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Doris Lessing à nouveau – à propos des Grands hommes

J’ai écrit dans Testament ou témoignage ? Lessing, Reich, Grothendieck, Jobs, Arles à quel point j’avais aimé lire Le carnet d’or.

Je viens de lire une page étrange qui m’a intrigué. Et encore plus étrange, j’ai découvert que la traduction française (que j’ai découverte en premier) était assez différente de la version originale. Allez sur l’article en anglais pour comparer ou à ma traduction ci-dessous. Voici le texte original (mais allez jusqu’à la fin de l’article pour une autre surprise) :

Mais, ma chère Anna, nous ne sommes pas les ratés que nous croyons. Nous passons notre vie à lutter pour faire accepter à des gens à peine moins sots que nous les vérités que les grands hommes ont toujours sues. Ils ont toujours su, depuis dix mille ans, qu’en enfermant un être humain dans un isolement total on peut faire de lui un ou une bête. Ils ont toujours su qu’un homme pauvre ou terrorisés par la police ou par son propriétaire est un esclave. Ils ont toujours su qu’un homme terrorisé est cruel. Ils ont toujours su que la violence entraine la violence. Et nous le savons. Mais les grandes masses, dans le monde, le savent-elles ? Non. Notre travail consiste à le leur dire. Car les grands hommes ne peuvent pas y perdre leur temps. Leur imagination s’emploie déjà à inventer des moyens de coloniser Vénus ; ils créent déjà dans leur esprit une vision d’une société composée d’être humains libres et nobles. Pendant ce temps, les êtres humains ont dix mille ans de retard sur eux, et sont prisonniers de la peur. Les grands hommes ne peuvent pas y perdre leur temps. Et ils ont raison. Parce qu’ils savent que sommes là, nous, les pousseurs de pierre. Ils savent que nous continuerons à pousser des rochers sur les premiers contreforts d’une immense montagne, pendant qu’ils sont déjà libres au sommet. Ils comptent sur nous, et ils ont raison. Et c’est pour cela que finalement nous ne sommes pas inutiles.

Voici maintenant ma traduction de la version originale, elle est assez différente de la traduction française au Livre de poche !

Toi et moi, Ella, nous sommes les ratés. Nous passons notre vie à nous battre pour que des gens un peu plus stupides que nous acceptent des vérités que les grands hommes ont toujours connues. Ils savent depuis des milliers d’années qu’enfermer une personne malade à l’isolement l’aggrave. Ils savent depuis des milliers d’années qu’un pauvre qui a peur de son propriétaire et de la police est un esclave. Ils le savent. Nous le savons. Mais la grande masse éclairée du peuple britannique le sait-elle ? Non. C’est notre tâche, Ella, la tienne et la mienne, de leur dire. Parce que les grands hommes sont trop grands pour être dérangés. Ils découvrent déjà comment coloniser Vénus et irriguer la lune. C’est ce qui est important pour notre temps. Toi et moi sommes les pousseurs de rochers. Toute notre vie, toi et moi, nous mettrons toutes nos énergies, tous nos talents, à pousser un gros rocher sur une montagne. Le rocher est la vérité que les grands hommes connaissent par instinct, et la montagne est la bêtise de l’humanité. Nous poussons le rocher. Parfois, j’aimerais être mort avant d’avoir obtenu ce travail que je voulais tellement – je le considérais comme quelque chose de créatif.

Je ne sais pas quelle version je préfère, mais j’ai été vraiment assez étonné par ce que Doris Lessing a écrit il y a plus de cinquante ans, d’autant plus que cela me rappelle la citation de Wilhelm Reich dans le post que j’ai mentionné ci-dessus.

Maintenant honte sur moi ! J’ai eu un gros doute et je ne pouvais pas croire que le traducteur était si créatif, alors j’ai regardé à nouveau et j’ai trouvé cette nouvelle partie :

Toi et moi, Ella, nous sommes des ratés. Nous passons notre vie à nous lutter contre des gens à peine plus sots que nous pour leur faire admettre des vérités que les grands esprits ont toujours connues – ils ont su depuis des milliers d’années qu’on aggrave l’état d’un homme malade si on le confine en isolement total. Ils ont su depuis des milliers d’années qu’un homme terrorisé par son propriétaire ou par la police est un esclave. Ils l’on su. Nous le savons. Mais la grande masse éclairée du peuple britannique le sait-elle ? Non. Notre tâche, à toi et à moi, consiste à le leur dire. Car les grands esprits sont trop grands pour qu’on les dérange. Ils sont déjà en train de découvrir comment coloniser Vénus et irriguer la lune. C’estcela qui compte à notre époque. Toi et moi, nous sommes des pousseurs de rochers. Toute notre vie, toi et moi, nous consacrerons notre énergie et tous nos talents à pousser un gros rocher jusqu’au commet de la montagne. Le rocher est la vérité que les grands esprits connaissent d’instinct, et la montagne est la bêtise de l’humanité. Nous poussons le rocher. Je regrette parfois de ne pas être mort avant de pratiquer ce métier qui m’attirait tant – je l’imaginais créatif.

Pourquoi y avait-il Anna et Ella, j’aurais dû y penser tout de suite. La partie sur Ella est à la page 247 et celle sur Anna à la page 711 de ma version. Mon erreur au moins est une indication de l’étrange richesse du roman de Lessing.

Testament ou témoignage ? Lessing, Reich, Grothendieck, Jobs, Arles

Août est un bon moment pour regarder en arrière. C’est en pensant à cela que je me suis demandé s’il y avait une étymologie commune à testament et témoignage. Apparemment, il n’y en a pas. Peu importe… 1370 posts depuis juillet 2007 (en fait plutôt 700 puisque ce blog est bilingue français-anglais, c’est un par semaine), 600 commentaires (ah ah!) et de nombreuses leçons.

Le mois d’août a aussi été un mois spécial à plusieurs égards, notamment culturel… J’ai lu Le Carnet d’Or de Doris Lessing, un roman remarquable. Voici un extrait : « comme toute autre institution, le Parti communiste continue d’exister grâce à ce processus qui consiste à absorber ses propres critiques – ou bien il les absorbe, ou bien il les détruit. J’ai toujours vu la société, les sociétés, organisées ainsi : une section dirigeante, ou gouvernement, et d’autres sections en opposition; la section la plus forte finit par être transformée ou supplantée par la section opposante. Mais il n’en est rien : soudain je vois tout différemment. Non, il existe un groupe d’hommes endurcis et fossilisés auxquels s’opposent de jeunes révolutionnaires enthousiastes, comme John Butte autrefois – ainsi se crée un ensemble, un équilibre. Et puis un groupe d’hommes endurcis et fossilisés comme John Butte, auquel s’oppose un groupe de gens neufs, à l’esprit vif et critique. Mais le noyau de pensée morte et sèche ne pourrait pas exister si les pousses vivantes de vie neuve ne se transformaient pas rapidement, à leur tour, en bois mort desséché. Autrement dit, moi, « camarade Anna » – et l’intonation ironique du camarade Butte m’épouvante lorsque j’y repense -, je maintiens le camarade Butte en vie, je le nourris, et je me substituerai à lui le moment venu. Et lorsque je pense à cela, estimant que rien n’est ni bien ni mal, ce n’est qu’un processus, une roue qui tourne, la frayeur m’envahit car tout en moi se révolte contre une telle conception de la vie » (traduction de Marianne Véron pour Le livre de poche).

Cela m’a rappelé un autre post en date de mai 2009 sur innovation et révolution que j’ai trouvé un peu similaire. Les entrepreneurs sont les révolutionnaires de notre temps. Et il avait ajouté : « La démocratie fonctionne mieux quand il y a ce genre de turbulences dans la société, quand ceux qui ne sont pas aisés ont une chance de gravir les échelons économiques en utilisant leur intelligence, leur énergie et leurs compétences pour créer de nouveaux marchés ou mieux servir les marchés existants. puis leurs anciens concurrents. » Vous le trouverez ici, Entrepreneurs et Révolution. Aussi une citation de Malcolm Little, que j’avais copiée dans mon livre. « Alors qu’il était à l’école, relate-t-il, son enseignante lui demanda ce qu’il souhaiterait faire quand il serait grand. Avocat, répondit-il. Gênée, elle lui répondit qu’il devrait plutôt songer à être charpentier en raison de ses qualités manuelles, mais surtout de son statut. Ce jour-là, il décida de ne plus accepter ce genre de conseils ».

Le mois d’août a aussi été l’occasion de voir quelques-unes des Rencontres photographiques d’Arles.

Quelques expositions, de gauche à droite et de bas en haut : Masculinités, Pieter Hugo, Jazz Power !, Sabine Weiss, The New Black Vanguard, Thawra ! ثورة Révolution !, Désidération (Anamanda Sîn)

Les Street Artists ont également été actifs en août. Regardez Banksy or Invader. Les artistes montrent le monde tel qu’il est, les crises, de plus en plus sa diversité, ses incertitudes aussi. La transmission, l’acceptation de disparaître ont été ici des thèmes récurrents, une vision plutôt darwinienne du monde. Et c’est pourquoi je voudrais juste mentionner à nouveau quelques autres citations importantes pour moi :

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« Je vais te dire quelque chose, petit homme : tu as perdu le sens de ce qu’il y a de meilleur en toi. Tu l’as étranglé. Tu l’assassines partout où tu le trouves dans les autres, dans tes enfants, dans ta femme, dans ton mari, dans ton père et dans ta mère. Tu es petit et tu veux rester petit. » Le petit homme, c’est vous, c’est moi, c’est nous. Le petit homme a peur, il ne rêve que de normalité, il est en nous tous. Le refuge vers l’autorité nous rend aveugle à notre liberté. Rien ne s’obtient sans effort, sans risque, sans échec parfois. « Tu cherches le bonheur, mais tu préfères la sécurité, même au prix de ta colonne vertébrale, même au prix de ta vie. » Wilhelm Reich déjà publié en mars 2010.

sjobs

Personne ne souhaite mourir. Même ceux qui rêvent du paradis ne veulent pas mourir pour y monter. Et pourtant la mort est la destination que nous partageons tous. Personne n’y a jamais échappé. Et c’est ainsi que cela doit être, parce que la Mort est sans doute la plus belle invention de la Vie. Elle l’agent du changement pour la Vie. Elle nettoie l’ancien pour laisser la place au neuf. Vous êtes le neuf, mais un jour, pas si éloigné, vous deviendrez progressivement l’ancien et vous serez nettoyé. Désolé d’être aussi tragique, mais c’est la vérité. Votre temps est compté, alors ne le gaspillez pas à vitre la vie d’autrui. Ne restez pas prisonnier des dogmes, c’est-à-dire du résultat des pensées d’autrui. Ne laissez pas le bruit des opinions assourdir votre propre voix intérieure. Et plus important encore, ayez le courage de suivre votre cœur et votre intuition. Ils savent quelque part déjà ce que vous voulez vraiment devenir. Tout le reste est secondaire. Steve Jobs déjà publié en juillet 2007.

Enfin non pas une citation mais un extrait de texte sur la manière dont Alexandre Grothendieck découvrit lui aussi ce passage douloureux de la jeunesse à la future disparition: En mai 1968, la machine se dérègle. Shourik, comme l’appellent ses proches, se rend à Orsay pour dialoguer avec les « contestataires ». L’anar se fait conspuer par les « enragés ». Le réprouvé se découvre mandarin. « Après, il n’était plus le même » […] « Ça a été une gifle terrible, c’était d’une violence inouïe ». J’ai parlé de ce génie des mathématiques en mars 2016 et août 2020.

Je termine ce post qui peut paraître un peu lugubre avec un lien vers un excellent article sur la confiance en la science : Peut-on apprendre à être plus rationnel ? Il est optimiste, enthousiaste et montre que nous pouvons être réalistes sur le monde et nos limites tout en restant positifs et heureux. Juste un témoignage ou un petit testament fragile.

Connaissances, compétences et personnalité des entrepreneurs

Un ami (merci Kevin!) vient de retweeter ce qui suit: Quels types de connaissances, de compétences et de traits de personnalité sont communs aux entrepreneurs qui ont réussi ?

J’ai tendance à être d’accord à 100% mais j’ai peut-être une vision idéalisée de ma propre expérience ! Cela m’a également rappelé une autre citation de la même période (2011 vs 2010) de Steve Blank: « Ces dix dernières années, nous avons cru bâtir une méthodologie répétable (agile and customer development, [lean startup], business model design) au point de croire à une science, que quiconque pourrait appliquer. Je commence à entrevoir mon erreur. Ce n’est pas que la méthode soit fausse, mais tout le monde ne peut également en tirer le meilleur parti. De la même manière que le traitement de texte, excellent outil par ailleurs, n’a jamais fait l’écrivain, un processus d’innovation bien pensé ne garantira pas le succès. » Blank ajoute que « tant que l’on ne saura pas vraiment comment enseigner la créativité, le succès sera toujours limité. Tout le monde n’est pas artiste, après tout. » L’intégralité de l’entretien se trouve sur archive.org.

et aussi Komisar: « Je pense qu’il y a des choses que vous ne pouvez pas apprendre à l’école et je ne suis même pas sûr que vous puissiez apprendre cela sur le tas. Il y a un caractère entrepreneurial. Certaines personnes l’ont et d’autres pas. Certaines personnes peuvent ne pas penser qu’elles ne l’ont pas, et elles peuvent l’avoir. Beaucoup de gens pensent l’avoir, et ne l’ont pas. »

Comment les Offices de Transfert de Technologie vont plus loin dans la création de startups

Comment les Offices de Transfert de Technologie (OTT) vont plus loin dans la création de startups, était le thème d’un atelier de la conférence BIG auquel j’ai participé ce 1er octobre 2020. Si vous avez un peu de temps, voici une retransmission:

C’est un sujet que j’ai déjà abordé ici
– en novembre 2013 : Que demandent les universités aux start-up pour une licence de propriété intellectuelle?
– en juin 2015 : Les universités doivent-elles s’enrichir avec leurs spin-offs?
et plus généralement avec le tag #tranfert-de-technologie

Réactions bienvenues…

Une comparaison des systèmes d’innovation suisse et français

Voici ma dernière contribution en date à Entreprise romande, elle date de février 202, pré-confinement Covid…

Une comparaison des systèmes d’innovation suisse et français.
Hervé Lebret, ancien responsable de l’Unité start-up, EPFL.

Ayant quitté la Suisse en août dernier après plus de vingt ans passés au service de l’innovation hightech pour retrouver mon beau pays natal, la France, où je vais continuer à travailler avec les fondateurs de startup, je vais tenter de faire ici une brève comparaison des deux systèmes d’innovation, avec pour objectif de donner quelques conseils à mes amis restés en Suisse, en admettant que cela soit nécessaire !

Au risque de décevoir le lecteur, c’est à la marge que je vois des différences et cela est sans doute une bonne nouvelle. Dans les vingt dernières années, tous les états européens ont pris conscience de l’importance de l’innovation pour le futur de l’économie et des emplois ; on parle FrenchTech, SwissTech, mais sur le fond on parle d’autant plus de la même chose que la mobilité des idées, des personnes et des entreprises atténue les caractères nationaux.

Il y a pourtant encore quelques différences. Ce qui saute le plus aux yeux, au risque de la cari-cature, c’est que la France reste l’état centralisé que Louis XIV puis Napoléon ont sculpté alors que la Suisse est viscéralement fédérale. Ainsi la BPI, Banque Publique d’Investissement, semble faire la pluie et le beau temps à Paris et en régions et je ne crois pas qu’il existe un équivalent en Suisse. La CTI, qui serait le plus proche d’une agence d’innovation nationale, gère quelques centaines de millions là où la BPI gère des dizaines de milliards. Le ratio est sans commune mesure avec la taille relative de l’économie des deux pays.

Les deux agences ont de grandes similarités dans le sens où elles financent nombre de pro-grammes depuis la sensibilisation et la formation à l’entrepreneuriat jusqu’au financement de projets d’innovations dans les centres de recherche et aux conseils personnalisés aux entrepre-neurs. Il y a toutefois une nuance de taille : la puissance publique ne finance pas directement les entreprises ni les fonds d’investissements en Suisse et ces activités sont laissées au secteur privé alors qu’en France, la BPI finance startups et fonds de capital-risque. C’est une différence majeure qui explique en partie la faiblesse du capital-risque en Suisse. L’impact reste pourtant difficile à mesurer car les startups suisses vont chercher du capital à l’étranger.

Le système français reste aussi plus bureaucratique malgré des changements considérables depuis quelques années. La Suisse reste plus pragmatique : philosophiquement il me semble que la loi dicte ce qui est permis en France, ce qui est interdit en Suisse, c’est une nuance de taille qui rend la Suisse plus flexible et n’oublions pas qu’une plus petite taille présente de nombreux avantages face à la complexité. Pourtant je me suis demandé ces dernières années si le système suisse n’avait pas une certaine tendance à se complexifier et même se rigidifier comme le système français, mais il s’agit là d’une impression ; je ne dispose pas d’assez de données. Je pense par exemple à tous les programmes nationaux ou internationaux, dont l’objectif est de rendre l’écosystème plus visible : Digital Switzerland d’un côté, Startup Nation de l’autre ; Human Brain d’un côté, ordinateur quantique de l’autre. Malheur à ceux qui n’en sont pas membres…

Alors si je peux permettre un conseil, l’innovation n’est pas une grosse machine que l’on plani-fie. Il vaut mieux une multitude d’initiatives que de gros programmes. Face à la France du CAC40, la Suisse a toujours préféré son tissu de PMEs, au risque pour chaque pays d’oublier l’importance des startups. Chaque pays a fait du chemin, mais j’ai une petite crainte d’une convergence vers cette planification complexe et légèrement bureaucratique que j’ai sim-plement touchée du doigt. En réalité, l’innovation est objet fragile qu’il faut traiter avec beau-coup de bienveillance et de tact [1].

[1] https://www.startup-book.com/fr/2015/10/19/les-ingredients-dun-ecosysteme-entrepreneurial-selon-nicolas-colin/

Le défi de trouver des startup prometteuses

La prédiction est un exercice très compliqué, spécialement quand elle concerne le futur, attribué à Niels Bohr.

On m’a demandé hier quelles startups parmi celles que je connaissais étaient les plus prometteuses. Je préfère donc vous renvoyer à la citation ci-dessus car je n’ai pas compris le potentiel de Google et de Skype lorsque j’en ai entendu parler pour la première fois. Je suis moins timide de mon manque de talent car cette difficulté de prédiction a été reconnue par d’autres.

Déjà en 2011, j’avais posté sur le sujet dans Les loupés du capital-risque. Vous devriez lire les exemples d’Amazon et de Starbucks donnés par OVP.

J’ai donc fait une petite recherche et retrouvé quelques exemples supplémentaires de l’antiportfolio de BVP (Bessemer Venture Partners) ainsi que du livre The Business of Venture Capital de Mahendra Ramsinghani. Prenez-y plaisir !

Tout d’abord dans le livre The Business of Venture Capital à la page 207:

L’investisseur légendaire Warren Buffet admirait Bob Noyce, cofondateur de Fairchlid Semiconductor et Intel. Buffet et Noyce étaient administrateurs du Grinnell College, mais lorsque Intel lui a été présenté, Buffet a décliné l’une des plus grandes opportunités d’investissement de sa vie. Buffet semblait «confortablement dépassé» lorsqu’il s’agissait de sociétés de nouvelles technologies et avait un parti pris de longue date contre les investissements technologiques.

Peter O. Crisp de Venrock ajoute ses échecs à la liste : Une « petite entreprise à Rochester, New York [est venue vers nous, et un de nos juniors] n’a vu aucun avenir [pour] ce produit… cette entreprise, Haloid, est devenue Xerox. » Ils ont également manqué Tandem, Compaq et Amgen.

ARCH Venture Partners a raté Netscape – ce petit projet que Marc Andreessen a commencé à l’Université de Chicago. Une opportunité qui, selon Steven Lazarus, aurait valu des milliards ! « Nous n’avons tout simplement jamais frappé à la bonne porte », disait-il. Finalement, ARCH a décidé d’embaucher une personne à temps plein pour garder un œil sur la technologie qui sort des universités pour «s ‘assurer que nous ne manquerons pas cette porte la prochaine fois ».

Deepak Kamra de Canaan Partners commente ses regrets: «Oh, mon Dieu, j’en ai trop… cela me déprime. Un de mes amis chez Sun Microsystems m’a appelé et m’a demandé de rencontrer un ingénieur de Xerox PARC qui avait des idées pour concevoir une puce et ajouter des protocoles pour construire ce qui est maintenant connu comme un routeur. Les moteurs de la bande passante et du trafic Web étaient de bons indicateurs du marché, et il cherchait juste 100000$. Je ne faisais pas du tout de transactions aussi petites et je lui ai dit de lever des fonds auprès de ses amis et de sa famille et de revenir quand il aurait quelque chose à montrer. » Cet ingénieur était le fondateur de Juniper Networks. Il a obtenu ses 100000$ de Vinod Khosla. Khosla, alors avec KPCB, a ajouté une introduction en bourse à sa longue liste de succès. Juniper a glissé des mains de Kamra parce que c’était trop tôt. Et bien sûr, c’était une période exubérante où tout le monde était inondé de centaines d’opportunités chaque jour.

KPCB a raté une opportunité d’investir dans VMWare car la valorisation était trop élevée: une erreur, selon John Doerr.

Draper Fisher Jurvetson (DFJ) était initialement disposé mais a finalement renoncé à Facebook (aïe!), Car la société estimait que l’évaluation était trop élevée à 100 millions de dollars pré-money. KPCB, ne voulant pas être exclu d’une opportunité comme Facebook, a investi 38 millions de dollars ou une évaluation de 52 milliards de dollars.

Tim Draper de DFJ, a refusé Google « parce que nous avions déjà six moteurs de recherche dans notre portefeuille ». K. Ram Shriram a failli manquer l’occasion d’investir dans Google lorsqu’il a parlé aux fondateurs. « J’ai dit à Sergey et Larry que le temps des moteurs de recherche était révolu mais je suis heureux de vous présenter tous les autres, qui voudront peut-être acheter votre technologie. Mais six mois plus tard, Ram Shriram, qui avait une fois refusé Google, a alors investi 500 000 $ comme l’un des premiers investisseurs privés.

Soit dit en passant, le père de Tim Draper, Bill, a également manqué Yahoo. Vous pouvez vérifier The Startup Game de Bill Draper.

Maintenant, quelques exemples de l’antiportfolio BVP mis à jour:

AirBnB: Jeremy Levine a rencontré Brian Chesky en janvier 2010, le premier mois de revenus de 100 000 $. La demande d’évaluation de 40 millions de dollars de Brian était « folle », mais Jeremy a été impressionné et a prévu de se reconnecter en mai. À l’insu de Jeremy, les 100k$ en janvier sont devenus 200k en février et 300k en mars. En avril, Airbnb a levé des fonds à 1,5 fois le prix « fou ».

Facebook: Jeremy Levine a passé un week-end dans une retraite d’entreprise à l’été 2004 à esquiver les pitches enragés du jeune étudiant d’Harvard Eduardo Saverin. Finalement, coincé dans une file d’attente pour le déjeuner, Jeremy a donné un sage conseil : « Mon garçon, tu n’as pas entendu parler de Friendster ? Oublie. C’est fini ! »

Atlassian: Byron Deeter avaut pris un vol direct pour Sydney pour visiter Atlassian en 2006 quand il avait eu vent d’un outil de développeur en provenance d’Australie (quel endroit !). Les notes de la réunion incluaient « totalement autofinancé, a commencé avec une carte de crédit » et « un énorme potentiel, mais Scott & Mike ne veulent jamais être une entreprise cotée ». Des années et d’innombrables réunions plus tard, la première opportunité d’investissement est apparue en 2010, mais la valorisation de l’entreprise de 400 millions de dollars était considérée comme un peu « riche ». En 2015, Atlassian est devenu le plus grand succès technologique de l’histoire australienne, et les actions que nous avons refusées valent aujourd’hui plus d’un milliard de dollars.

Tesla: En 2006, Byron Deeter a rencontré l’équipe et testé un roadster. Il a déposé une caution sur la voiture, mais est passé sur l’opportunité de la société à marge négative en disant à ses partenaires: « C’est un gagnant-gagnant. Je reçois une excellente voiture et un autre VC la paie! » La société a dépassé 30 milliards de dollars de capitalisation boursière en 2014. Byron a payé le prix fort pour son modèle X.

eBay: David Cowan a décliné la série A. « Équipe de débutants, cauchemar réglementaire et, 4 ans plus tard, une acquisition de 1,5 milliard de dollars par eBay ».

Mais l’une des plus belles histoires dont j’avais entendu parler est Nolan Bushnell, fondateur et PDG d’Atari, déclinant Apple… J’en avais entendu parler à travers Something Ventured (à ne pas manquer). Plus ici dans Comment Nolan Bushnell d’Atari a refusé l’offre de Steve Jobs d’un tiers d’Apple pour 50 000$ (lien en anglais).

Le mouvement lean startup – mon scepticisme

J’ai relu aujourd’hui un texte sur l’importance du mouvement lean startup. Je n’ai jamais été un grand fan. Bien sûr, vous devez interagir avec les clients (au moins pour vendre quelque chose) mais vous ne devez pas devenir l’esclave de vos clients ni pivoter dès que vous ne pouvez pas obtenir de validation de leur part.

Ne vous méprenez pas, je suis un grand fan de Steve Blank et du développement client, j’utilise beaucoup son travail. Mais il y a tellement d’incertitude, l’outil ne doit pas remplacer la vision et l’intuition de l’entrepreneur. Laissez-moi citer encore Horowitz par exemple: « Déterminer le bon produit est le travail de l’innovateur, pas le travail du client. La cliente ne sait ce qu’elle pense qu’elle veut qu’en fonction de son expérience avec le produit actuel. L’innovateur peut prendre en compte tout ce qui est possible, mais doit souvent aller à l’encontre de ce qu’elle sait être vrai. En conséquence, l’innovation nécessite une combinaison de connaissances, de compétences et de courage. Parfois, seul le fondateur a le courage d’ignorer les données. »

Cela m’a rappelé que j’avais lu quelque chose à ce sujet de Peter Thiel. Je l’ai retrouvé dans un article de 2014: Les entrepreneurs doivent-il avoir des compétences en start-up ? Deux réponses contre-intuitives. Voici ce que Thiel avait dit: « Qu’est-ce que je pense du mouvement Lean Startup et de la pensée itérative où vous obtenez les commentaires des gens en opposition à la complexité qui peut ne pas fonctionner. Personnellement, je suis assez sceptique de toute la méthodologie Lean Startup. Je pense que les très grandes entreprises ont fait quelque chose qui était un peu plus qu’un saut quantique, une amélioration prodigieuse qui les différencie vraiment de tout le monde. Ils n’ont généralement pas fait de vastes enquêtes sur les clients; les gens qui dirigeaient ces entreprises, parfois, pas toujours, ont souffert de formes légères de syndrome d’Asperger, de sorte qu’ils ne sont pas réellement influencés et pas si facilement découragés par ce que les autres leur ont dit de faire. Je pense que nous sommes trop concentrés sur l’itération comme une modalité et pas assez d’essayer d’avoir un lien ESP virtuel avec le public et à trouver par nous-mêmes. »

Et ce matin, j’ai trouvé une autre contribution au débat datant de 2015, qui mérite d’être lu: Peter Thiel a raison sur le Lean Startup .

En deux mots, « Lean Startup est mieux utilisé comme outil pédagogique pour ceux qui ont besoin d’un peu d’aide pour apprendre à utiliser leurs neurones miroirs pour ressentir les besoins réels des vraies personnes qu’ils cherchent à servir. Cela peut aider réduire le gaspillage. Cela peut aider à ralentir le taux de déclin des organisations qui sont disruptéess. »

Qu’est-ce qu’une startup ? (partie 4)

J’ai utilisé à nouveau aujourd’hui la merveilleuse définition de Steve Blank d’une startup que j’avais utilisée pour la dernière fois en 2013 ici.

Vous pouvez l’écouter la donner à Helsinki en 2011 à l’université Aalto

ou grâce à son Mooc ici:

C’est évident une fois que vous l’avez entendu mais cela a pris des années à être conçu!

Dans ces temps incertains de Coronavirus, je ne peux que vous encourager à la relaxation. Une manière pour moi l’a été à travers Recomposed by Max Richter – Vivaldi’s Four Seasons.

Sciences appliquées? Est-ce que cela existe?

J’ai dû attendre de nombreuses années pour découvrir qu’il y avait un livre écrit sur la science et l’innovation qui montre de façon convaincante qu’il n’y a pas de modèle linéaire d’innovation décrit généralement ainsi: recherche fondamentale → recherche appliquée → développement → (production et) diffusion

Merci à Laurent de m’avoir mentionné Pasteurs Quadrant: Basic Science and Technological Innovation par Donald Stokes. Il y a plus sur Wikipédia.

Pasteur lui-même aurait dit: «Il n’y a pas de science pure et de science appliquée, mais seulement la science et les applications de la science». Plus précisément, il semble avoir encore dit selon Wikipédia à nouveau:
« N’oubliez pas qu’il n’y a pas de sciences appliquées, mais seulement des applications de la science. »
et
« Non, mille fois non, il n’y a pas une catégorie de sciences à laquelle on puisse donner le nom de sciences appliquées. Il y a la science et les applications de la science, liées comme le fruit de l’arbre qui la portait. »

Je suis d’accord avec cela depuis tant d’années et pour les mêmes raisons, je n’ai jamais vraiment compris le concept de R&D, je veux dire pourquoi les concepts de recherche et développement seraient associés dans la même unité, mais c’est un sujet légèrement différent!

Voici un long extrait de Stokes (traduit du pdf trouvé ici [pages ) qui mérite d’être lu, je pense:

Les exemples de l’histoire de la science qui contredisent la forme statique du paradigme d’après-guerre remettent également en question la forme dynamique. Si les objectifs appliqués peuvent influer directement sur la recherche fondamentale, la science fondamentale ne peut plus être considérée uniquement comme un générateur de découvertes scientifiques isolé, alimenté par la curiosité, qui est ensuite converti en nouveaux produits et processus par la recherche appliquée et le développement dans les étapes ultérieures du transfert de technologie. Cette observation, cependant, ne fait que préparer le terrain pour un compte rendu plus réaliste de la relation entre la science fondamentale et l’innovation technologique.

Trois questions d’importance croissante se posent à propos de la forme dynamique du paradigme de l’après-guerre. La moins importante est de savoir si le modèle parfaitement linéaire rend compte trop simplement des flux de la science à la technologie. Une ironie de l’héritage de Bush est que cette image graphique unidimensionnelle est celle qu’il n’a lui-même presque certainement jamais entretenue. Ingénieur avec une expérience inégalée dans les applications de la science, il était parfaitement conscient des voies complexes et multiples qui mènent des découvertes scientifiques aux avancées technologiques et des retards très variés associés à ces voies. Les percées technologiques qu’il a contribué à favoriser pendant la guerre dépendaient généralement des connaissances de plusieurs branches scientifiques disparates. Rien dans le rapport de Bush ne suggère qu’il approuve le modèle linéaire comme le sien.

Les porte-parole de la communauté scientifique qui se sont prêtés à cette simplification excessive dans les premières années de l’après-guerre ont peut-être estimé que c’était un petit prix à payer pour pouvoir communiquer ces idées à une communauté politique et à un public plus large pour qui la science était toujours une activité éloignée et obscure. Ce calcul pourrait bien avoir guidé les rédacteurs du deuxième rapport annuel de la National Science Foundation, car ils ont exposé le modèle linéaire dans le langage simpliste cité plus haut dans ce chapitre. Quoi qu’il en soit, ces porte-parole ont fait leur travail suffisamment bien pour que l’idée d’une flèche allant de la recherche fondamentale à la recherche appliquée et au développement et à la production ou aux opérations résume encore souvent la relation entre la science fondamentale et les nouvelles technologies. Mais il simplifie et déforme si manifestement les réalités sous-jacentes qu’il a commencé à prendre feu presque dès qu’il a été largement accepté.

En effet, le modèle linéaire a été une cible si facile qu’il a eu tendance à détourner le feu de deux autres idées fausses moins simplistes intégrées à la forme dynamique du modèle d’après-guerre. L’une d’elles était l’hypothèse selon laquelle la plupart ou la totalité des innovations technologiques sont finalement enracinées dans la science. Si Bush n’a pas souscrit à une image linéaire de la relation entre la science et la technologie, il a affirmé que les découvertes scientifiques sont la source du progrès technologique, aussi multiples et inégales que soient les voies entre les deux. Dans ses mots,

les nouveaux produits et les nouveaux procédés ne semblent pas pleinement développés. Ils sont fondés sur de nouveaux principes et de nouvelles conceptions, qui à leur tour sont minutieusement développés par la recherche dans les domaines les plus purs de la science.

Même si nous permettons des délais considérables dans l’influence de la « science intégrée » à la technologie, ce point de vue surestime considérablement le rôle que la science a joué dans le changement technologique à tout âge. À chaque siècle précédent, l’idée que la technologie était fondée sur la science aurait été fausse. Pour la majeure partie de l’histoire de l’humanité, les arts pratiques ont été perfectionnés par des « ‘améliorateurs’ de la technologie », selon la phrase de Robert P. Multhauf, qui ne connaissaient aucune science, qui n’aurait pas été très utile si elle l’avait été.

[…]

Mais le défaut le plus profond dans la forme dynamique du paradigme de l’après-guerre est la prémisse que de tels flux entre la science et la technologie peuvent être uniformément à sens unique, de la découverte scientifique à l’innovation technologique ; c’est-à-dire que la science est exogène à la technologie, aussi multiples et indirectes que soient les voies de connexion. Les annales de la science suggèrent que cette prémisse a toujours été fausse dans l’histoire de la science et de la technologie. Il y avait en effet un flux inverse notable, de la technologie à la science, de l’époque de Bacon à la deuxième révolution industrielle, les scientifiques modélisant une technologie réussie mais ne faisant pas grand-chose pour l’améliorer. Multhauf note que les physiciens du dix-huitième siècle « ont plus souvent été trouvés à essayer d’expliquer le fonctionnement d’une machine existante qu’à suggérer des améliorations ».

Bricolage et Innovation (sans oublier Christensen)

Le bricolage n’est pas un mot, me semble-t-il, que l’on associe aisément au mot innovation. Et pourtant ! Il revient plusieurs fois sur ce blog comme l’indique le tag #bricolage. Et voici la référence à un joli article de Paul Millier intitulé L’ingénieur, le bricoleur et l’innovateur. Je ne suis pas sûr qu’il soit en accès libre alors en voici un bref extrait:

L’autre manière d’innover est celle du « Bricoleur » [1], qui lui, au contraire, rassemble des morceaux pour se faire une idée du tout. Il collecte de gauche et de droite des éléments disparates qu’il conserve « au cas où cela puisse servir ». Il les réunit, il les assemble, il les organise et les réorganise jusqu’à ce que tout à coup – de manière presque surprenante – cela prenne du sens et que l’innovateur puisse dire « eurêka ». Bon sang, mais c’est bien sûr ! Comment n’y avait-on pas pensé avant ? La valise et la roulette existaient indépendamment l’une de l’autre jusqu’au jour où quelqu’un les a rapprochées pour faire la valise à roulettes. Comment pourrions-nous imaginer aujourd’hui de voyager sans valise à roulettes ? C’est cela une innovation radicale.

[1] Le terme « Bricoleur » utilisé ici n’a aucun caractère péjoratif, bien au contraire. Il correspond à une profonde distinction proposée par Claude Lévi Strauss dans “La pensée sauvage” (1962) entre deux démarches (également valides) celle du “savant”, de “l’ingénieur” qui se définit par un projet, et celle du “bricoleur” qui s’arrange avec les “moyens du bord” (et donc avec le client dans le cas de l’innovation). Ce terme est tout à fait positif chez cet auteur comme d’ailleurs chez tous ceux qui, dans l’analyse stratégique la sémiotique ou la sociologie, ont repris cette notion.

Le mot bricolage en innovation, je l’avais découvert avec un magnifique texte de Tom Wolfe, The Tinkerings of Robert Noyce, que je vous encourage vivement à (re)lire!

PS: Ne pas mentionner dans un poste sur l’innovation le décès de Clayton Christensen le 23 janvier 2020 aurait été une erreur et le mentionner simplement comme post-scriptum ici en est probablement une autre, mais je ne pourrais rien faire de mieux que
1- l’article de The Economist – https://www.economist.com/business/2020/01/30/clayton-christensens-insights-will-outlive-him
2- l’article de Nicolas Colin – https://europeanstraits.substack.com/p/what-europe-could-learn-from-clay
Si vous ne connaissiez pas Clayton Christensen, vous êtes chanceux, vous allez pouvoir maintenant découvrir son travail!