La Tech – Quand la Silicon Valley refait le Monde

J’ai eu la chance de participer à un débat sur France Culture avec Olivier Alexandre l’auteur de La Tech – Quand la Silicon Valley refait le Monde. Je dis bien « chance » car j’ai pu découvrir un livre qui est, selon moi, un des meilleurs sur ce sujet mal connu et fantasmé qu’est cette région d’innovation et de startups. D’ailleurs Fred Turner spécialiste de la région a écrit sur LinkedIn : « If you read French, you should read this book — a rich, up-close view of Silicon Valley by an outsider who became an insider long enough to learn the system. Highly recommended » (Si vous lisez le français, vous devriez lire ce livre – une vue riche et détaillée de la Silicon Valley par un étranger qui est devenu un initié assez longtemps pour comprendre le système. Hautement recommandé.)

C’est peut-être parce qu’Olivier Alexandre n’était pas un spécialiste de la région au début de sa carrière de sociologue que son ouvrage est passionnant. Le recul dont il fait preuve (ce qui n’est pas toujours le cas des analystes qui prennent souvent un point de vue trop négatif ou trop positif) et la variété des sujets qu’il étudie (alors que je n’en suis qu’au tiers de la lecture) me confortent dans ce jugement que j’espère confirmer quand je serai arrivé à la dernière page. En voici quelques illustrations.

Des joueurs plus que des acteurs

Pour rendre compte de cet état d’esprit et des conditions qui le favorisent, il faut donc opérer un détour phénoménologique. Les entrepreneurs, investisseurs et ingénieurs cherchent à changer le monde, c’est à dire à le mettre en jeu. Le terme de jeu ne s’entend pas ici au sens de l’oisiveté (les passe-temps) ou de phénomène ludique (l’amusement), mais recouvre une portée mondaine, soit la volonté de modifier l’organisation du monde au moyen de nouvelles technologies. Pour cette raison, on ne qualifiera pas les travailleurs de la Silicon Valley d’« agents », d’« actants » ou d’« acteurs » mais de joueurs, une notion dont l’équivalent anglais y est souvent mobilisée (« players », qu’ils soient « new », « big » ou « global »). Elle ne désigne pas une catégorie professionnelle spécifique, mais une mentalité en même temps qu’un régime d’action. [Page 28]

« On était tous plus ou moins en doctorat au MIT. Mes cofondateurs ont fait la tournée [roadshow] des VCs. On était encore étudiants, on trouvait ça cool, de prendre un avion, de se retrouver dans des bureaux à parler de recherche pour avoir de l’argent de gens qui te disent : Super, vas-y, prends cet argent, et tu repars avec vers l’aéroport. C’était beaucoup plus excitant que la vie du reste de nos potes à l’université. Pour un gamin de 25 ans, te retrouver avec 2 ou 3 millions en banque, c’est super grisant. On est allés à un distributeur de billets, voir la balance de notre compte en banque… Et on projetait : de quoi on allait avoir besoin, comment évaluer les risques de ce qu’on faisait… On commençait à se payer, ce qui représentait pour un étudiant un paquet de fric assez dingue, dans les 80000 dollars par an, par rapport au 25000 d’un thésard. Et on a emménagé dans la baie… Pour faire une start-up, tu dois avoir une idée… Mais le truc, c’est que les gens vont changer, ton idée va changer, il faut être prêt à ça. Et nous, on était pas prêts à ça. On se disait qu’on était super intelligents et que notre techno était super cool, ce qui n’était pas la bonne manière de faire [rires]. Après plusieurs mois, on est arrivés à la conclusion qu’on était différents, dans nos personnalités, nos agendas, sur ce que c’était pour nous une entreprise ou ce qu’elle n’est pas… Donc, au final, l’un est parti chez Google, un autre est reparti à la fac, et nous on a recommencé quelque chose à deux. Les VCs nous ont dit : OK vous avez tout cramé, mais voici de l’argent, 2-3 millions, on croit en vous. » [Page 96]

« Ici, tu vois deux choses : des gens intelligents et de l’argent. L’argent, il y en a beaucoup et depuis longtemps. Est-ce que c’est une bulle ou pas ? C’est pas le problème. L’enjeu, c’est la concentration. Quand tu vas sur Sand Hill Road [rue où sont situées les principales enseignes de capital-risque], sur quelques kilomètres, tu as une quantité de fric insensée qui est concentrée… Le capital-risque dans le monde c’est 87 milliards de dollars, les deux-tiers c’est aux États-Unis, et la moitié de ça, c’est dans la Silicon Valley. Quand tu prends conscience de ça, tu te dis Waouh … ça veut dire que les deux ressources de la réaction chimique pour entreprendre de grandes choses sont disponibles ici. Paul Graham [fondateur de l’accélérateur Y Combinator] dit que c’est suffisant. Mais il n’y a pas que ça. C’est un peu comme à Hollywood, avec des universités qui jouent intelligemment leur rôle dans une économie à la fois globale et locale : il y a des labos qui font de la recherche, des gens spécialisés, etc. Dans l’industrie du cinéma, il y a des gens qui sont capables de faire de la conciergerie de haut niveau, d’acheter ou liquider une boîte, de négocier des contrats à six, sept, huit zéros. C’est la même chose ici. Il y a cette économie de services spécialisés, qui est sous la surface, qui est cet élément invisible mais déterminant. C’est de cela dont dépend la capacité de valoriser une boîte, c’est à dire lui attribuer une valeur, ou la liquider. Dans tous les sens du terme ; et c’est infiniment précieux, les avocats, les banques spécialisées, les VCs, les cabinets RH spécialisées dans les start-up, etc. » [Page 70]

C’est une autre façon éclairante de décrire Les ingrédients d’un écosystème entrepreneurial comme les évoquent Nicolas Colin, Martin Kenney ou encore Paul Graham. L’auteur montre également que deux lois importantes, la loi de Moore et la loi de Metcalfe ont eu un fort impact dans la création d’un cercle vertueux de prophéties auto-réalisatrices. [Pages 47-52]

Un capitalisme à l’envers

Dans la Silicon Valley, trois caractéristiques rendent particulièrement complexe la tenue d’une juste comptabilité : la gratuité partielle des services, la pratique de l’échange, et la proportion d’échecs. [Page 89] … La valeur d’échange correspond à la valeur d’usage. Il en va toutefois autrement des services immatériels, dont la consommation peut être collective. Pour cette raison, les économistes qualifient les biens immatériels de biens publics. [Page 90]

« Sur mes deux premières start-up, on n’a jamais trouvé le market fit. Jamais. » [Page 93] La paternité de « market fit » est attribuée à l’un des premiers capital-risqueurs de la région, Don Valentine. Marc Andreessen contribua à la populariser dans les années 2000, à travers un billet sur son blog. A propos des inégalités de succès des start-up, il identifie trois facteurs : l’équipe, le produit et le marché, en soulignant que le plus important de ces trois éléments pour la réussite d’une entreprise est le troisième terme, le marché (ou « market fit ») justifiant cette position ainsi : « Dans un grand marché – un marché avec beaucoup de clients potentiels réels -, le marché tire le produit de la start-up. Le marché doit être satisfait et le marché sera satisfait par le premier produit viable qui se présentera. Le produit n’a pas besoin d’être génial, il doit juste fonctionner. Et le marché ne se soucie pas de la qualité de l’équipe, tant que l’équipe peut produire ce produit viable. En bref, les clients frappent à votre porte ; l’objectif principal est de répondre au téléphone et à tous les e-mails des personnes qui veulent acheter. Et lorsque vous avez un excellent marché, il est remarquabelement facile de faire évoluer l’équipe à la volée. » Traduit par l’auteur à partir de web.stanford.edu/class/ee204/ProductMarketFit.html [Note 14 page 497] On retrouve ici ainsi les fondamentaux recherchés par les VCs, comme indiqué dans En quoi le capital-risque de la Silicon Valley est-il unique ?

Je me devais de nuancer Olivier Alexandre, mais c’est au niveau du détail, tant la première partie de ce livre est réussie ! « Kleiner Perkins connait plusieurs années difficiles, avant de réaliser un conséquent retour sur investissement avec Sun Microsystems et Lotus Development au début des années 1980. En dépit de leur rivalités, elles [Sequoia et Kleiner Perkins] réalisent, un investissement conjoint dans Google en juin 1999, à l’initiative du micro-investisseur Ron Conway, contre 5% des parts de l’entreprise. » [Page 125] Alors mes nuances sont les suivantes :
– le premier fonds de KP fut particulièrement performant, dès 1972, comme indiqué dans A propos du premier fonds de Kleiner Perkins,
– je pense que et KP ont investi $25M pour 34% de Google lors du series B et que Ron Conway n’est arrivé qu’après ; je pense que Andy Bechtolsheim était le business angel mais je peux me tromper. Mais là on est dans le micro-détail. Par contre Pierre Lamond chez Sequoia m’avait détrompé en m’indiquant que malgré leur rivalité, KP et Sequoia avaient assez souvent investi ensemble. La fameuse co-opétition de ce monde, on est en concurrence mais on collabore… Voir When Kleiner Perkins and Sequoia co-invest(ed).

Les cultures de la Silicon Valley

La Silicon Valley est plutôt pauvre dans le domaine de la culture (les arts et autres manifestations de l’activité intellectuelle humaine considérées collectivement) et Olivier Alexandre le montre en comparant le nombre de cinémas, de librairies et de galeries d’art à San Francisco et dans d’autres villes du monde. Les musées de la Silicon Valley à l’exception d’un sur le campus de l’université de Stanford ne sont pas vraiment impressionnants.

La culture de la Silicon Valley est par contre unique. Alexandre mentionne l’éloge du faire, la liberté au travail, une société ouverte, une tradition d’accueil, une élite progressiste. « Ce qui m’a tout de suite marqué, c’est qu’ils discutaient de ce qu’ils faisaient, ils parlaient, sans se cacher, partageaient de l’information, parlaient de leur business… Des gens qui pour moi étaient a priori concurrents… Là où j’étais passé, à Paris, à New York, tu devais rester cachotier. Aujourd’hui, ça fait sept ans que je suis là, je sais maintenant que c’est un trait culturel typique d’ici. Si tu compares à ailleurs, sur le plan des traits culturels, psychologiques, il y a cette capacité à dire les choses. » [Page 156] Comment ne pas penser au méconnu Wagon Wheel Bar.

In fine, la prévalence des notions d’écosystème et de communauté illustre les ambiguïtés de cette industrie, certes localisée mais à vocation globalisée : ouverte à l’intégration des nouveaux entrants ; mais sélective et darwinienne. [Page 165]

J’espère vous avoir donné envie de découvrir ce livre passionnant. Et sans doute à suivre… (en fait ici)

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