Archives de l’auteur : Hervé Lebret

Entrepreneur en résidence, entrepreneur en série et quoi d’autre ?

J’étais ce matin à une grand-messe de l’écosystème français d’innovation et après une présentation sur le sujet de l’entrepreneuriat, je me suis permis de poser une question sur l’importance donnée aux entrepreneurs en résidence, aux entrepreneurs en série, mais aussi à l’idée de mettre ensemble chercheurs et étudiants en science et technologies d’une part et étudiants en école de commerce de l’autre, ces derniers ayant une sensibilité au et peut-être une plus expérience du business. J’ajoutai que de mon point de vue, dans l’entrepreneuriat, au niveau international, ces concepts n’ont eu qu’un faible impact pour ne pas dire aucun sur la création de valeur…

J’ai senti une incompréhension quant à ma question, ce qui n’est en soi pas étonnant puisque ces idées ont justement été choisies pour développer ou encourager l’entrepreneuriat. Ce n’était pas qu’une sensation puisque trois personnes m’indiquèrent ne pas vraiment comprendre ma question (même si quelques personnes dans l’audience semblèrent acquiescer et d’autres vinrent me voir plus tard pour me remercier d’avoir posé la question).

Je vais donc essayer de développer mon point de vue et de clarifier la raison de la question. J’ai la conviction développée et je crois confirmée depuis des années que l’innovation est faite par des talents assez bruts. Je ne vais que rappeler une de mes citations préférées : Il y a quelques années, un grand cabinet de conseil a publié un rapport recommandant à toutes les entreprises de nommer un directeur de l’innovation. Pourquoi ? Prétendument pour établir une « uniformité de commandement » sur tous les programmes d’innovation. Nous ne savons pas ce que cela signifie, mais nous sommes pratiquement sûrs que les termes « uniformité de commandement » et « innovation » n’appartiennent pas à la même phrase (à part celle que vous lisez actuellement). […] L’innovation résiste obstinément aux tactiques de gestion traditionnelles de style MBA. Contrairement à la plupart des autres choses dans les affaires, elle ne peut pas être détenue, mandatée, ou prévue. On ne doit pas dire quoi faire aux gens innovants, ils doivent être autorisés à le faire. Si vous êtes intriguée, vous retrouverez le contexte ici.

L’idée que les gens sans expérience ont besoin d’être aidés et accompagnés (je ne dis pas encouragés ou stimulés) me pose question depuis que j’ai découvert le monde des startup. Bien sûr, il est difficile d’entrer dans un monde que l’on ne connait pas. Il faut le côtoyer, s’y confronter. Mais pourquoi alors vouloir « gérer » ces (futurs) talents bruts en leur proposant des entrepreneurs en résidence, des serials entrepreneurs ou même des étudiants d’école de commerce ?

La réalité est qu’il faut des modèles pour ces talents bruts. Tom Perkins l’exprimait ainsi : La différence est question de psychologie : tout le monde dans la Silicon Valley connaît quelqu’un qui réussit très bien dans des petites entreprises de haute technologie, les start-ups ; alors ils se disent « Je suis plus intelligent que Joe. S’il a pu gagner des millions, je peux gagner un milliard. C’est ce qu’ils font et ils pensent qu’ils réussiront et en pensant qu’ils peuvent réussir, ils ont de bonnes chances de réussir. Cette psychologie n’existe pas tellement ailleurs.

Les serial entrepreneurs, j’ai déjà analysé leur performance dans des papiers que la lectrice intéressée pourra trouver ici ou . En résumant, leur performances se dégradent statistiquement au fil du temps ! Les entrepreneurs en résidence, je les mentionne dans un article que j’avais traduit ici. Enfin le mythe de l’association entre étudiants techniques et commerciaux a la peau tout aussi dure que l’idée qu’il faut associer profils techniques et business chez les fondateurs de startup. Je me souviens de manière anecdotique d’un séminaire au MIT en 2004 où la même idée alors assez répandue dans la région du Boston d’associer un MBA d’Harvard et un PhD du MIT avait été battue en brèche comme illusoire. Quelles grandes startups réunissent de tels profils ? Je vous laisse y réfléchir. Les fondateurs sont avant tout des gens qui se comprennent, peuvent travailler ensemble. Plus tard, ils iront chercher les compétences qui leur manquent.

Voici une très belle citation pour enfoncer le clou : Les outils de mesure de la performance sont parfaits pour améliorer les performances opérationnelles. Il n’y a rien de mal avec cette aspiration ou avec les outils eux-mêmes; toutes les entreprises peuvent perpétuellement avoir besoin de s’améliorer, et utiliser les meilleures pratiques est incontestablement efficace. Mais en plus de connecter les mesures avec les améliorations réelles, le peloton de cadres diplômés des écoles de commerce en est venu à croire que les outils étaient la réponse à tout, y compris la façon dont une entreprise doit élaborer une stratégie pour quelque chose de nouveau. Bien que la recette du succès ne se trouve pas dans les livres et que tout un chacun n’est pas entrepreneur simplement parce qu’il a lu un livre sur l’entrepreneuriat, la notion dominante est que la stratégie pour quelque chose de nouveau est presque équivalente à diminuer les coûts de quelques pour cent chaque année, à améliorer progressivement les tactiques de vente et analyser un ratio de performance clé ici et ajouter un autre membre de l’équipe, et généralement être opportuniste. C’est issu du très bon L’illusion de l’innovation. Plus drôle encore : Les recruteurs n’ont jamais cherché à trouver des entrepreneurs comme Elon Musk ou Mark Zuckerberg pour occuper des postes clés dans des multinationales. Ils voulaient des cadres ayant des spécialités en optimisation, en gestion, en logistique, en marché de capitaux et en autres fonctions opérationnelles clés d’une entreprise. […] Et ces partenaires étaient des planificateurs, pas des entrepreneurs. Et que dire de cela: Les business schools peuvent-elles enseigner l’entrepreneuriat?

Bon je vais m’arrêter avec ce « billet d’humeur » mais je vais tout de même citer l’écrivain qui m’aide à poursuivre les choses malgré tout (n’oublions pas la belle citation de Churchill, le succès c’est aller d’échec en échec sans perdre son enthousiasme). Je ne parle pas de Churchill mais de Stefansson. Il comprend brusquement quelque chose, comme si quelqu’un avait tout à coup levé le voile d’illusions qui couvre le monde – lequel lui apparaît maintenant tel qu’il est en réalité. Il comprend que la conception qu’il a du réel se trouve là, sous ses yeux, imprimée dans les mots et les images de ce quotidien qu’il a survolé tous les matins pendant des années, ingurgitant à son insu la vision développée dans ces pages. Une conception du monde qui est un assemblage d’opinions rances, d’idées croupies, de toutes ces choses qui ont pris le dessus et que nous baptisons pensée dominante, ce que nous nommons réalités tangibles. […] Du reste, quelle est notre nature profonde, quel est le point de vue adéquat, cette nature profonde est-elle une illusion, peut-être ne sommes nous rien de plus qu’un récipient rempli à ras bord de pensées dominantes, des points de vue consensuels, peut-être n’entrevoyons nous presque jamais ce qu’est une pensée libre au fil de notre vie, sauf à travers quelques fulgurances bien vite étouffées, aussitôt éteintes par les idées croupies et rances que distillent les informations, la publicité, les films, les chansons à succès ; chansons de variété et de vérité ? [D’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds, p.274-76]

Oser lire Jón Kalman Stefánsson

Je parle rarement de littérature, de sujets qui n’ont rien à voir avec le monde des startups. Mais voilà, parfois, la nécessité et le bonheur s’imposent. En 2023, j’ai découvert un romancier admirable : Jón Kalman Stefánsson.

Sa trilogie romanesque demande une lecture lente et attentive tant la langue est profonde et poétique. En voici quelques exemples à travers les titres des chapitres :

Entre ciel et terre

Nous sommes presque uniquement constitués de ténèbres
Le gamin, la mer et le paradis perdu
L’enfer, c’est de ne pas savoir si nous sommes vivants ou morts
Le gamin, le Village de pêcheurs et la trinité profane

La tristesse des anges

Nos yeux sont telles des gouttes de pluie
Certains mots forment des gangues au creux du temps, et à l’intéreur se trouve peut-être le souvenir de toi
La mort n’est d’aucune consolation
Le voyage : Si le diable a créé en ce monde autre chose que l’argent, c’est la neige qui s’abat sur les montagnes

Le coeur de l’homme

Ce sont là des histoires que nous devons conter
Un antique traité de médecine arabe affirme que le coeur de l’homme se divise en deux parties, la première se nomme bonheur, et la seconde, désespoir : En laquelle nous faut-il croire ?
La fibre céleste de l’homme
La vie elle-même n’est-elle pas ce grandiose instrument dissonant que le Seigneur a négligé d’accorder
Cette plaie béante au sein de l’existence
Ce maudit monde est-il habitable aussi longtemps que tu m’aimes
Notre plus grande tristesse est de n’exister plus
Où cesse la mort, ailleurs qu’en un baiser ?

Et voici un plus long extrait

Il n’y a rien à ajouter sinon qu’il faut oser plonger dans une écriture magnifique. Enfin si ! Stefansson c’est l’Islande. Et mon dernier coup de coeur de cette ampleur date d’il y a une dizaine d’années, j’avais de la même manière plongé dans trois ouvrages de la philosophe Cynthia Fleury.
MesLivres-Cynthia-Fleury
(avec ici une longue interview traduite en anglais)

Marie Curie dans le Morbihan par Xavier Jaravel

Voici un essai court, dense, convaincant que devraient lire tous ceux que l’innovation intéresse. Le sujet est pourtant complexe, mais l’auteur en donne une vision claire et argumentée. Alors en voici mon résumé ou plutôt des extraits choisis, car il faut aller directement au texte dont la lecture ne prend qu’une heure ou deux !

Un diagnostic

La taxation ?

Dans le top 1% de la distribution des revenus, environ 70% des contribuables touchent des revenus issus de l’entrepreneuriat, un chiffre qui augmente encore pour les plus riches, atteignant 85% pour le top 0,1%. [Page 21]

Une liste des individus avec les plus hauts patrimoines est dressée chaque année par le magazine Forbes : moins de 10% des individus apparaissant sur la liste en 1983 y sont encore en 2023. [Page 23]

L’auteur n’est pas convaincu que la taxation des riches soit une solution aux inégalités créées. A condition que les incitations et les dynamiques ne favorisent pas in fine une infime minorité [mais la taxation en général reste un sujet d’équité (cf Piketty)]. Les géants de la tech semblent toutefois être devenus des monopoles dangereux car non régulés [page 24]

Sur les dynamiques « darwiniennes » de l’innovation voir aussi un poste plus ancien, La Silicon Valley aura bientôt 65 ans. Devrait-elle être mise à la retraite ?

La globalisation ?

Les entreprises qui automatisent augmentent leurs effectifs salariés. [Page 28] Bien sûr, ce résultat ne reflète que des tendances moyennes et ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’effets négatifs sur l’emploi pour certaines technologies. Par exemple, les innovations organisationnelles dans la logistique tendent à réduire les besoins en main d’œuvre. Mais il est bien difficile d’identifier de tels cas avec certitude ; et, en moyenne, l’effet sur l’emploi est bien positif. [Page 30]

L’innovation pour qui ?

Du fait de la hausse de inégalités aux Etats-Unis depuis les années 1970, la taille du marché des produits consommés par des ménages aisés s’accroit plus vite, et c’est par conséquent sur ces marchés que les innovateurs focalisent leurs efforts. […] Dans une économie où le pouvoir d’achat des plus modestes stagne, ce qui a été le cas de l’économie américaine pendant des décennies, les plus modestes ne voient jamais la couleur de ces innovations [Page 35]

Le ruissellement des innovations génératrices de pouvoir d’achat dans toute la société n’a rien d’automatique : il dépend des incitations économiques. […] En l’absence d’un marché solvable, il n’y aura pas d’innovation, alors que faire ? [Page 37]

Quelques boussoles

La taille du marché

On estime qu’une hausse de la taille du marché de 10% induit une baisse des prix de 3% pour les consommateurs. [Page 42]

La sociologie des innovateurs

L’idée innovante ou entrepreneuriale naît souvent en faisant directement l’expérience d’un besoin ou d’un problème à résoudre. Si ceux qui innovent ne sont pas représentatifs de la société dans son ensemble, les innovations sont biaisées en faveur d’une minorité, celles des privilégiés qui innovent. [Page 43] Et de citer les exemples de Louis Braille et de Joséphine Cochrane.

Aux Etats-Unis, les individus dont les parents sont dans le top 1% de la distribution des revenus ont une probabilité dix fois plus élevée de devenir innovateurs. […] Il n’y a pas d’innovateur self made : le milieu social joue à plein. […] Même chose en France pour les individus qui deviennent ingénieurs-docteurs ou chercheurs-docteurs. [Page 44]

Les innovateurs se tournent vers les consommateurs qui leur ressemblent. [Page 46]

En matière d’innovation, le champ de l’action publique est immense. [Page 48] La politique d’innovation a fait la part belle au financement de l’innovation, avec des crédits d’impôt et des subventions directes […] A contrario, l’investissement dans l’éducation et la recherche publique a eu tendance à décliner. […] Les Etats dépensent relativement peu en matière d’innovation. La politique d’innovation consiste en une dizaine de milliards d’euros. Sur ces 10 milliards annuels, le dispositif le plus important est de très loin le crédit d’impôt recherche (CIR), d’un montant de 7 milliards. [Page 51] Malgré de nombreuses analyses attestant de sa faible efficacité, le CIR reste aujourd’hui l’instrument principal. [Page 52]

Notons au passage que ce processus ne s’accompagne pas d’un débat citoyen. […] C’est un processus en petit comité associant des hauts fonctionnaires, quelques hommes politiques et quelques capitaines d’industrie, dont la sociologie est tout aussi sélective que celle des innovateurs, c’est-à-dire peu représentative de la population dans son ensemble. [Page 52]

L‘éducation

X. Jaravel consacre un long chapitre à l’importance de l’éducation dans toutes ses dimensions pour les moins privilégiés comme pour les plus hauts potentiels, dans les sciences aussi bien que les compétences comportementales, pour combattre tous les biais de la sociologie des innovateurs qui sont en gros des hommes blancs d’âge mur [page 47]

Par exemple, ceux qui excellent aux Olympiades internationales de mathématique n’auront pas toujours la possibilité de faire un doctorat, faute d’opportunité dans leur pays. C’est autant de chercheurs et d’innovateurs perdus. [Page 53] Avec la référence “Invisible geniuses : could the knowledge frontier advance faster?”

L’éducation produit ses effets à long terme, ce qui ne retient pas l’attention des plus pressés, obnubilés par d’autres priorités plus court-termistes. [Page 56]

Dans son chapitre 4, l’auteur explique son scepticisme sur la taxation des riches, l’instauration d’un revenu universel, la taxation des robots, le protectionnisme ou la planification, tout en nuançant son propos, tant il sait qu’agir sur un système complexe peut avoir des effets difficiles à mesurer. A nouveau il exprime les angles morts de telles décisions, en raison de processus très technocratiques d’une part, peu efficaces d’autre part, surtout si elles ne sont pas évaluées a posteriori et enfin parce qu’une part trop belle est donnée aux projets innovants plutôt qu’à l’éducation et la formation. [Pages 68-70]

A la recherche des Marie Curie perdues

Il existe des clusters d’innovation, pas seulement du point de vue de la production des innovations, mais aussi s’agissant des origines de la nouvelle génération d’innovateurs. [Page 74] Ceux qui ont le plus de chance de devenir innovateurs dans la tech sont ceux qui ont passé le plus de temps dans la Silicon Valley, comme s’ils étaient imprégnés du milieu et se projetaient dans ces carrières. [Page 76] Ce qui me fait penser à combien de Robert Noyce, issu d’une petite ville du midwest américain en comparaison des Steve Jobs et autres Larry Page.

Atteindre une parité parfaite entre femmes et hommes dans l’accès à l’innovation permettrait d’augmenter le taux de croissance de la productivité du travail de 1% à 1,80%.
[Page 78] On obtient des effets tout aussi importants lorsqu‘on analyse une situation hypothétique dans laquelle les individus issus de milieux défavorisés (plutôt que les femmes) ne feraient plus face à aucune barrière dans l’accès aux métiers de l’innovation et de la science. [Page 79]

Il est également instructif d’apprécier les effets d’une politique très ciblée qui, par hypothèse, parviendrait à la parité parmi le top 1% des individus classés selon leurs aptitudes pour l’innovation. Dans le modèle macroéconomique, les innovations les plus importantes viennent d’un petit nombre d’innovateurs (ce qui est cohérent avec les données sur l’extrême concentration […] des levées de fonds des start-ups.) [Page 79]

Les pages suivantes sont consacrées à l’impact de la sensibilisation dans les écoles, sujet tout aussi passionnant. Les femmes sont largement sous-représentées dans les filières scientifiques en France, ce qui explique un tiers de l’écart de salaire entre femmes et hommes, qui s’élève à environ 15% (à temps de travail identique). [Page 83]

X. Jaravel insiste donc sur l’importance de l’investissement dans l’éducation en insistant sur la parité et l’égalité territoriale [Pages 85-6]. L’auteur s’inquiète de la dégradation de l’éducation. Aussi bien dans le basique « lire, écrire compter » que sur les meilleurs : En 2017, seuls 1% des élèves parviennent au niveau du top 10% de 1987. [Page 91]

Trois principes d’action

– On sait bien qu’il n’existe pas de dispositif unique au pouvoir magique, mais que c’est plutôt la conjonction de dispositifs qui permet de changer la donne.
– Il ne faut en aucun cas laisser de côté les filières techniques.
– Plusieurs réformes pourraient être spécifiquement envisagées dans leur lien avec l’innovation et l’entrepreneuriat. Par exemple des cours d’initiation à l’entrepreneuriat et à l’innovation au lycée, et renforcer l’enseignement sur l’usage des nouvelles technologies.

Démocratiser l’innovation

X. Jaravel rappelle en fin de son essai deux angles morts : un penchant technocratique (laissant peu de place aux citoyens) et un recours limité à l’évaluation. Il est important de déterminer si un dispositif crée des effets d’aubaine ou est vraiment efficace. Ainsi une étude américaine a montré que certaines subventions constituaient un effet d’aubaine pur et simple lorsque les technologies subventionnées étaient déjà mûres [alors qu’] à l‘inverse les subventions pour les start-ups en tout début de vie, notamment pour réaliser des prototypes avaient un fort effet d’entrainement. [Page 110]

L’auteur termine avec trois priorités :
– Une politique éducative, qui suscite des vocations
– Ne pas céder à la tentation protectionniste
– Favoriser une participation active des citoyens

Avec le constat que l’innovation ne ruisselle ni des entrepreneurs les plus géniaux ni du sommet de l’Etat. L’innovation est toujours collective, elle infuse lentement, dans le « rhizome » de l’innovation [Page 115]

Je doute que le lecteur pressé comprendra grand chose à ces notes, et l’auteur indique aussi que ce même lecteur pourrait sauter directement à la conclusion de son essai. Il faut vraiment lire l’essai en entier même si je doute que les décideurs souvent mentionnés dans Marie Curie habite dans le Morbihan – Démocratiser l’innovation prendront le temps d’appliquer les recommandations, en admettant qu’ils les lisent. Mais il faut rester optimiste !

From Counterculture to Cyberculture de Fred Turner (deuxième et dernier chapitre)

Je dois admettre avoir des sentiments mitigés après avoir fini de lire le livre de Fred Turner. Dans mon article précédent, j’ai essayé de montrer pourquoi c’est un livre important et comment la contre-culture a influencé les débuts de la Silicon Valley (ainsi que différentes influences illustrées par Christophe Lécuyer dans Making Silicon Valley (un autre article ici).

Steward Brand avec son Whole Earth Catalog a eu une influence majeure et beaucoup de gens ne le savaient pas. Même Steve Jobs, dans son célèbre discours à Stanford, a célébré Steward Brand et probablement beaucoup de gens l’ont découvert à ce moment-là.

Mais quelle a été l’influence de la contre-culture et son impact après Steward Brand ? C’est là que je suis intrigué : Fred Turner ne semble pas l’admettre, mais l’impact est décevant…

Politiquement, les influenceurs se sont orientés vers une sorte de philosophie techno-anarchiste pour ne pas dire libertarienne et même vers l’extrême droite de l’échiquier politique (Newt Gingrich). N’oublions pas la proximité de Peter Thiel ou d’Elon Musk avec Donald Trump (malgré le dîner des titans). Je ne sais pas trop quoi penser d’autres personnes ou institutions telles que le MIT Media Lab de Nicholas Negroponte, le Santa Fe Institute ou Esther Dyson.

Tout cela était apparemment et symboliquement représenté par le magazine Wired et son fondateur Louis Rossetto. En tant que symbole principal, la couverture ci-dessous semble affirmer que Wired était le successeur du Whole Earth Catalog.

Tous ces gens et toutes ces institutions semblaient avoir du futur une vision optimiste, pour ne pas dire pas la capacité à le prédire… mais en fin de compte quel est le résultat ? S’il ne s’agit que de Burning Man qu’Olivier Alexandre a parfaitement décrit dans son livre La Tech, c’est, oui, décevant… Et la fin de Burning Man en 2023, alors que je terminais la lecture du livre de Turner, me semble être une étrange coïncidence…

De la contre-culture à la cyber-culture de Fred Turner

From Counterculture to Cyberculture est une autre de mes lectures récentes après Making Silicon Valley d’un livre pas si récent. Il est sous-titré Stewart Brand, le réseau Whole Earth et la montée de l’utopisme numérique.

Voici un court extrait qui illutre l’importance de ce livre : À la fin des années 1960, certains éléments de la contre-culture, et en particulier le segment de celle-ci qui retournait à la terre, avaient commencé à embrasser explicitement les visions systémiques circulant dans le monde de la recherche de la guerre froide. Mais comment ces deux mondes se sont-ils réunis ? Comment un mouvement social se consacrant à la critique de la bureaucratie technologique de la guerre froide en est-il venu à célébrer les visions socio-techniques qui animaient cette bureaucratie ? Et comment se fait-il que les idéaux communautaires de la contre-culture se soient mêlés aux ordinateurs et aux réseaux informatiques de telle sorte que trente ans plus tard, Internet puisse apparaître à tant d’autres comme l’emblème d’une révolution juvénile renaissante ? [Page 39]

Le Whole Earth Catalog

Une explication de cet étrange phénomène est Stewart Brand et son Whole Earth Catalog :

Voici quelques extraits supplémentaires : « À la fin de 1967 [Stewart Brand et Lois Jennings] ont déménagé à Menlo Park où Brand a commencé à travailler à la fondation éducative à but non lucratif de son ami Dick Raymond, le Portola Institute. Fondé un an plus tôt, le Portola Institute a abrité et aidé diverses organisations influentes de la région de la baie, notamment la Briarpatch Society, l’Ortega Park Teachers Laboratory, l’Institut Farallones, l’Urban House, le Simple Living Project et l’éditeur Big Rock Candy Mountain, ainsi que ainsi que sa production la plus visible, le Whole Earth Catalog. Comme l’a suggéré Theodore Roszak, les efforts de Portola visaient totalement à « réduire, démocratiser et humaniser notre société technologique hypertrophiée ». Lorsque Stewart Brand a rejoint l’équipe, une grande partie de l’énergie du Portola a été consacrée à l’enseignement de l’informatique dans les écoles et au développement de jeux de simulation pour la salle de classe.

[…]

Le Portola Institute a servi de lieu de rencontre pour les contre-culturalistes, les universitaires et les technologues en grande partie en raison de son emplacement. À moins de quatre pâtés de maisons de ses bureaux, on pouvait trouver le bureau de la Free University – un projet d’auto-éducation polyglotte qui offrait toutes sortes de cours, allant des mathématiques aux groupes de rencontre, généralement enseignés dans les maisons voisines – et deux librairies excentrées (Kepler et East-West). Un peu plus loin se trouvait le Stanford Research Institute, où Dirk Raymond avait travaillé pendant un certain nombre d’années, et non loin de là, l’Université de Stanford. En outre, de nombreux membres du Portola représentaient plusieurs communautés. Albrecht avait travaillé chez Control Data Corporation et a apporté avec lui des compétences avancées en programmation et des liens avec le monde de l’informatique d’entreprise, ainsi qu’un engagement à autonomiser les écoliers. Brand et Raymond avaient tous deux une vaste expérience de la scène psychédélique de la région de la baie. Et les différents projets de Portola ont fait circuler ses membres : enseignants, communards, informaticiens, tous sont passés par les bureaux à un moment ou à un autre. » [Page 70]

Une note supplémentaire indique : « Pour un récit fascinant du mélange des communautés contre-culturelles et technologiques dans ce domaine, voir What the Dormouse Said. Comment la contre-culture des années 60 a façonné l’ordinateur personnel de John Markoff chez Penguin Viking 2005. » Turner est convaincant dans la description des turbulences sociétales, la Nouvelle Gauche se concentrant sur les droits civiques tandis que les Nouveaux Communalistes dans une vision du monde moins organisée, plus anarchiste, ne s’opposant pas à la technologie, mais essayant de réduire l’impact du capitalisme et la guerre froide, Norbert Wiener, Marshall McLuhan et Buckminster Fuller étant des penseurs influents.

Turner conclut ce premier chapitre avec ces citations : « Un jour, alors que je travaillais avec lui sur le catalogue, j’ai demandé à M. Brand s’il n’accepterait pas de publier un certain nombre de journaux clandestins à orientation politique. En réponse, il m’a dit que trois des premières restrictions qu’il avait imposées au catalogue étaient pas d’art, pas de religion, pas de politique. » … a(i) ensuite souligné que le Catalogue proposait les trois : l’art était les beaux arts art comme l’artisanat ; la religion, orientale ; la politique; libertaire : « De toutes les 128 pages du Catalogue Whole Earth émerge un point de vue politique non mentionné, tout ce sentiment d’évasion que véhicule le catalogue est pour moi malheureux. »

Brand a répondu en défendant l’action locale et son expérience personnelle : La question du capitalisme est intéressante : je n’ai pas encore compris ce qu’est le capitalisme, mais si c’est ce que nous faisons, je l’aime. Peuples opprimés : tout ce que je sais, c’est que j’ai été radicalisé en travaillant sur le Catalogue et que je me suis engagé beaucoup plus personnellement dans la politique qu’en tant qu’artiste. Mon parcours est purement WASP, ma femme est amérindienne. Le travail que j’ai effectué il y a quelques années auprès des Indiens m’a convaincu que toute action fondée sur la culpabilité envers quiconque (personnelle ou institutionnelle) ne peut qu’aggraver la situation. De plus, l’arrogance de M. Avantage disant à M. Désavantage quoi faire de sa vie est un motif suffisant de rage. Je ne suis ni noir, ni pauvre, ni très indigène de quelque endroit que ce soit, et je n’ai plus envie de prétendre que je le suis – une telle identification est une bonne éducation, mais pas particulièrement une bonne position pour être utile aux autres. Je souhaite que le format Catalogue soit utilisé pour toutes sortes de marchés – un catalogue noir, un catalogue du tiers monde, peu importe, mais pour réussir, je crois que cela doit être fait par des gens qui y vivent, et non par des étrangers bien intentionnés. Je suis pour le pouvoir envers le peuple et la responsabilité envers le peuple : la responsabilité est une affaire individuelle. [Page 99]

Et un peu plus loin un commentaire dur de Turner : Comme P. T. Barnum, il avait rassemblé les acteurs de son époque – les habitants de la commune, les artistes, les chercheurs, les constructeurs de dômes – dans un seul cirque. Et lui-même était devenu à la fois le maître et l’emblème de ses nombreux cercles connectés. [Page 101]

La numérisation du Whole Earth Digital

La suite du Whole Earth Catalog, hors les cercles plus ou moins fermés des célèbres Augmented Research Center (ARC) de Douglas Engelbart au Stanford Research Institute (SRI) et du Palo Also Research Center (PARC) de Xerox, se concrétisa sans doute dans le non-moins célèbre Homebrew Computer Club. Les influences croisées sont multiples et décrites en détail par Fred Turner dans son chapitre Taking the Whole Earth Digital.

Il y est question d’un article que je ne connaissais pas du magazine Rolling Stone écrit par Steward Brand avec des photographies de Annie Lebowitz : Spacewar : Fanatic Life and Symbolic Death among the Computer Bums (que l’on pourrait traduire par La guerre des étoiles : vie fanatique et mort symbolique chez les clochards informatiques).

1972-12-07 Rolling Stone (Excerpt) Spacewar Article

Turner conclut ainsi ses pages sur l’article de Rolling Stone : Dans les pages de Rolling Stone, le travail local des programmeurs et des ingénieurs est devenu partie intégrale d’une lutte mondiale pour la transformation de l’individu et de la communauté. Ici, comme dans le Whole Earth Catalog, les technologies de l’information à petite échelle promettaient de saper les bureaucraties et de créer à la fois un individu plus complet et un monde social plus flexible et plus ludique. Même avant que les mini-ordinateurs ne soient largement disponibles, Steward Brand avait aidé ses concepteurs et ses futurs utilisateurs à les imaginer comme des « technologies personnelles ». [Page 118]

Dans l’article, il est fait mention des Hackers dont l’éthique est décrite par Steven Levy, dans son livre Hackers, Heroes of the Computer Revolution (ma prochaine lecture ?). Elle inclut les éléments suivants :
– Toutes les informations doivent être gratuites.
– Méfiance envers l’autorité – promotion de la décentralisation.

Brand, sans surprise, les célèbre : je pense que les hackers… sont le groupe d’intellectuels le plus intéressant depuis les rédacteurs de la constitution américaine. À ma connaissance, aucun autre groupe n’a entrepris de libérer une technologie et n’a réussi. Ils ne l’ont pas seulement fait contre le désintérêt actif des entreprises américaines, mais leur succès a finalement forcé les entreprises américaines à adopter leur style. En réorganisant l’ère de l’information autour de l’individu, via les ordinateurs personnels, les hackers ont peut-être sauvé l’économie américaine. La haute technologie est désormais quelque chose que les consommateurs de masse recherchent, plutôt que de simplement la leur faire subir… La sous-culture la plus silencieuse des années 60 est devenue la plus innovante et la plus puissante – et la plus méfiante à l’égard du pouvoir. [Page 138]

Turner n’hésite pas à nuancer l’enthousiasme de Brand dans les lignes qui suivent, car à nouveau l’arrivée de la technologie dans le quotidien a été un phénomène complexe de la Silicon Valley. Je n’en suis même pas à la moitié du livre de Turner. Peut-être un autre article. Déjà une lecture très intéressante.

Les débuts de la Silicon Valley selon Christophe Lécuyer

J’ai mentionné dans un post précédent – Naissance et mort de la Silicon Valley ? – le livre Making Silicon Valley – Innovation and the Growth of High Tech, 1930-1970 de Christophe Lécuyer.

J’avais acheté ce livre il y a de nombreuses années et n’en avais lu que quelques parties. Parce qu’Olivier Alexandre (voir mes articles sur son excellent livre La Tech) l’avait mentionné comme un excellent ouvrage, je l’ai finalement lu. Il est en effet excellent même s’il est exigeant et technique. Ce qui est vraiment intéressant, c’est ce qui n’est pas bien connu de la Silicon Valley :

  • il y avait une activité technique dans la Silicon Valley avant Fairchild. Je date toujours la naissance de la Silicon Valley avec la fondation de la première startup de semi-conducteurs en 1957. Lécuyer raconte l’histoire d’entreprises moins connues telles que Litton Engineering Labs, Eimac (Eitel-McCullaugh) et Varian Associates. Curieusement, Lécuyer n’étudie pas Hewlett-Packard, probablement parce que cette entreprise, fondée en 1939, est très connue. (Lécuyer est un historien qui se concentre sur la publication de nouvelles connaissances) ;
  • l’essentiel de cette activité était lié à l’activité militaire, d’abord les télécommunications puis les systèmes de guidage et les radars. Mais la Silicon Valley a vraiment grandi quand toutes ces entreprises ont dû se diversifier avec des applications civiles au début des années 60 ;
  • il y a eu autant d’innovations sociales que d’innovations techniques : parallèlement au développement des klystrons, des magnétrons, des tubes de puissance d’abord puis des transistors, des transistors planaires (« le procédé planaire, sans doute l’innovation la plus importante de la technologie du XXe siècle » [page 297]), des circuits intégrés, il y a eu une variété d’expériences de gestion, généralement non hiérarchiques et assez égalitaires dans la prise de décision, la liberté de communication pour rendre les entreprises plus efficaces, et en rapport avec cela il y avait des incitations financières pour les employés (participation aux bénéfices, stock-options) ;
  • la Silicon Valley s’est très tôt développée à l’étranger : en 1965 déjà Fairchild avait des usines à Hong Kong et en Corée du Sud. Les justifications étaient la réduction des coûts et aussi la peur des syndicats. Les innovations sociales évoquées au point précédent étaient aussi liées à la peur des syndicats puissants…
  • dès 1961, Fairchild ne pouvait plus développer toutes les inventions faites en interne. Et dans certains cas, ils ne croyaient pas en leur potentiel, comme Gordon Moore lui-même l’a reconnu à propos des circuits intégrés. Certains des employés de Fairchild, y compris les fondateurs, ont alors décidé de partir pour explorer ces opportunités, parfois aussi parce qu’ils n’étaient pas satisfaits du peu de reconnaissance (notamment financière). Les premières startups furent Rheem, Amelco et Signetics ;
  • le point précédent illustre la difficulté du marketing (voir mon récent glossaire) : valider un marché par les seuls clients qui ne sont pas intéressés est insuffisant. Il faut aussi pouvoir imaginer ce que les clients ne peuvent envisager, comme des progrès de la technologie qui finiront par rendre indispensable une nouvelle génération de produits, qui semblent inutiles ou peu attractifs au moment de l’analyse…

Lécuyer aborde aussi les innovations sociales de manière plus anecdotique et pourtant essentielle, en mentionnant le « célèbre » Wagon Wheel BAr [Page 275] : « Les bars ont également encouragé l’échange d’informations entre les groupes d’ingénieurs. Dans la première moitié des années 1960, les ingénieurs et les managers de Fairchild et d’autres sociétés du silicium de la péninsule avaient pris l’habitude de se rencontrer après le travail dans un bar local. (Le Wagon Wheel Bar était un favori.) Dans ces bars, ils discutaient des problèmes de la journée. Les bars étaient également les endroits où les responsables des ventes et du marketing rencontraient les ingénieurs pour discuter des prix des commandes et des délais de livraison. Après avoir quitté Fairchild, nombre de ces ingénieurs sont retournés dans ces bars et ont discuté des affaires avec leurs anciens associés. De nombreuses informations ont circulé devant une bière et un alcool fort, au point que la direction de nombreuses startups interdit expressément à leurs ingénieurs d’aller au Wagon Wheel Bar et dans d’autres bars. Le résultat final de ces interactions quotidiennes était que les techniques de conception et les solutions aux problèmes de process particulièrement difficiles passaient d’une entreprise à l’autre. En conséquence, la communauté MOS de la péninsule a développé un répertoire de « trucs » de process qui n’étaient connus que dans la région. Ces astuces leur ont permis de résoudre leurs problèmes de procédés et d’obtenir de bons rendements de fabrication. En revanche, les entreprises MOS situées en dehors du nord de la Californie n’étaient pas connectées à ces réseaux et ne bénéficiaient pas de ces connaissances partagées. Cela les plaça dans une situation de net désavantage concurrentiel. »

Dans sa conclusion, il mentionne à nouveau le côté humain : « Ces hommes ont également développé une sous-culture caractérisée par sa camaraderie, une forte idéologie démocratique et une véritable appréciation de l’ingéniosité et de l’innovation. […] Ces groupes ont également apporté leur idéologie professionnelle et leurs idéaux politiques. Les communautés des micro-ondes et du silicium valorisaient l’égalitarisme et considéraient les ingénieurs comme des professionnels indépendants. Cependant, les communautés des micro-ondes et des semi-conducteurs différaient à d’autres égards : un nombre important de groupes des micro-ondes avaient eu des apprentissages socialistes et des idéaux utopiques et aspiraient à une société où la distinction entre le capital et le travail seraient abolis. En revanche, la communauté du semi-conducteurs était méritocratique et résolument capitaliste. » [Page 296]

Lécuyer n’insiste pas trop sur les individus, même s’il ne néglige pas l’importance des Robert Noyce, Gordon Moore et consorts. Il montre plus l’importance du collectif. Il mentionne toutefois des personnages moins connus tels que:

  • Robert Widlar : « Widlar buvait et donnait libre cours à son moi irrévérencieux et odieux. Parmi ses nombreuses farces, il a une fois amené une chèvre pour tondre la pelouse de National Semiconductor. À une autre occasion, il a détruit le système de radiomessagerie de l’entreprise avec des pétards. Il a également menacé ses collègues avec une hache et défié la direction autant qu’il le pouvait » [page 269] ou
  • Pierre Lamond « un ingénieur français coriace qui s’était fait un nom en supervisant la production du transistor de commutation pour Control Data » [page 240]. Quoi que cela signifie, je peux ajouter une note personnelle car j’ai rencontré Pierre Lamond quand il était devenu capital-risqueur chez Sequoia et ses positions politiques étaient plus en adéquation avec le monde du semi-conducteur que celles des micro-ondes !

Lécuyer explique ainsi beaucoup de ce qui adviendrait plus tard et fournit de nouveaux éléments sur les raisons pour lesquelles la Silicon Valley a été si créative pendant des années, des décennies et peut-être plus encore à venir. La conclusion est un chef d’œuvre de synthèse, je n’ai pas pu m’empêcher de la scanner en pdf.

PS – Pour rappel
(Image en haute résolution ici).

SiliconValleyGenealogy-All

Un glossaire du monde des startup

Quand on vient du monde de la recherche ou du monde « normal », celui des startup peut parfois sembler mystérieux. On y emploie de nombreux acronymes et des termes anglo-saxons qui peuvent rendre difficile l’accès à ce monde, qui n’est pourtant pas si compliqué. Alors voici quelques éléments d’explication, le choix est sans doute biaisé mais je l’espère utile aux curieux.

Startup : peut-être une évidence tant le terme est utilisé voire galvaudé ! Jeune pousse, jeune entreprise innovante. La meilleure définition d’une startup est sans aucun doute celle de Steve Blank : « une organisation temporaire à la recherche d’un modèle économique répétable et scalable » (A startup is a temporary organization searching for a repeatable and scalable business).

Spinoff : une entreprise (une startup en particulier) issue d’une autre entité (une équipe quittant une autre entreprise, une propriété intellectuelle issue d’un laboratoire de recherche)

Modèle d’affaires et plan d’affaires : une entreprise a (souvent) pour objectif de gagner de l’argent, au moins à terme. Ses fondateurs doivent avoir en tête la manière dont il vont gagner de l’argent (le modèle économique), à savoir ce qu’ils vendent, à qui et comment. On parle de « business model » qui a donné lieu à une riche littérature dont le « business model canvas », outil de construction de ce modèle.

Le business plan ou plan d’affaires est la rédaction structurée ente autres de ce modèle d’affaires et plus généralement de toutes les composantes d’une entreprise lui permettant de trouver stabilité et croissance. On parle de « roadmap » pour décrire ce plan multi-annuel, le chemin qui conduit à la prospérité, ou au moins de trouver les moyens de survivre. Les projections financières et la finance sont tout une science ou un art en soi. Le « burn rate » est par exemple ce qu’une entreprise dépense chaque mois ou chaque année et doit être bien connu des entrepreneurs qui ne souhaitent pas faire faillite (se retrouver sans ressources).

Le business plan est parfois un exercice difficile ou prématuré. Le pitch est une présentation orale ou écrite sous forme de slides (le « pitch deck ») qui peut durer une minute (« elevator pitch »), 5 ou 10 minutes, rarement plus de 20 minutes. C’est un exercice devenu incontournable pour tout entrepreneur et sa pratique rend l’exercice plus aisé avec le temps, notamment en utilisant tout le jargon de ce glossaire ! Le pitch deck est un résumé du Business Plan avec une savante dose de Storytelling. La référence est le livre de Guy Kawasaki, Art of Start traduit en français en L’art de se lancer.

Dans cette littérature, on trouve les concepts de lean startup, agile startup, pivot, qui décrivent des manières souples, flexibles, frugales d’avancer et de changer de direction quand le chemin est bloqué (le « pivot »).

Le terme de « pricing » est un des plus simples à comprendre mais des plus difficiles à implémenter: à quel prix vendre son service ou son produit ? Certainement pas au coût de production car il faut intégrer tous les coûts indirects d’une entreprise (R&D, G&A, S&M) et dans un monde capitaliste, même faire un bénéfice (on parle de marges).

R&D : Recherche et développement,
G&A : General and administration (dont comptabilité, finances, ressources humaines – RH),
S&M : Sales et marketing.
Tous les termes parlent d’eux-mêmes, sauf peut-être le mot « Marketing ».

Le marketing

Le marketing n’est pas la publicité, mais l’analyse du marché d’une entreprise, ainsi que l’ensemble des actions prises par une entreprise relatives à ce marché. Mais qu’est-ce qu’un marché ?

Un marché est constitué des consommateurs ou clients qui achètent un produit ou un service, avec le prix payé, sa taille est le produit du nombre de client multiplié par le prix. On parle de TAM (« Total Available Market »), certains parlent de la taille de l’univers, car le TAM est rarement accessible à une seule entreprise. On parle plutôt de SAM (« Served Available Market), ce qu’une entreprise peut adresser de manière réaliste. Enfin il y a le SOM (« Serviceable Obtainable Market »), le marché que l’on peut réalistiquement capter. En français, on parle de Marché Total Disponible, Segment du Marché Disponible, et Marché Cible.

Le marketing est une discipline complexe avec son vocabulaire. Le marketing stratégique représente l’analyse d’ensemble d’une entreprise sur son marché et sa place (espérée) dans ce marché alors que le marketing opérationnel regroupe l’ensemble des techniques qui permettront d’exister dans ce marché.

On parle de segmentation, pour définir un ensemble homogène de clients, on parle aussi de vertical de marché. Le « go to market » est la stratégie d’entrée dans un marché. La plage de débarquement (« beachhead ») est une entrée dans un petit marché (« niche ») qui pourra ou non donné accès à un marché plus grand.

Enfin il est aussi question de Minimum Viable Product (« MVP »), la version d’un produit qui permet d’obtenir un maximum de retours client avec un minimum d’effort. Il est plus question d’analyser la viabilité d’hypothèses que de vendre quoi que ce soit.

Assez pour le marketing ! Le grand gourou du marketing pour les startup high-tech est Geoffrey Moore, auteur de Crossing the Chasm et Inside the Tornado. Nous parlerons peu de ventes ici, si ce n’est que les clients prospectifs sont appelés les lead ou prospects. On vend en B2C (« Business to Consumer ») à des consommateurs individuels ou en B2B (« Business to Business ») à des entreprises, mais aussi en B2B2C…

L’entreprise

Une entreprise est donc une organisation complexe et structurée (alors qu’une startup n’est qu’une organisation temporaire et souvent chaotique). Elle a souvent sa hiérarchie avec ses officiers (CxO Chief « x » Officer) et vice-présidents (VP). Tout en haut le CEO ou Chief Executive Officer (PDG ou DG en France) puis les CTO ou Chief Technical Officer (Directeur Technique), CSO ou Chief Scientific Officer (Directeur scientifique), COO ou Chief Operating Officer (Directeur des Opérations), CFO ou Chief Financial Officer (DAF ou Directeur Administratif et Financier). La liste des CxO est san fin. Yahoo avait ses Chief Yahoo. Les fonctions de VPs les plus courantes sont Engineering (Ingénierie), Sales (Ventes), Marketing.

Dans une startup, il est conseillé d’oublier les titres. Les fondateurs n’ont pas besoin de s’attribuer des titres trompeurs de CEO ou CTO (sauf face à certains investisseurs un peu rigides) car tous les fondateurs sont au four et au moulin (sinon le risque est l’absence de transparence, une mauvaise communication et la perte de confiance).

Au-dessus du CEO, on trouve le Conseil d’Administration ou Board of Directeurs, présidé par le Chairman (le PDG cumule souvent les fonctions de DG et de président du Board). Au-dessus du board, se trouvent les actionnaires qui détiennent des parts de l’entreprise, en général des actions (en anglais indifféremment Share, Stock ou Equity). Il y a différent type d’actions, préférentielles (preferred) ou ordinaires (common). Ces actions ont un prix (dont la valeur est fluctuante). Le produit du prix par le nombre d’actions constitue la valeur de la société.

Les fondateurs créent une société avec un capital initial (le nombre d’actions multiplié par le prix nominal). Puis le capital peut être augmenté par des levées de fonds auprès de connaissances (Friends & Family), d’investisseurs individuels (Business Angels) ou institutionnels, comme le capital risque (Venture Capital ou VC). La succession de telles levées de fonds est appelées tours d’investissements (financing rounds) avec des series A, B, C… Les premiers tours sont appelés Seed (Amorçage) et même pre-seed (pré-amorçage). Depuis quelques années, cette terminologie est liées à la taille des montants, le series A ou premier tour a une taille de quelques millions ($ ou €) alors que le Seed fait quelques centaines de milliers et au maximum $1M ou €1M. Le pre-seed est de quelques dizaines de milliers d’euros ou de dollars.

Une entreprise peut aussi trouver des fonds en faisant une introduction en bourse (Initial Public Offering ou IPO). Tant qu’elle n’est pas cotée, une entreprise est dite privée (on parle de Private Company ou Private Equity). L’IPO est assez rare et les startup sont souvent acquises par de plus gros acteurs ou fusionnent avec d’autres entreprises (on parle de Merger and Acquisitions ou M&A).

La valeur d’une société est augmentée de sa levée de fonds, mais parfois aussi de l’augmentation du prix par action. Lors d’un tel événement, on calcule que valorisation post-money = valorisation pre-money + montant levée de fonds, chacun des trois termes valant le nombre d’actions multiplié par le prix de l’action au moment de la levée de fonds. Les investisseurs s’attendent à un retour sur investissement (Return on Investment ou ROI). Celui-ci est calculé comme le rendement d’un compte en banque, à savoir l’augmentation annuelle du prix de l’action en pourcentage.

Les employés sont rémunérés en stock-options (l’ESOP est l’Employee Stock Option Plan), le droit d’acquérir des actions à l’avenir à un prix avantageux. En France on utilise des BSPCE ou Bons de Souscriptions de Part de Créateurs d’Entreprises. Les BSA ou bons de souscriptions d’actions (Warrant est l’équivalent anglo-saxon) est réservé aux entités externes à l’entreprise (investisseurs, consultants, fournisseurs de technologies ou de services). Les stock-options ont leur jargons : elles sont en généralement accordées (« grant ») par périodes mensuelles ou trimestrielles sur une durée de 4 ou 5 ans (le « vesting ») et l’option est exercée en payant une somme modique (« exercice price ») attribuant les actions aux détenteur. Il y a une période sans vesting, en général la première année dite « cliff ».

De nombreux entrepreneurs rêvent de ne pas faire appel à des investisseurs, notamment en développant leur entreprise avec les revenus et profits générés par les ventes. Si celles-ci sont convaincantes, les banques accepteront de prêter de l’argent. Les objets financiers ne modifiant pas le capital d’une entreprise sont dits non-dilutifs (prêts, dette, obligations non convertibles et aussi subventions). On parle en anglais de « bootstrapping ».

Naissance et mort de la Silicon Valley ?

A l’heure où la Silicon Valley semble plus puissante que jamais, où les GAFA et autres atteignent des valeurs difficiles à imaginer il y a encore quelques années, à l’heure où l’Intelligence Artificielle semble en effrayer plus d’un et en fasciner d’autres avec d’énormes levées de fonds pour l’openAI (10 milliards de dollars) ou Inflection AI ($1B) [sans oublier le français Mistral AI ($100M)], pourquoi voudrais-je parler de la mort de la Silicon Valley ?

La naissance et la croissance de la Silicon Valley

Avant de creuser plus loin, vous voudrez peut-être regarder la courte vidéo ci-dessus. Et au fait, quand est née la Silicon Valley ? Je prétends toujours que c’était en 1957 avec la fondation de Fairchild (La première start-up à 1000 milliards de dollars) et de l’industrie du semi-conducteur. C’est probablement un peu plus complexe comme vous le verrez dans la vidéo.

Maintenant, la figure ci-dessus ne contredit pas que la Silicon Valley a commencé vers cette année-là, mais la région était déjà développé avec les micro-ondes et des tubes de puissance, principalement pour des applications militaires, avec des sociétés telles que Litton Engineering Labs (1932), Hewlett-Packard (1939) ou Varian Associates (1948). J’ai copié la figure d’un livre que j’ai trouvé dans mes archives (mais que je n’ai pas encore lu – je ferai peut-être avec un autre article de blog) : Making Silicon Valley – Innovation and the Growth of High Tech, 1930-1970 par Christophe Lécuyer.

Assez avec l’Histoire et retour au présent. Si vous n’êtes pas convaincu par la puissance de la Silicon Valley, jetez un œil au tableau ci-dessous. Même si je suis conscient que Microsoft et Amazon, ni Tesla non plus, n’appartiennent pas géographiquement à la Silicon Valley, ils en font certainement partie d’un point de vue culturel. Et c’est pourquoi je parle de la mort de la Silicon Valley. D’un point de vue culturel.

La mort de la Silicon Valley d’un point de vue culturel

Il y a quelques jours, des amis du FMI m’ont envoyé des articles sur le départ à la retraite de Michael Moritz. Je ne serais pas surpris que vous ne le connaissiez pas, même si j’ai cité son nom sur ce blog dans le passé. Il était capital-risqueur et les capitaux-risqueurs ne sont pas les héros de la Silicon Valley. Bob Noyce, Steve Jobs, Larry Page et Sergey Brin l’étaient. Elon Musk probablement plus. « Regardez autour de vous qui sont les héros. Ce ne sont pas les avocats, ni même les financiers. Ce sont eux qui créent les entreprises » (voir ici).

Sa page Wikipédia anglaise mentionne « En juillet 2023, Moritz a quitté Sequoia après près de quatre décennies. » Il y est ajouté également que « ses investissements dans les sociétés Internet incluent Google, Yahoo!, […] PayPal, Webvan, YouTube, eToys et Zappos. » On peut aussi lire un article sur Techcrunch, Michael Moritz moves on, book-ending a long chapter at Sequoia Capital.

Moritz fait partie d’une longue liste d’investisseurs qui ont décidé de prendre leur retraite. La première génération a cessé d’être active il y a longtemps (Arthur Rock, Don Valentine, Tom Perkins et Eugene Kleiner font partie de cette liste) et la deuxième génération disparaît également (John Doerr qui a co-investi avec Moritz dans Google et siégeait avec lui au conseil d’administration de l’entreprise, a également pris sa retraite). Tous ces inconnus ont contribué à bâtir la Silicon Valley en soutenant financièrement les entrepreneurs les plus célèbres.

Ce n’est pas la première fois que j’exprime des doutes sur la Silicon Valley :
– une série de 3 articles sur Optimisme et désillusions dans la Silicon Valley en janvier 2023,
– un article de septembre 2021, La Silicon Valley aura bientôt 65 ans. Devrait-elle être mise à la retraite ? avec des références à Silicon Valley 2018: Les libertariens ont remplacé les hippies,
– ou les plus anciens (2013) Les promesses de la technologie. Décevantes ? et Les péchés capitaux de la Silicon Valley.

Il est vraiment étrange qu’une région puisse continuer à être aussi innovante depuis plus de 60 ans. Et cela continuera probablement pendant un certain temps. Ce qui est moins clair, c’est la continuité de cette culture unique qu’Olivier Alexandre a brillamment décrite dans son récent livre, La Tech.

Nous verrons…

nVidia, le nouveau géant

nVidia a récemment fait la une des journaux lorsque la valeur de son action a bondi de 25 % pour atteindre une valorisation proche de 1 billion de dollars (1 000 milliards de dollars) rejoignant un petit club d’entreprises généralement appelé GAFA(M) ou BigTech. Je connaissais nVidia comme une autre réussite de la Silicon Valley, une grande, mais juste une de plus. Elle appartient à ma liste de plus de 800 startups et voici mon tableau de capitalisation habituel.

Nvidia a été fondée en 1993 par Jen-Hsun « Jensen » Huang, Curtis Priem, et Chris Malachowsky et son siège est à Santa Clara, Californie.

Il y aurait tellement de petites choses typiques à mentionner sur son développement, mais en voici simplement quelques-unes :
– Les fondateurs étaient de jeunes ingénieurs (29, 33 et 33 ans), l’un de l’université de Stanford, les deux autres issus d’écoles solides même si moins connues. L’un est d’origine taïwanaise. Ils ont travaillé dans de grandes entreprises technologiques avant de fonder leur startup, et ils la dirigent toujours. Ils avaient une part égale de la startup à la fondation.
– Il y a eu un soutien classique de capital-risque, un total de 20 millions de dollars en 4 tours entre 1993 (la fondation) et 1997, suivi d’une introduction en bourse en 1999, moins de 6 ans après l’incorporation. Les VC étaient Sequoia (qui a également financé Apple et Google) et Sutter Hill. Le conseil d’administration comprenait des experts de Synopsys (son cofondateur) et d’Avid.
– Les employés détenaient au moins 20 % de l’entreprise grâce à des options d’achat d’actions (et peut-être même plus de 35 % grâce à des actions ordinaires supplémentaires).
– La startup est devenu public à une valorisation de 500 millions de dollars, plus que décente et était un leader des puces graphiques informatiques jusqu’à ce que nVidia applique sa technologie à l’IA. D’où sa popularité actuelle.

There would be so many little things to mention about how typical it is, but here are a few:
– The founders were young engineers (29, 33 and 33), one from Stanford University, the two others from solid even if lesser known schools. One is of Taiwenese origin. They worked in big tech companies before founding their startup, and they are still leading it. They had equal ownership at foundation.
– There was a typical support of venture capital, a total of $20M in 4 rounds between 1993 (the foundation) and 1997 (the IPO), followed by an IPO in 1999, less than 6 years after the incorporation. The VCs were Sequoia (which also funded Apple and Google), and Sutter Hill. The board included experts from Synopsys (its cofounder) and Avid.
– Employees owned at least 20% of the company through stock options (and maybe even 35%+ throug additional common shares).
– It went public at a $500M valuation, more than decent and was a leader in computer graphics chips until nVidia applied its technology to AI. Hence its current popularity.

Cormac McCarthy – la réalité et la vie des choses imaginaires

Je parle rarement de littérature sur ce blog. Cela s’est produit parfois lorsqu’il y avait des liens avec les startups, l’entrepreneuriat, l’innovation ou même les sciences et les mathématiques. C’est arrivé avec mon adoré Hopeful Monsters et il y a quelques similitudes avec Le Passager de Cormac McCarthy.

Cormac McCarthy est un auteur proche du génie et relativement célèbre, vous avez peut-être lu ou entendu parler de La Route, Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme (No country for old men) ou encore le moins connu, mais vrai chef d’œuvre qu’est Suttree.

Je ne sais pas si Le Passager est un chef-d’œuvre, et je n’ai pas commencé son roman sœur Stella Maris. Mais j’aime l’histoire, sa profondeur et sa beauté. À près de 90 ans, McCarthy est à nouveau impressionnant. Voici un extrait qui, espérons-le, vous poussera à lire plus loin :

Je travaille tout le temps. C’est juste que je ne mets pas grand-chose par écrit.

Alors tu fais quoi ? Tu bulles et tu rumines les problèmes ?

Oui. Buller et ruminer. C’est tout moi.

En rêvant d’équations à venir. Alors pourquoi tu ne mets pas ça par écrit ?

Tu veux vraiment qu’on en parle ?

Ben ouais.

Très bien. Ce n’est pas seulement que je n’ai pas besoin de mettre ça par écrit. Il y a autre chose. Tout ce que tu écris devient figé. Soumis aux mêmes restrictions que n’importe quelle entité tangible. Ça bascule dans une réalité coupée du domaine de sa création. Ça n’est qu’une borne. Un panneau routier. Tu t’arrêtes pour prendre des repères, mais ça se paie. Tu ne sauras jamais jusqu’où l’idée aurait pu aller si tu l’avais laissée y aller. Dans toute hypothèse, on cherche les faiblesses. Mais parfois on a le sentiment qu’il faut attendre. Avec patience. Avec confiance. On a vraiment envie de voir ce que l’hypothèse elle-même va extraire du bourbier. Je ne sais pas comment on fait des maths. Je ne suis pas sûre qu’il y ait une méthode. L’idée lutte toujours contre sa concrétisation. Les idées ne vont pas de l’avant à toute blinde, elles émergent avec un scepticisme inné. Et ces doutes ont leur origine dans le même monde que l’idée elle-même. Et ce n’est pas un monde auquel on ait vraiment accès. Donc les objections que tu apportes, depuis le monde où tu te débats peuvent être complétement étrangères au parcours de ces structures émergentes. Leurs doutes intrinsèques sont des instruments directionnels alors que les tiens sont plutôt des freins. Bien sûr, l’idée finira par trouver sa conclusion. Une fois qu’une hypothèse mathématique est formalisée en une théorie elle a peut-être un certain panache mais à de rares exceptions près on ne peut plus nourrir l’illusion qu’elle offre un réel aperçu du cœur de la réalité. A vrai dire, elle n’apparait plus que comme un outil.

La vache.

Ouais.

Tu parles de tes exercices d’arithmétique comme s’ils avaient une volonté propre.

Je sais.

Tu y crois vraiment ?

Non. Mais c’est dur de résister.

Pourquoi tu ne retournes pas à la fac ?

Je t’ai déjà expliqué. Je n’ai pas le temps. J’ai trop à faire. J’ai postulé pour une bourse de recherche en France. J’attends des nouvelles.

Bigre . C’est sérieux ?

Je ne sais pas ce qui va se passer. Je ne suis pas sûre d’en avoir envie. Envie de savoir. Si je pouvais planifier ma vie je n’aurais plus envie de la vivre. Je n’ai sans doute pas envie de la vivre tout court. Je sais que les personnages de l’histoire peuvent être réels ou imaginaires et qu’une fois qu’ils sont morts, il n’y aura plus de différence. Si des êtres imaginaires meurent d’une mort imaginaire, ils n’en sont pas moins morts. On croit pouvoir créer une histoire de ce qui a été. Présenter des vestiges concrets. Une liasse de lettres. Un sachet parfumé dans le tiroir d’une coiffeuse. Mais ce n’est pas ce qui est au cœur du récit. Et le problème, c’est que le moteur du récit ne survit pas au récit. Quand la pièce s’obscurcit et que le bruit des voix s’estompe on comprend que le monde et tout ceux qu’il contient vont bientôt cesser d’exister. On veut croire que ça recommencera. On désigne d’autres vies. Mais leur monde n’a jamais été le nôtre.

Pour les non-encore convaincus, voici une magnifique critique de ce dyptique par le désormais mythique Philippe Garnier dans Libération. Cliquer ici.