communicative et comme disait Steve Jobs : « Si vous regardez un peu en arrière, il y a deux ou trois choses. Le mouvement Beatnik a commencé à San Francisco. C’est une chose assez intéressante à noter. C’est le seul endroit des États Unis où le Rock’n’roll a vraiment eu lieu. N’est-ce pas ? La plupart des groupes du pays, Bob Dylan dans les années 60, je veux dire, ils sont tous venus d’ici. Je pense à Joan Baez, Jefferson Airplane, les Grateful Dead. Tout est venu d’ici, Janis Joplin, Jimmy Hendrix, tous. Pourquoi ? Vous avez aussi Stanford et Berkeley, deux universités extraordinaires qui attirent les gens brillants de toute la planète et leur font découvrir une région belle et ensoleillée, où ils trouvent d’autres gens intelligents et aussi une nourriture excellente. Et aussi beaucoup de drogue à une certaine époque. Alors ils sont restés. Il y a beaucoup de richesse humaine qui se déverse dans la région. Des gens très brillants. Les gens semblent plutôt brillants ici en comparaison au reste du pays. Ils sont plutôt plus ouverts aussi. Je crois que la région est unique et elle a une histoire qui le montre bien. Tout cela attire plus de monde. Je donne aussi un grand crédit, peut-être le plus grand crédit, à Stanford et Berkeley. » Un vrai paradis ? Voilà une jolie question ! Je vais donc essayer d’aborder un sujet moins connu, les côtés sombres de cette région, ses péchés capitaux.

google-offices
Tous ces avantages au travail ne sont pas sans conséquences négatives. Reuters/Erin Siegal
extrait de Those cool Silicon Valley offices? More like secretly evil empires

Une dévotion unique à l’intérêt personnel

Le sujet n’est pas du tout nouveau. En 1984, les auteurs de Silicon Valley Fever consacrèrent deux chapitres aux difficultés de la région, l’un intitulé « Styles de vie » et l’autre « Problèmes au paradis ». A la page 184, ils indiquent : « en 1980, les premières fissures firent leur apparition » et concluent (page 202) que « peut-être la plus grande menace de toutes est la dévotion unique à l’intérêt personnel au détriment du bien commun. »

Je pense qu’il s’agit du problème le plus grave de la Silicon Valley. Dans un article récent du Nouvel Observateur, La face cachée des oligarques du Net, Natacha Tatu critique des entrepreneurs richissimes qui « s’enrichissent parfois au mépris des intérêts américains. » En effet, les grandes sociétés de la technologie (Intel, Oracle, Google, Apple, etc) ont constitué de véritables trésors de guerre hors des États Unis et préfèrent ne pas les rapatrier pour ne pas payer des impôts qu’elles considèrent excessifs. « Le taux d’impôt effectif des géants de la high-tech est seulement de 16% en 2011. A ce petit jeu, le champion est Amazon, dont les impôts se sont élevés à seulement 3,5% des bénéfices en 2011, suivi par Xerox (7,3%) et Apple (9,8%). » selon BFM TV dans Comment Google, Apple & Co utilisent les paradis fiscaux. Et d’ajouter « En 2004, George W. Bush, magnanime, avait accordé un tel « tax holliday », où les profits rapatriés furent taxés à seulement 5%, au lieu de 35%, que HP en profita pour rapatrier 16 milliards de dollars; IBM 12 milliards; Intel 7,6 milliards; Oracle 3,3 milliards; et Microsoft 1 milliard. » Cet égoïsme fiscal peut expliquer en partie le délabrement des infrastructures (transports publics, autoroutes, écoles, services de santé), vice typiquement américain mais pas unique à la Silicon Valley. Il n’en reste pas moins que l’écart entre la richesse de la région et la pauvreté du système public est des plus extrêmes.

Une région hors de prix et de grandes inégalités

Je cite cette fois Chris Schrader dans What’s The Dark Side Of Silicon Valley? « Le niveau de richesse dans la région a entraîné une hausse du prix des maisons (à proximité des lieux de travail) à des niveaux astronomiques ». Si l’on ajoute le coût de la santé et de l’éducation, vivre dans la Silicon Valley est un cauchemar si l’on n’a pas de revenus confortables. Je ne parle pas des pauvres ou « working poor » dont la situation est des plus difficiles en admettant que leur situation soit légale. Sans oublier qu’une grande partie de la production de produits est sous-traitée dans des pays émergents aux conditions de travail plus difficiles encore. Inutile de revenir sur l’exemple de Foxconn en Chine qui fournit l’essentiel des produits Apple.

Workaholics

C’est connu. Dans la Silicon Valley. On travaille. Pas seulement pour l’argent, sans doute, mais les considérations matérielles semblent être l’unique préoccupation commune à tous. C’est sans doute la conséquence de cette dévotion à l’intérêt personnel et à une région hors de prix. Pour se payer maison, santé et éducation, il faut travailler comme un fou. Mais cela va plus loin, et cela est sans doute lié à la culture protestante du travail et aussi à la recherche de la richesse que les start-up laissent espérer. la vie sociale y est du coup sacrifiée et j’ai le souvenir que nombre d’étudiants à Stanford ne pensait qu’à leurs études, ce qui est tout de même assez triste…

Cette culture de geek ne contribue pas à faire de la Silicon Valley une société très équilibrée. Les discriminations, les inégalités y restent fortes. Noyce, le fondateur d’Intel, avait peur des syndicats et pensait que leur arrivée tuait les entreprises. Le travail au noir existe et les conditions de travail sont loin d’être aussi idyllique qu’on le décrit parfois. Plus simplement, les comportements sont souvent arrogants, hypocrites ou superficiels.

Une qualité de vie dégradée

Les auteurs de Silicon Valley Fever mentionnent quelques conséquences négatives des points précédents : l’absence de temps libre a des conséquences évidemment négatives sur la vie de famille, qui est sacrifiée à l’autel du dieu travail. peu de vacances, peu de curiosité aussi. En plus du stress lié à ces vies de familles dégradées et sans oublier un fort taux de divorce, toutes ces contraintes financières impliquent un système de transport en souffrance puisque l’on habite en général loin de chez soi. Les embouteillages y sont si déraisonnables que Chris Schrader dit: « je dois établir mon horaire en fonction du trafic domicile-travail qui me fait généralement quitter la maison bien avant 7 heures et rentrer souvent vers 20 heures. Quitter le travail à 17 heures n’a tout simplement pas de sens, parce que j’arriverais au même moment que si je partais à 19h. » Je ne parle même pas des transports en commun quasi-inexistants en comparaison des villes européennes ou même des régions métropolitaines de la côte Est des États Unis.

La sécurité n’est pas le sujet de préoccupation principale de la région de la Baie de San Francisco, mais il y a des poches d’insécurité considérables à East Palo Alto ou Oakland. Je vous laisse découvrir la photo que j’ai prise il y a quelques années.

DSC00860

Une vie socioculturelle pauvre

Contrairement à ce que je citais des affirmations de Steve Jobs plus haut, la Silicon Valley ne brille pas par sa vie culturelle. Peu de grands créateurs (en comparaison de la richesse de la région). Athènes, Rome, Florence dans un lointain passé ou Paris, Londres, Vienne et aujourd’hui New York ont fait beaucoup mieux à leur apogée. Pas de grand musée dans la région. Relativement peu de grands artistes. Pas de grande figure de la politique ou des sciences humaines malgré deux grandes universités. Si vous allez à New York, Washington, Chicago ou Los Angeles, je suis assez peu près sûr que vous y trouverez une vie culturelle plus riche.

Des comportements moutonniers

Je suis loin d’avoir fait une liste exhaustive des éléments négatifs de la région, mais je souhaite finir par un point qui crée certainement beaucoup de frustration pour les innovateurs et les créateurs. Les modes y sont si fortes qu’il est difficile de pouvoir s’y exprimer ou pire y réussir s’il l’on nage à contre-courant. Cette « herd mentality » fait que l’on écoute rarement ceux qui viennent avec des idées en apparence farfelue. Même les fondateurs de Google auront dû se débattre plusieurs mois avant de convaincre qui que ce soit. Plus récemment Elon Musk n’a pas utilisé pour Tesla Motors les investisseurs habituels de la Silicon Valley pour financer son rêve de véhicules électriques, néanmoins il est devenu la dernière coqueluche de la région. L’argent pourtant coule à flots dans des dizaines de projets similaires et souvent assez pue innovants… Les employés des start-up suivent ces modes et n’ont aucun attachement ou fidélité pour leur employeurs. Cela a sans doute quelques bons côtés (l’exigence est de mise), mais la superficialité des relations sociales en général peut devenir problématique.

Je ne renie en aucune manière mon enthousiasme pour la Silicon Valley qui reste dans mon esprit une des régions les plus dynamiques et créatrices de la planète. J’y ai trouvé inspiration et enthousiasme à des moments critiques de ma vie et la beauté de la nature environnante, l’enthousiasme (même artificiel) de la population et la douceur de vie (quand on a les moyens) en font une région des plus agréables et stimulantes. Elle n’est en est pas pour autant un paradis et il y a clairement de la place pour les améliorations.