La Tech – Quand la Silicon Valley refait le Monde (la fin)

Je fais la publicité de ce livre auprès de mon entourage. C’est sans doute le livre que j’aurais aimé écrire. Tout est dit, comme l’on dit parfois! On pourra retrouver les deux précédents articles sur ce livre ici et .

Les ouvriers de la Silicon Valley

Le chapitre 6 est consacré aux développeurs, aux codeurs. L’historien Alfred Chandler a mis en lumière la manière dont la centralisation des informations et des prises de décision par des top et head managers, situés au sommet de divisions distinctes, constituait un avantage comparatif pour les entreprises phares apparues au XIXe siècle dans les domaines des transports, de l’énergie et des communications. Les manageurs y prévalent en tant qu’intermédiaires entre des producteurs-offreurs et des clients-demandeurs. Ils incarnent et concentrent le pouvoir pour des raisons fonctionnelles, car ils permettent de faire circuler de manière cohérente, hiérarchique et verticale l’information et les prises de décisions au sein des entreprises.
A travers les écrits et les conclusions de F. Brooks ([dans
The Mythical Man-Month] transparait un modèle inverse. Selon lui, pour laisser libre cours au processus d’itération nécessaire à la production logicielle, le travail doit être coordonné de manière horizontale, pour favoriser l’accompagnement dans la continuité du développement du logiciel. Il plaide en faveur de petites équipes réunies autour d’un travailleur central, qu’il compare à un « chirurgien en chef » placé, non plus en amont et en surplomb comme dans les grandes entreprises analysées par A. Chandler, mais au cœur de l’action.
Ce mode d’organisation vise à s’adapter au type de produit que sont le logiciel et ses caractéristiques en termes de production. Les développeurs se projettent dans un travail sans en connaître l’issue, le temps nécessaire ou les propriétés finales du processus de production. La conception logicielle procède ainsi nécessairement via des projections. Si les développeurs peuvent s’appuyer sur des scénarios, des visions, des schémas, des diagrammes, ces derniers ne permettent pas une coordination durable et stable à la différence des scripts dans le cinéma ou des partitions dans le domaine de la musique. Cette dimension explique le rôle attribué aux manageurs dans les entreprises de la Silicon Valley. Il ne s’agit pas de faire circuler l’information entre des responsables situés à la tête de différentes divisions pour contrôler le travail de subordonnés mais de veiller à la cohérence et la coordination de l’équipe dans le cadre d’un projet.
[…] Si les développeurs ne peuvent s’appuyer sur des supports de continuité en aval, ils mobilisent une série d’outils en amont du processus de production [Pages 316-18].

Fonder son entreprise

Fonder son entreprises représente un choix plus radical. […] Ce passage à l’acte entrepreneurial s’avère paradoxal si l’on considère le traitement dont les développeurs sont gratifiés au sein des entreprises de la Silicon Valley et les faibles chances de conduire une entreprise au succès, soit, suivant les critères des investisseurs, une revente ou une entrée en Bourse. Pour ceux qui travaillent pour les grands noms de la Tech, démissionner pour fonder sa propre entreprise implique de renoncer pour une période indéterminée à un haut salaire, des bonus, une assurance maladie, des services de restauration et de transports gratuits, des congés maternité et paternité, des systèmes de garde d’enfants, etc., le tout pour une quantité de travail supérieure. De ce point de vue, la création d’entreprise ne remplit pas les critères de choix rationnel au sein d’un groupe professionnel pourtant attaché à l’objectivité, la raison et la logique.
Si beaucoup mentionnent la culture entrepreneuriale de la Silicon Valley pour justifier ce changement de cap, ils soulignent également la volonté de conserver le contrôle de la valeur possiblement générée par leur travail. En effet, la création d’entreprise s’avère pour les développeurs non pas le plus sûr moyen d’enrichissement mas celui qui représente le plus grand potentiel
[Page 335].

Burning man, un carnaval inversé

En commençant la lecture de la dernière partie de son ouvrage, je me suis demandé pourquoi Olivier Alexandre consacrait autant de pages à cet événement si particulier qu’est le festival de Burning Man. Le chapitre qui lui est consacré mérite donc une lecture attentive, à commencer par une note à la page 529 : « L’habitus est un ensemble de dispositions durables qui consiste en catégories d’appréciation et de de jugement et engendre des pratiques sociales ajustées aux positions sociales. Acquis au cours de la prime éducation et des premières expériences sociales, il reflète aussi la trajectoire et les expériences ultérieures : l’habitus résulte d’une intégration progressive des habitudes sociales. C’est ce qui explique que, placé dans des conditions similaires, les agents aient la même vision du monde, la même idée de ce qui se fait et ne se fait pas, les mêmes critères de choix de leurs loisirs et de leurs amis, les mêmes goûts vestimentaires ou esthétiques » [Anne-Catherine Wagner dans Les 100 mots de la sociologie].

Il est de ce point de vue remarquable que le terme « connexion » trouve au Burning Man des utilisations multiples : se connecter avec les autres, se reconnecter avec soi-même, se connecter avec le festival, connecter les différentes étapes de sa vie (ou selon la formule de Steve Jobs « connect the dots ») ou encore prendre de la MDMA ou du LSD pour mieux « sentir la connexion » (avec les autres personnes, l’environnement, etc.), etc. Ce mode d’engagement, qui repose sur l’immédiateté et l’interaction, conduit in fine à mettre en jeu les habitudes, les représentations stabilisées et incorporées, y compris en termes de représentation de soi. Cette mise en jeu des habitus procède d’une série d’épreuves [Pages 361-62].

Comme vu précédemment, la Silicon Valley se caractérise par un important renouvellement de travailleurs. Leur forte mobilité géographique fait peser une incertitude sur la pérennité des relations. L’idée qu’un départ presque du jour au lendemain, appartient au domaine des possibles demeure profondément ancrée dans les esprits. D’autant plus que la Silicon Valley compte parmi les taux de divorce les plus hauts du pays depuis les années 1980 et les expatriés ne voient que rarement leurs familles. Pour ces différentes raisons, le Burning Man représente pour certains participants une « famille » de substitution. En 2008, 67% des participants étaient en relation avec des Burners en dehors du festival [Page 380].

Pour les participants, le festival tend de différentes manière à enchanter un monde qu’ils contribuent le reste de l’année à désenchanter par la production d’outils numériques, d’instruments de mesure, de méthodes de calcul et d’une démarche rationaliste. L’art n’y est pas tenu pour un objet mais un support d’interaction. EN tant que composant d’un environnement, il permet le développement de compétences en amont, durant et en aval du festival. Ce dernier confronte les Burners à une série d’épreuves dont les apprentissages et expériences sont réinvestis durant le reste de l’année, dans le cadre de projets. En cela, le Burning Man ne constitue pas une simple fête, un festival ou un laboratoire, mais un dispositif qui rend possible l’interconnexion entre des individus, des répertoires de compétences et des communautés de pratiques. Il conduit à la construction d »un éthos orienté vers le changement. [Page 382]

La Silicon Valley, un projet politique ?

Olivier Alexandre termine son ouvrage par ce que représente la région d’un point de vue politique. Lieu d’expérimentation par excellence, cette région est aussi à l’origine ou au développement de mouvements tels que le libertarianisme, le transhumanisme et le long-termisme, dont la figure qui suit montre les influences et les relations (voir la page 361 et la source originale en date de 2013 sur le blog de Julia Galef). Eux-mêmes sont des mélanges ou une synthèse de l’anarchisme, le libéralisme et l’isolationnisme [Page 387]. Leur vision politique se caractériserait par un manque d’empathie ainsi que par la volonté de dépasser les frontières de l’esprit et du corps [Page 388].

A nouveau, Olivier Alexandre fait une description subtile de la région : on peut s’interroger légitimement sur la nouveauté, la cohérence de cette constellation au sein d’une région qui compte en majorité des progressistes pragmatistes, des libertariens pro-gouvernement, des libéraux votant en majorité démocrates, qui (tout comme Elon Musk) plébiscitent l’État investisseur tout en réclamant des baisses d’impôt. [Page 394] Et d’ajouter en note 12, page 501: Les libertariens ne comptent que pour une minorité au nord de la Californie. Le parti libertarien recensait 2600 inscrits sur les 468000 électeurs dans la ville de San Francisco au début des années 2010.

Je ne peux m’empêcher d’ajouter ici quelques références supplémentaires pour mes propres archives :
– The vast majority of tech entrepreneurs are Democrats — but a different kind of Democrat. A big new survey tells us a lot about Silicon Valley’s politics by Dylan Matthews, Sep 6, 2017
– Techno-féodalisme de Cédric Durand. Voir une critique de Jérémy Lucas sur Dygest.
– Mouvement syndical et critique écologique des industries numériques dans la Silicon Valley de Christophe Lécuyer dans Réseaux 2022/1 (N° 231), pages 41 à 70
– Quelques articles avec le tag #politique sur ce blog sont le récent ouvrage de Anthony Galluzzo qui a participé avec Olivier Alexandre à des émissions sur France Culture.

L’impact sur la région est connu et n’est pas nouveau même s’il s’est amplifié. L’attractivité de la région a de trop nombreux laissés pour compte et le constat existait déjà en … 1979. Voir par exemple Silicon Valley, more of the same que je publiai aux débuts de ce blog. L’extrait suivant mérite d’être recopié ici : “En 1979, j’étais étudiante à Berkeley et j’ai été l’une des premières universitaires à étudier la Silicon Valley. J’ai terminé mon programme de maîtrise en rédigeant une thèse dans laquelle j’ai prédit avec confiance que la Silicon Valley cesserait de croître. J’ai soutenu que le logement et la main-d’œuvre étaient trop chers et que les routes étaient trop encombrées, et même si le siège social et la recherche des entreprises pouvaient rester, j’étais convaincu que la région avait atteint ses limites physiques et que l’innovation et la croissance de l’emploi se produiraient ailleurs au cours des années 1980. Il s’avère que j’avais tort”

« Je ne blâme pas nécessairement les travailleurs. […] Dans l’ensemble les vraies gens de l’industrie de la Tech ne cherchent pas à faire du mal. En fait, ils cherchent à faire le bien, en tout cas de la manière dont ils le voient, surtout les anciens, les OP [Old Programmers]. Mais ils ne sont qu’un rouage d’un système plus vaste qui est sinistre. L’une des choses que j’essaie de faire comprendre aux gens avec qui je travaille à propos de cette industrie, c’est que l’un des meilleurs aspects de celle-ci est de travailler avec des personnes très intelligentes sur des projets auxquels on se consacre totalement. Quand on travaille comme ça, il y a quelque chose qui se passe… qui fait oublier tout le reste. C’est comme dans une guerre… ça amène les gens à développer une psychologie où ils deviennent myopes à ce qui les entoure. Ça c’est le travail passionné, et c’est merveilleux. Mais si vous devenez myope, vous ne pouvez rien voir en dehors de votre champ de vision parce que vous êtes immergé là-dedans. Du coup, ils ne sont pas contre le droit au logement, ou plus de justice sociale. C’est juste que ça ne fait pas partie de leur conscience, ils ne sentent pas qu’ils ont la capacité de s’en soucier ou d’y penser, parce qu’ils sont tellement concentrés sur la tâche qui est devant eux. Lorsque nous avons créé cette organisation, j’ai eu la chance de vivre quelques expériences qui m’ont ouvert les yeux sur l’influence corruptrice de l’argent. Donc nous n’organisons pas de galas à prix élevés, je ne m’adresse pas aux riches fondation familiales, aux entreprises ou autres pour collecter des fonds » [Page 438, Brian Basinger, Juillet 2016].

Il est difficile de finir la lecture d’un tel livre et d’en faire la recension. Je ne peux qu’en encourager une dernière fois la lecture. Je vais me contenter de quelques citations complémentaires : « Le douloureux paradoxe de la technologies moderne, c’est qu’elle a connu un succès fulgurant, mais qu’elle a aussi échoué lamentablement. Nous vivons dans ce paradoxe qui remet en question le sens même d’être moderne » [Page 455 de Lee Bailey dans The Enchantements of Technology].

Ce livre est une description d’un monde ultra-compétitif mais enchanté, balzacien en ceci que la grandeur des ambitions tutoie la fragilité des solutions. Son analyse servira à celles et ceux désireux de « changer le monde » tout autant qu’à leurs critiques décidés à penser de nouveaux modèles [Page 456].

Merci à Olivier Alexandre.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Time limit is exhausted. Please reload CAPTCHA.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.