Archives de l’auteur : Herve Lebret

L’innovation n’est pas une question de taille, mais de croissance.

Le débat est récurrent et dans mon dernier post, je mentionne la question du journaliste sur ma fascination pour les start-up et la Silicon Valley. D’une certaine manière cela est lié, je reviendrai sur ce sujet à la fin. Deux articles récents ont failli me surprendre. Le premier a un auteur célèbre, Clayton Christensen. The Empires Strike Back – How Xerox and other large corporations are harnessing the force of disruptive innovation a été publié dans le dernier numéro de la MIT Tech Review.

Voici de courts extraits: « Il y a longtemps qu’on n’a plus considéré Xerox comme une puissance d’innovation. Au contraire, Xerox sert généralement comme exemple édifiant des occasions manquées: de nombreux articles nécrologiques de Steve Jobs ont décrit comment sa visite fatidique au Xerox Palo Alto Research Center en 1979, a inspiré Apple pour ses innovations de l’ordinateur Macintosh. À l’époque, Xerox dominait le marché du photocopieur et était naturellement porté sur l’amélioration et le maintien de ses produits à forte marge. Le siège de la société allait devenir le lieu où les inventions de ses laboratoires mouraient. Inévitablement, les copieurs simples et moins chers de Canon et d’autres rivaux devancèrent ceux de Xerox sur son propre marché. C’est une histoire classique du « dilemme de l’innovateur. » […] Mais maintenant, Xerox est en train de retourner les choses […] Dans le passé, le succès de Xerox aurait été une anomalie. Moins d’une décennie auparavant, lorsque nous finissions le livre The Innovator’s Solution, nous avions souligné le fait que les innovations de rupture sont généralement mis en place par les start-up, les rebelles de l’univers des affaires. […] Dans les années 1980 et 1990, seulement environ 25 pour cent des innovations de rupture, que nous avons recensées dans notre base de données, provenaient des acteurs établis, le reste venant de startups. Mais durant les années 2000, 35 pour cent de ces ruptures ont été lancées par ces « incumbents ». En d’autres termes, la bataille semble tourner en faveur de l’Empire, comme les exemples suivants confirment. » L’auteur mentionne des exemples tels que GE, Tesla en compétition avec GM, Dow et Microsoft dans l’article.

Le second article provient de The Ecomist et est intitulé « Pourquoi les grandes entreprises sont souvent plus inventives que les petites. » Laissez-moi le citer un peu plus longuement: « Joseph Schumpeter […] a soutenu les deux côtés de l’affaire. En 1909, il a déclaré que les petites entreprises étaient plus inventives. En 1942, il fait volte-face. Les grandes entreprises ont plus intérêt à investir dans de nouveaux produits, pensait-il, car elles peuvent les vendre à plus de gens et récolter de plus grands bénéfices plus rapidement. Dans un marché concurrentiel, les inventions sont rapidement imitées, si bien qu’un investissement trop petit échoue souvent à produire des fruits. […] Ces jours-ci le Schumpeter seconde période est passé de mode: on croit que les petites start-up sont créatives et les grandes entreprises sont lentes et bureaucratiques. Mais ceci est une simplification grossière, explique Michael Mandel du Progressive Policy Institute, un think-tank. Dans un nouveau rapport sur « facteur d’échelle et innovation », il conclut que l’économie d’aujourd’hui favorise les grandes entreprises plutôt que les plus petites. « Big » est de retour, comme ce magazine l’a soutenu. Et « Big » est ce qui compte pour trois raisons. » Les arguments sont que 1-les écosystèmes ont grandis, 2-les marchés sont globaux et 3-les problèmes à résoudre le sont sur une grande échelle. Ceci n’est pas fait pour les petites entreprises. « Il est juste que l’argument « petit est innovant » semble daté. Plusieurs des champions de la nouvelle économie sont les entreprises qui étaient autrefois saluées comme de courageuses petites start-up, mais se sont depuis longtemps énormément développées, comme Apple, Google et Facebook. […] Les grandes entreprises ont un grand avantage pour l’accès aux ressources les plus précieuses d’aujourd’hui: le talent. (Les diplômés ont des dettes, et beaucoup préfèrent la garantie d’un salaire à la loterie des stock-options dans une start-up.) Les grandes entreprises parviennent de mieux en mieux à éviter la stagnation bureaucratique: elles ont des hiérarchies plus horizontales et s’ouvrent à des idées venues d’ailleurs. Procter & Gamble, un géant des biens de consommation, trouve la plupart de ses idées à l’extérieur de ses murs. Sir George Buckley, le patron de 3M, une grande entreprise avec une histoire de 109 ans d’innovation, soutient que les entreprises comme la sienne peut combiner les vertus de la créativité et de la taille. »

Eh bien, je n’ai pas été surpris longtemps. Le débat ne porte pas en définitive sur les petites ou grandes entreprises. Laissez-moi vous expliquer en citant mon livre à nouveau et plus précisément le paragraphe Small is not beautiful [page 112] «Il existe un autre malentendu au sujet des start-up. Sous prétexte qu’elles seraient de jeunes entités, mais aussi parce que les analyses macro-économiques montrent l’importance grandissante de l’emploi généré par les petites structures, il semblerait que le dicton « small is beautiful » soit devenu une devise pour le monde des start-up. Les start-up ne devraient pas avoir velléité à rester modestes, bien au contraire. Les entreprises qui ont réussi dans l’industrie des technologies de l’information sont devenues de vrais mastodontes. Au début 2007, Intel comptait 94 000 employés, Oracle, 58 000, Cisco, 49 000 et Sun, 38 000. Ces entreprises sont devenues des multinationales […] Le San Jose Mercury News, le quotidien au centre de la Silicon Valley publie chaque année par exemple le classement des 150 plus grandes sociétés. La simple comparaison de l’évolution de la liste entre 1997 et 2004 montre que parmi les 50 premières sociétés en 2004, 12 ne faisaient pas partie des 150 premières en 1997. J. Zhang montre très bien cette dynamique étonnante en comparant la liste des quarante plus grandes sociétés high-tech de la Silicon Valley en 1982 et en 2002 telle que fournie par la société Dun & Bradstreet. Vingt des sociétés de la liste de 1982 n’existaient plus en 2002. Vingt et une des sociétés de la liste de 2002 n’avaient pas encore été créées en 1982. Cette dynamique de naissances et de morts d’entreprises semble reconnue et même acceptée. »

C’est exactement ce que l’article de The Economist explique: « Cependant, il y a deux objections à l’argument de M. Mandel. La première est que, bien que les grandes entreprises excellent souvent à l’innovation incrémentale (par exemple, en ajoutant des améliorations aux produits existants), elles sont moins à l’aise avec l’innovation de rupture, celle qui change les règles du jeu. Les grandes entreprises que Schumpeter a célébré ont souvent enterré les nouvelles idées qui menaçaient leurs lignes d’affaires établies, comme AT&T l’a fait avec la numérotation automatique. M. Mandel affirme qu’il faut s’appuyer sur les grandes entreprises pour résoudre les problèmes les plus pressants de l’Amérique dans la santé et l’éducation. Mais parfois, les meilleures idées commencent à petite échelle, puis se développent largement au point de transformer des systèmes entiers. Facebook a commencé comme un moyen pour les étudiants dans une université de rester en contact. Maintenant il a 800 millions d’utilisateurs. La seconde objection est que ce qui importe n’est pas tant de savoir si les entreprises sont petites ou grandes, mais si elles se développent. Le progrès a tendance à provenir de sociétés à forte croissance. Les meilleures peuvent prendre une bonne idée et l’utiliser pour se transformer en géants à partir d’embryons en quelques années, comme Amazon et Google. Ces entreprises à forte croissance créent beaucoup d’emplois: en Amérique seulement 1% des entreprises génèrent environ 40% des nouveaux emplois. Laissez les petites entreprises grandir. La clé de la promotion de l’innovation (et de la productivité en général) consiste à permettre la croissance de nouvelles entreprises vigoureuses, mais aussi aux anciennes inefficaces de mourir. Sur ce point, Schumpeter n’a jamais changé d’avis. »

Si besoin était, il faut le répéter, il y a bien une différence entre start-up et PME. Ceci ne répond pas entièrement à l’argument de Christensen sur l’empire qui contre-attaque. Et bien, cela signifie que les grandes entreprises ont des gestionnaires intelligents qui ont appris des erreurs du passé. Mais Christensen dit aussi implicitement que 65% des innovations de rupture viennent de nouveaux venus, et non des acteurs établis. Les Gazelles ont encore un bel avenir devant elles.

Les brevets freinent l’innovation, supprimons-les !

Mon premier post pour 2012 une interview que j’ai donnée au magazine français La Recherche. Il a été publié en décembre dernier et vous pouvez avoir une version électronique ici ou un document pdf en cliquant sur la page de couverture ci-dessous. Le texte intégral suit. Maintenant, je dois dire que j’ai été un peu surpris par le titre que je n’avais pas prévu. J’avais plus pensé à quelque chose comme « Les start-up sont les parents pauvres de l’innovation ! » Le titre montre mes doutes sur la propriété intellectuelle et sur les brevets en particulier. Il est certainement trop fort, mais c’est ce pour quoi les titres sont faits…

Les brevets freinent l’innovation, supprimons-les !

L’innovation est affaire de culture. Admirateur de la Silicon Valley qu’il fréquente depuis vingt ans, Hervé Lebret invite l’Europe à s’inspirer du dynamisme et de la créativité de ses start-up. Mais tout est-il bon à prendre dans ce modèle ?

La Recherche : Un rapport de la Commission européenne souligne que l’Union est de plus en plus distancée par les États-Unis en termes d’innovation avec un niveau de recherche comparable [1]. Comment l’expliquez-vous ?
Hervé Lebret : La principale raison de ce retard de l’innovation en Europe est culturelle. J’ai toujours été frappé de voir à quel point les étudiants aux États-Unis s’intéressent aux applications de leurs recherches, alors que l’on pense plus en Europe en termes de connaissances. Et puis il y a les figures de jeunes créateurs d’entreprise ayant connu le succès. C’est frappant dans la Silicon Valley : Bill Gates a 20 ans quand il fonde Microsoft ; Steve Jobs 21 quand il crée Apple ; Larry Page et Sergey Brin, 25 quand ils créent Google. Ce sont de puissants modèles auxquels un jeune peut s’identifier.
Ce même rapport soutient qu’une des raisons du retard européen est en partie liée aux différences du système des brevets, plus complexe et plus onéreux en Europe. Qu’en pensez-vous ?
H.L. Je suis sceptique quant au rôle des différences législatives. C’est dans la tête des gens que cela se passe : aux États-Unis, ils ont envie d’essayer, n’ont pas peur de l’échec. Je ne suis pas convaincu que l’on soit plus innovant parce que l’on a plus de brevets. Voyez la Suisse, qui possède le plus grand nombre de brevets par habitant : ce pays ne crée pas beaucoup de start-up. Les politiques incitatives ne marchent que s’il existe un terrain culturel favorable.
Mais les brevets ne sont-ils pas un élément clé pour une entreprise innovante, dont la valeur repose souvent sur sa propriété intellectuelle ?
H.L. Les logiciels ne sont pas brevetables, mais cela n’a pas empêché Microsoft de connaître le succès que l’on sait. Quitte à être iconoclaste, je pense que les brevets sont un frein à l’innovation. Je me demande s’il ne faudrait pas les supprimer, sauf peut-être dans des domaines particuliers, telles les biotechnologies, où un brevet correspond grosso modo au procédé de fabrication d’une molécule. Mais dans la plupart des domaines industriels, il faut des milliers de brevets pour protéger une innovation commercialisée. L’entretien très onéreux de ce portefeuille de brevets mobilise de l’argent qui pourrait être mieux utilisé dans la recherche et l’innovation. Là où le brevet favorisait l’inventeur, il est devenu une arme défensive pour préserver des positions dominantes. Regardez la guerre entre Apple et Google : le premier reproche au second d’avoir développé son système d’exploitation des téléphones mobiles Android en violant certains de ses brevets. Cela va à l’encontre de la théorie classique selon laquelle le brevet est la protection du faible, qui peut développer une idée durant des années sans craindre de se la faire prendre.
La faiblesse du capital-risque, qui priverait les jeunes entreprises innovantes des capitaux nécessaires à leur développement, explique-t-elle en partie les carences de l’innovation en Europe ?
H.L. Contrairement à une idée reçue, il y a toujours eu du capital-risque en Europe, et en particulier en France. Ce n’est pas un problème quantitatif, mais qualitatif : le capital-risque, en Europe, est géré par des gens qui viennent de la finance ou de la consultance, pas de l’entrepreneuriat. Là encore, c’est une différence culturelle. C’est en train de changer. D’anciens entrepreneurs se mettent à créer des fonds de capital-risque ou à devenir business angels. En France, je pense à Bernard Liautaud, fondateur de l’éditeur de logiciel Business Objects, ou à Xavier Niel, fondateur de l’opérateur de téléphonie Free, qui ont tous deux rejoint des fonds de capital-risque. Les fondateurs de Skype, eux, ont créé Atomico, leur propre fonds.
Vous ne cachez pas votre admiration pour la Silicon Valley. Si le secret de son dynamisme est, comme vous le soutenez, d’ordre culturel, comment peut-on s’en inspirer en Europe ?
H.L. On peut s’inspirer d’usages, de pratiques, notamment la coopération. Dans la Silicon Valley, la curiosité est partagée. Les gens savent que l’échange d’idées est fructueux, et ne craignent pas de se faire voler leurs idées. Les deux fondateurs de Google étaient doctorants dans deux laboratoires rivaux de l’université Stanford, mais ils se sont parlé ! Il n’est pas rare que l’on s’adresse à son compétiteur pour résoudre ses problèmes : dans les années 1960, les principaux acteurs de l’industrie californienne des semi-conducteurs se retrouvaient au Wagon Wheel Bar, à Mountain View, pour discuter de leur travail. En Europe, beaucoup de laboratoires, académiques et plus encore privés, ont une culture du secret, ils craignent l’échange.
Que mettez-vous en œuvre à l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), où vous enseignez, pour développer ce goût de l’innovation et de l’entrepreneuriat chez les étudiants ?
H.L. Je crois beaucoup au rôle des modèles exemplaires. J’organise donc des conférences avec des entrepreneurs qui ont réussi pour qu’ils fassent partager leur expérience. Cela montre aux étudiants que ce sont des passionnés qui n’ont pas eu peur d’essayer, même si à peine un sur mille rencontre le succès. Ils donnent envie. Mais l’envie n’est rien sans les moyens. D’où le programme « Innogrants » que je gère : un salaire de un an pour un jeune chercheur qui est libéré de ses activités de recherche et d’enseignement pour pouvoir se consacrer à son projet d’innovation. Si cela marche, on espère que le privé prenne la suite. Cinquante Innogrants ont été attribués en cinq ans. La moitié d’entre eux ont débouché sur la création de sociétés en sciences de la vie, en micro- ou nanoélectronique ou en technologies de l’information. Et cinq d’entre elles ont trouvé des investisseurs privés.
Cela reste tout de même modeste…
H.L. Oui, il faut rester humble : tout ce que nous pouvons faire est de créer un terrain favorable à la création d’entreprises innovantes, comme nous le faisons avec les Innogrants. Au total, depuis quinze ans, il se crée environ une dizaine de start-up par an à l’EPFL. Une quinzaine ont levé du capital risque, 300 millions d’euros en tout. Quatre ou cinq ont été vendues à des groupes industriels, parfois très cher. Endoart, une société fondée en 1998 à l’EPFL spécialisée dans la fabrication d’implants médicaux contrôlables à distance, a ainsi été revendue neuf ans plus tard 100 millions de dollars à l’américain Allergan ! Mais on sent bien qu’il y a une sorte de modestie, d’auto-limitation des entrepreneurs européens par rapport à leurs homologues américains.
Un ancien chercheur de l’EPFL reprochait à la direction de cette université de « recopier aussi scrupuleusement que possible le modèle de l’université étatsunienne » [2]. Tout vous paraît-il bon dans le modèle américain ?
H.L. Ces critiques portent sur la science, pas sur l’innovation. La mise en compétition permanente des chercheurs, l’instabilité des statuts n’est pas une bonne idée dans la recherche. Il est très important de laisser des imaginations s’exprimer. Il y a un grand danger à maintenir les gens sous pression permanente. Mais en matière d’innovation, le modèle américain fonctionne.
Vous estimez qu’au plus une start-up sur mille rencontre le succès. Cela ne constitue-t-il pas quand même un énorme gaspillage ?
H.L. Il ne faut pas tout mesurer en termes d’argent ou de rendement. Ce qui compte, c’est la créativité. Pour moi, la Silicon Valley c’est la nouvelle Athènes. Comme la Grèce, c’est une culture : tout ce qui est sorti de cette région en cinquante ans est fabuleux. Les technologies du numérique qui y ont été inventées ont changé pour toujours notre manière de nous informer, de nous cultiver et de nous divertir. C’est sans doute pour cela que la mort de Steve Jobs, qui en était un personnage emblématique, a eu tant de retentissement en octobre dernier. Par ailleurs, si l’on raisonne en termes macroéconomiques, je ne pense pas que le modèle américain repose sur un gaspillage. Aux États-Unis, le capital-risque pèse une vingtaine de milliards de dollars par an. Depuis vingt ans, 400 milliards ont donc été investis. Et une seule entreprise, Google, en vaut aujourd’hui 200. Au final, la création de valeur économique est à la hauteur de l’argent qui a été investi. C’est un succès collectif, même s’il est fondé sur des milliers d’échecs individuels, qui sont souvent très durs humainement.

L’entrepreneur doit être placé au centre de la politique de l’innovation

Les 200 milliards de dollars de capitalisation boursière de Google ne sont-ils pas exagérés par rapport à la valeur réelle de l’entreprise ?
H.L. Le monde du capital-risque est hélas devenu un actif financier comme un autre. Ce n’est plus un monde d’anciens entrepreneurs qui poursuivent leurs affaires tout en investissant dans celles d’autres. Il y a trop d’argent, trop de spéculation dans le capital-risque américain. Mais je rappelle que les start-up sont apparues bien avant le Nasdaq, la Bourse où s’échangent les actions d’entreprises de haute technologie. La Silicon Valley a commencé dans les années 1960 et 1970, dans le contexte de la contre-culture californienne. Steve Jobs n’hésitait pas à dire qu’une partie de sa créativité venait de la consommation de drogue lorsqu’il était jeune. La financiarisation de l’économie n’a débuté que dans les années 1980. À l’origine, les financiers n’étaient que les mécènes de grands créateurs. Cela dit, je pense que la tendance actuelle des grands groupes à restreindre leurs dépenses de recherche et développement est catastrophique. Les actionnaires veulent 15 % de rentabilité et poussent à couper dans les dépenses de recherche. De bonnes start-up ne peuvent naître que s’il y a aussi de la bonne recherche privée.
Allons-nous de ce fait vers un essoufflement du dynamisme de l’innovation technologique ?
H.L. Je suis en effet préoccupé par la panne actuelle que semble connaître l’innovation : les années 1970 ont été marquées par le transistor ; les années 1980 par l’ordinateur personnel ; les années 1990 par les réseaux. Mais dans les années 2000, je ne vois rien de bien nouveau. Le web 2.0 n’est pas une révolution technologique, c’est une consolidation. C’est plus général : la biotechnologie a été plutôt décevante, il n’y a pas non plus de révolution en matière d’énergie, de chimie. Il n’est pas clair que les nanotechnologies soient porteuses de vraies ruptures technologiques. Je crains que les années 2000 n’aient pas vu naître de start-up qui soient équivalentes d’Intel dans les années 1960, d’Apple, de Microsoft ou de Genentech dans les années 1970, de Cisco dans les années 1980, ou de Google dans les années 1990. Il y a certes Facebook mais cette société ne repose pas sur une grande innovation technologique. Cela dit, il y a toujours eu un pessimisme sur l’avenir de l’innovation, j’espère donc avoir tort !
Vous citez des entreprises de technologie de l’information ou de biotechnologie. Ce modèle de la start-up est-il transposable à des domaines gourmands en capitaux, et où existent déjà des acteurs importants, comme l’aéronautique, l’automobile, la chimie ?
H.L. Les acteurs établis ne sont pas forcément les plus innovants. Clayton Christensen, de la Harvard Business School, l’a bien montré en 1997 : dans une entreprise établie, on améliore des produits existants [3]. On y fait de l’innovation par évolution, pas par révolution. Renault peut inventer la voiture
électrique, mais pas un nouveau mode de transport. D’ailleurs l’idée du monospace, qui a ensuite été copiée, n’est pas venue des bureaux d’études de Renault, mais de la société Matra, qui n’avait pas la même expérience en automobile, ce qui la rendait plus créative. C’est aussi pour cette raison que les grosses entreprises, en particulier pharmaceutiques, sous-traitent leur politique de l’innovation : elles préfèrent laisser les start-up prendre des risques, et les acheter ensuite. Même une ancienne startup comme Cisco, en informatique, remplace le terme de recherche et développement par celui d’acquisition et développement.
Pourquoi insistez-vous tant sur les start-up ? Un institut académique peut aussi bien accorder des licences de ses brevets à des industriels, ou former des laboratoires mixtes privé/public…
H.L. Le problème de fond est de savoir vers qui est dirigée la politique de l’innovation. Ma conviction est que l’entrepreneur doit être au centre. Ce n’est pas ce que l’on fait en France : les pôles de compétitivité sont des clusters de sociétés établies, et non des dispositifs favorisant la créativité par l’entrepreneuriat. J’insiste sur le modèle start-up parce que c’est le parent pauvre des politiques de l’innovation. Bien sûr qu’il y a de l’innovation dans les grands groupes. Je me demande cependant s’ils sont capables de vraies ruptures novatrices. Ils peuvent se donner un objectif – l’écran plat, le téléphone intelligent, ou, aujourd’hui, la voiture électrique – et le sortir dans vingt ans. Mais peuvent-ils faire des choses entièrement nouvelles, comme l’a fait Google ? Ou Genentech, qui a révolutionné la fabrication de médicaments en utilisant les techniques du génie génétique ? Je crois que seules les start-up en sont capables. Christensen disait : si vous voulez faire une innovation majeure, créez une filiale et placez-la le plus loin possible de votre centre de recherche car le pire ennemi de l’innovation dans une entreprise est le conservatisme. L’innovation est la plus forte dans de petites équipes : c’est ce qui se passe dans les start-up.

■■ Propos recueillis par Nicolas Chevassus-au-Louis


Hervé Lebret, polytechnicien, docteur en électronique et diplômé de l’université Stanford, a travaillé, après un passage dans la recherche, comme capital-risqueur, à Genève de 1997 à 2004. Depuis, il enseigne le management de la technologie et gère un fonds de préamorçage à l’École polytechnique fédérale de Lausanne.

>>Hervé Lebret, Start-up. Ce que nous pouvons encore apprendre de la Silicon Valley, Create Space, 2007. www.startup-book.com
>>L’étude de l’Organisation et de développement économiques sur les brevets. www.oecd.org/sti/scoreboard
>>Le site des Innogrants de l’EPFL. http://vpiv.epfl.ch/innogrants

[1] Commission européenne, Innovation Union Competitiveness Report 2011, http://ec.europa.eu/research/innovation-union.
[2] Libero Zuppiroli, La Bulle universitaire. Faut-il poursuivre le rêve américain ? Éditions d’en bas, 2010.
[3] Clayton Christensen, The Innovator’s Dilemma, Harper’s, 1997.

Innovation darwinienne et lamarckienne

J’ai beaucoup aimé Un paléoanthropologue dans l’entreprise, le dernier livre de Pascal Picq, un paléoanthropologue qui explore le monde de l’innovation. Il applique ses connaissances de l’évolution pour comparer deux types d’innovations: en simplifiant, l’Europe continentale, plutôt lamarckienne et le monde anglo-saxon et surtout les Etats Unis, de type darwinien.

Je mets en garde le lecteur français en citant Picq dans sa conclusion (page 236): « l’entreprise darwinienne n’a rien à voir avec tous les clichés aussi stupides qu’erronés sur l’évolution. C’est une entreprise qui s’adapte aux changements en mobilisant les mécanismes de l’innovation, qui s’articulent sur le couple variation/sélection »

Dès son introduction, nous plongeons dans le vif du sujet: « Les responsables publics qui oeuvrent à décloisonner notre société française verticale verront, dans l’opposition de Lamarck et de Darwin, l’inefficacité des organisations compétentes face au bricolage fructueux des réseaux qui ouvrent de nouvelles sources d’innovation et de développement. » et d’ajouter: « La diversité est un pré-requis à l’innovation. » (page 12)

Picq explique (page 44): « La sélection naturelle fonctionne en deux temps, la production de variations – c’est la variabilité – et, second temps, la sélection. C’est l’algorithme darwinien. » Il n’y a ni hasard, ni nécessité. A chaque étape de l’évolution, apparaissent des innovations dont les variations aléatoires sont contraintes par l’histoire. C’est ce que signifie le jeu des possibles.

Il a bien conscience que l’utilisation de la biologie pour faire des analogies avec l’économie est dangereuse (page 51): « les concepts d’entreprises et d’espèces ne se définissent pas facilement ». Et l’analogie de l’évolution a donc sans doute ses limites. « Mais il y a un message important : la variabilité » (page 52) « Si l’environnement est favorable, il n’y a pas de sélection. S’il y a compétition pour les ressources, alors elle se manifeste en jouant sur les variations. L’adaptation résulte de ce mécanisme ». Il n’y a pas d’adaptation parfaite, mais (page 55) « l’isolationnisme est l’avant-dernière étape avant l’extinction. » Je ne peux pas m’empêcher de repenser au travail de Saxenian qui a montré que la culture plus fermée de la région de Boston explique en partie le retard pris sur la Silicon Valley et la disparition de Digital Equipement (DEC).

« Il n’existe pas d’adaptation parfaite et même si l’on crée le meilleur des produits, le succès ou l’échec dépendent de nombreux autres facteurs contextuels et contingents. Les voies de l’adaptation ne sont pas impénétrables, mais prennent des cheminements et, parfois, des détours difficiles à prévoir : bricolages, innovations de rupture, et aussi le retour de produits que l’on croyait dépassés et qui trouvent de nouvelles niches. Il y aurait bien une solution, celle d’un modèle planifié des besoins et des usages. Seulement entre Thomas Edison et Steve Jobs, aucune innovation majeure n’est sortie des systèmes économiques dirigistes. D’autre part, s’adapte-t-on à un marché déjà existant ou crée-t-on de nouveaux marchés? Pour des raisons structurelles et historiques – donc culturelles – les entreprises européennes excellent sur des marchés déjà structurés mais arrivent difficilement à inventer de nouveaux marchés comme les entreprises américaines. » (page 84). Un peu plus tôt, il écrit: « L’idée dominante d’une évolution des techniques qui serait linéaire et accumulatrice occulte ce champ d’innovations trop négligé : l’histoire. » (page 63)

« Si un nouveau marché s’ouvre, tout le monde a sa chance. L’absence de pression de compétition et de sélection admet toutes les possibilités, ce qui donne l’impression fallacieuse que l’on est formidable. Mais lorsque le marché se sature ou se rétrécit, c’est là qu’intervient la sélection. Il en a été ainsi avec la téléphonie mobile au milieu des années 1990. Une entreprise comme Nokia, éloignée du domaine de l’électronique, a pu trouver sa place ; aujourd’hui, dans un marché très concurrentiel, ce serait tout simplement impossible. » (page 87)

Je laisse le lecteur découvrir les concepts de préadaptation, transaptation, exaptation. Il décrit aussi les stratégie K et stratégie r. J’extrais d’un autre article de wikipedia sur la comparaison K et r la différence entre les deux:
« – La stratégie r est basée sur la production d’un grand nombre de jeunes, le plus tôt possible, avec une mortalité très élevée. C’est une adaptation aux milieux instables et imprévisibles. C’est le cas des micro-organismes qui sont soumis à ce genre de conditions à cause de leur taille.
– la stratégie K est basée sur une durée de vie très longue, et une reproduction rare et tardive. »

Nous voila dans le coeur du sujet:
L’innovation lamarckienne (page 158) est active. Elle répond à une sollicitation de l’environnement et tend au perfectionnement. « La fonction créée l’organe. » … « Les inventions sont les filles de la nécessité. » Elle consiste à améliorer des produits dans des filières bien établies : automobile, aéronautique, train, spatial, téléphonie, eau, BTP ; pétrochimie…
L’innovation darwinienne (page 160), produit d’abord de la diversité sans augurer des avantages ou désavantages de ce qui émerge, puis dans un second temps il y a action de la sélection. Dans une tel cadre, il faut savoir perdre du temps, installer les conditions de la production d’idées. On y permet la sérendipité.

Ce sont les 20% de temps libre chez Google. Ainsi (page 98), il explique les dangers de la rationalisation des dépenses (cf mon post sur le gaspillage). Puis (page 103) « Steve Jobs s’occupe de Next, sans grand succès, dans une culture de l’essai erreur, cela lui permet de proposer et de tester des idées nouvelles ce qui le conduit à revenir chez Apple – parcours inconcevable en Europe. »

Et voici sa synthèse (page 139):

Culture Lamarckienne Culture Darwinienne
Europe continentale Etats Unis
Hiérarchie des Ecoles Diversité des excellences
« J’ai fait Polytechnique » « J’ai créé une entreprise »
Uniformité des élites Diversité des élites
Grandes entreprises « Small Business Act »
Culture d’ingénieur Culture de chercheur
Agrégés Docteurs (PhD)
Culture de la conformité Culture essai/erreur
Innovation dirigée Algorithme darwinien
Sélection sur le QI Sélection sur la créativité
R&D d’application R&D d’émergence
Colbertisme Liberté des territoires
Carrière Entrepreneuriat
CAC40 Top25

J’aurais pu ajouter sa distinction (page 222) entre Chef d’entreprise et Entrepreneur. Une autre anecdote intéressante : « Si l’on regarde le CAC 40 français, presque toutes existent depuis un demi-siècle. Seule Bertlesmann a moins de 40 ans dans le TOP25 européen alors qu’il y en a 1/3 aux USA. » J’avais mentionné cet aspect dans Start-Up en citant les travaux de Junfu Zhang. « Zhang montre très bien cette dynamique étonnante en comparant la liste des quarante plus grandes sociétés high-tech de la Silicon Valley en 1982 et en 2002 telle que fournie par la société Dun & Bradstreet. Vingt des sociétés de la liste de 1982 n’existaient plus en 2002. Vingt et une des sociétés de la liste de 2002 n’avaient pas encore été créées en 1982. » La voici dans son intégralité:

Les quarante plus grandes entreprises de la Silicon Valley
1982 2002
1. Hewlett-Packard 1. Hewlett-Packard
2. National Semiconductor 2. Intel
3. Intel 3. Cisco b
4. Memorex 4. Sun b
5. Varian 5. Solectron
6. Environtech a 6. Oracle
7. Ampex 7. Agilent b
8. Raychem a 8. Applied Materials
9. Amdahl a 9. Apple
10. Tymshare a 10. Seagate Technology
11. AMD 11. AMD
12. Rolm a 12. Sanmina-SCI
13. Four-Phase Systems a 13. JDS Uniphase
14. Cooper Lab a 14. 3Com
15. Intersil 15. LSI Logic
16. SRI International 16. Maxtor b
17. Spectra-Physics 17. National Semiconductor
18. American Microsystems a 18. KLA Tencor
19. Watkins-Johnson a 19. Atmel b
20. Qume a 20. SGI
21. Measurex a 21. Bell Microproducts b
22. Tandem a 22. Siebel b
23. Plantronic a 23. Xilinx b
24. Monolithic 24. Maxim Integrated b
25. URS 25. Palm b
26. Tab Products 26. Lam Research
27. Siliconix 27. Quantum
28. Dysan a 28. Altera b
29. Racal-Vadic a 29. Electronic Arts b
30. Triad Systems a 30. Cypress Semiconductor b
31. Xidex a 31. Cadence Design b
32. Avantek a 32. Adobe Systems b
33. Siltec a 33. Intuit b
34. Quadrex a 34. Veritas Software b
35. Coherent 35. Novellus Systems b
36. Verbatim 36. Yahoo b
37. Anderson-Jacobson a 37. Network Appliance b
38. Stanford Applied Engineering 38. Integrated Device
39. Acurex a 39. Linear Technology
40. Finnigan 40. Symantec b

NOTES: Ce tableau est une compilation établie à partir des données de Dun & Bradstreet (D&B) Business Rankings data. Les entreprises sont classées selon leur chiffre d’affaires.
a – N’existait plus en 2002.
b – N’existait pas en 1982.

En conclusion, l’Europe se distingue par une culture entrepreneuriale très lamarckienne, favorisant et soutenant les grandes filières, avec une organisation par secteurs juxtaposés pour les entreprises, les écoles, les syndicats, les administrations, les banques, etc. Elle excelle dans l’innovation active de type ingénieur, dans des domaines très techniques avec une vraie réussite sur des marchés structurés. Evidemment, (page 164) « il y a là une vraie difficulté, qui est le passage de l’innovation à la phase entrepreneuriale. » Il faut (page 168) « prendre des risques, susciter une culture de l’essai/erreur », ne pas pénaliser l’échec. « Il y a une nécessité impérieuse de développer la culture entrepreneuriale à tous les niveaux de nos sociétés : école, lycées et universités, bien sûr, mais aussi dans les entreprises et la société en général. »

Il ne s’agit pas d’être lamarckien ou darwinien. « Et de rappeler que R&D c’est recherche et développement, R pour Darwin et D pour Lamarck, les deux temps de l’algorithme darwinien. » Tout le talent est dans l’équilibre entre les deux temps. (page 170)

C’est peut-être ici que j’ai senti un certain désaccord avec Picq. Darwin et Lamarck s’appliquent tous les deux au D et c’est peut-être notre échec en Europe. Nous avons oublié que Darwin doit aussi agir dans la phase de développement.

Picq développe sa conception du bricolage (page 174): « Nous avons trop longtemps cru que la complexité des organismes dépendait du nombre de gènes. » « En fait, les structures se simplifient par intégration successive au cours de l’évolution (optimisation) mais permettent une diversité de fonctions (plasticité). » (page 175) « Les animaux et les enfants ne sont pas des machines cartésiennes, nous apprenons à marcher, à manger, surtout chez les espèces de type K. » (page 179) « De plus la machine Hydra jamais battue par les meilleurs champions [d’échec] a été battue en 2005 par des joueurs de très bon niveau – mais pas des grands maîtres – ayant utilisé des ordinateurs standards et connectés à des sites et d’autres joueurs . C’est du bricolage ! » … « Une association d’entités intelligentes, mais plus simples et nourries d’informations externes se montre plus efficace que la plus belle et la plus sophistiquée des machines avec ses programmes, ses routines, ses logiciels et ses banques de données internes. »

J’aurai pu reprendre ici sa mise en garde sur la mauvaise compréhension de la théorie darwinienne que j’ai mise au début. Il ajoute: « Il y a une conception caricaturale de la guerre de tous contre tous [en écologie comme en innovation] » (page 185). « Il faut penser compétition non pas pour éliminer mais dans une stratégie de coopétition. » … « Cela exige une culture ouverte, avec des collaborations intriquées ». … « La Silicon Valley reste le modèle le plus paradigmatique » alors que Sophia Antipolis reste une juxtaposition d’entreprises. « Les territoires et plus généralement les populations périphériques fixent les innovations plus facilement et partant évoluent plus rapidement. » Puis encore (page 236) « Etre darwinien, ce n’est pas éliminer les autres, mais écarter des pratiques et des modèles aux effets délétères pour l’économie et l’ensemble de la société. La théorie darwinienne n’a jamais été la loi du plus fort, ni de l’individualisme égoïste, ni de la guerre de tous contre tous. La vie ce n’est pas un monde à la Rousseau, mais nous vivons encore moins dans un monde à la Hobbes. »

Une dernière anecdote: « Au début des années 1980, IBM a hésité à se lancer sur le marché du micro-ordinateur. Big Blue a suivi une stratégie K avec une grande expertise sur les gros systèmes informatiques. Puis le management a décidé d’ « isoler » un petit groupe d’ingénieurs très créatifs et non contraints par les procédures habituelles. De là est né l’IBM-PC, un parfait exemple d’innovation rapide par dérive génétique dans une population de faible effectif et placée en périphérie. » Nous sommes en plein dans la théorie du dilemme de l’innovateur de Clayton Christensen.

Je vous laisse lire sa conclusion sur la raison pour laquelle l’homme est allé en Australie. Et je n’ai pas pris le temps de parler de sa description des gazelles, antilopes, buffles et autres éléphants, ni de sa défense d’un Small Business Act à la française (ou l’Européenne). On pourra peut-être reprocher à Picq des imprécisions, des inexactitudes, une vulgarisation un peu rapide, mais on aurait tort de s’arrêter à cela, car il s’agit là d’un livre extrêmement stimulant pour ne pas dire passionnant.

Une histoire du capital-risque

Je suis surpris de n’avoir pas encore mis en ligne ce document. J’y avais travaillé bien avant d’écrire mon livre et le résultat en est devenu son chapitre 4. Le capital-risque a environ 50 ans et a beaucoup évolué avec l’innovation et la high-tech. J’espère que vous apprécierez ces slides très visuelles (que je n’ai pas eu le courage de traduire en français). Je viens de les mettre à jour.

Qu’est-ce qu’un entrepreneur en France?

J’ai eu un choc, ou plutôt, j’ai été amusé par le résultat de Google Translate pour obtenir une traduction de « l’entrepreneur doit être au centre des écosystèmes innovants »; j’ai obtenu « the contractor must be the focus of innovative ecosystems. » Ce n’est sans doute pas un hasard.

Laissez moi vous rappeler une de mes citations favorites, celle de Paul Graham « Je lis de temps en temps des analyses sur les parcs scientifiques comme si le composant actif de la Silicon Valley était le béton. Un article en particulier sur Sophia Antipolis insistait sur la venue d’entreprises comme Cisco, Compaq, IBM ou Nortel. Est-ce que les Français ont oublié qu’elles ne sont pas des start-up? »

Contractor, béton… Quand j’étais enfant, un entrepreneur construisait des bâtiments. Google n’a fait que reprendre cette tradition. Révélateur? Je vais revenir prochainement sur le sujet en commentant le livre que je lis en ce moment: « le paléoanthropologue dans l’entreprise ; s’adapter et innover pour survivre » de Pascal Picq. Ce qui me frappe d’entrée est le descriptif Lamarckien des entreprises françaises face à la tradition Darwinienne des anglo-saxonnes… Il se pourrait bien que l’auteur explique nombre des différences culturelles de ces deux mondes.

La fin d’une aventure de la Silicon Valley

Je viens de lire ce matin un article sur l’ acquisition de Magma par Synopsys pour $507M. Bien souvent, une telle acquisition semblerait être un succès. Je ne suis pas sûr que ça soit le cas ici…

L’EDA est une industrie que j’apprécie car elle décrit parfaitement les dynamiques du monde des start-up. Je ne vias pas entrer dans les détails ici mais vous pouvez lire mes contributions passées sur le sujet. J’ai aussi eu la chance de rencontrer les deux fondateurs et CEO, (tous les deux migrants de la Silicon Valley – SV) Aart de Geus et Rajeev Madhavan, deux légendes de l’EDA, pour ne pas dire de la Silicon Valley. Laissez moi vous donner quelques extraits de mon livre, en date de 2007.

« Le seul succès récent s’appelle Magma Design Automation. Son fondateur, Rajeev Madhavan a étudié dans son pays natal, en Inde, puis au Canada. Il a déjà fondé avec succès deux start-up : LogicVision (vendue à Synopsys) puis Ambit (vendue à Cadence). Il pourrait s’en satisfaire. Magma va être sa nouvelle aventure. »

De plus, il faut ajouter que Andy Bechtolsheim, une autre légende de la SV, fut un business angel dans Magma, avec un montant investi digne d’un VC.

« Il est trop tôt encore pour parler de l’avenir de Magma et de sa capacité à devenir un très grand. Quelques nuages se profilèrent à l’horizon toutefois. Les litiges dans la Silicon Valley ne sont pas monnaie courante. Mais le monde de l’EDA a connu quelques cas célèbres. … Au début de l’année 2005, Synopsys et Magma se retrouvèrent dans une histoire similaire quant au rôle d’un des fondateurs de Magma et quant à l’appartenance de certains brevets. La valorisation de Magma chuta du jour au lendemain et elle ne retrouva sa valeur d’alors qu’avec la résolution du litige en 2007. »

Plus tard le stock souffrit à nouveau comme le montre la courbe ci-dessous.

« Costello se plaint amèrement d’un changement culturel de la région, une plus grande âpreté au gain, trop de litiges. Des start-up ambitieuses nées à la fin des années 90, seule Magma a réussi à passer les premiers obstacles. Il reste encore à Magma à prouver qu’elle peut devenir un grand du domaine. Disparaîtra-t-elle comme Quickturn et Avant! avant elles ou va-t-elle devenir un géant ? Aucune nouvelle société ne semble vraiment capable de menacer les joueurs établis. Dans le monde instable, dynamique, innovant qu’est la Silicon Valley, ce n’est pas une bonne nouvelle. »

Il ne reste que trois grands acteurs de l’EDA, Synopsys, Cadence et Mentor. Aucune start-up ne semble capable de menacer le statu-quo et le marché n’est plus vraiment en croissance. Ceci n’est en effet pas une bonne nouvelle.

PS: Juste pour mémoire et parce que je fais aussi l’exercice régulièrement, voici les données de Magama lors de son IPO. Notez que sa valorisation n’est pas très différente de l’offre d’achat en 2011…

Qu’est-ce qu’une start-up?

Pourquoi poser la question 4 ans après avoir écrit mon livre? La réponse n’est-elle pas évidente? A croire que non quand je vois combien de fois je dois clarifier le concept et dire la différence entre n’importe quelle entreprise et celui de start-up ou même de jeune pousse, l’équivalent francophone. Est-ce que toute entreprise récemment créée n’est pas une start-up? Pas vraiment. Mon collègue Pascal (merci 🙂 ) vient de me signaler un nouvel article de Steve Blank, Why Governments Don’t Get Startups, qui donne une excellente définition du mot:

« Alors que les grandes entreprise on un modèle d’affaires bien identifié, les start-up sont des entités temporaires destinées à la recherche d’un modèle extensible et reproductible. »

Dans mon livre, je les avais définies ainsi : « Une start-up est une entreprise qui est née d’une idée et a le potentiel pour devenir une grande entreprise » et j’avais aussi ajouté « Apple, Cisco, Google, Intel, Microsoft, Oracle, Yahoo, YouTube. Vous connaissez certainement ces noms. Ces sociétés n’existaient pas il y a quarante ans. Ils sont des géants de la technologie d’aujourd’hui. »

Pourquoi j’apprécie la définition de Blank? Pour son emploi de « temporaire » et aussi de « à la recherche d’un modèle ». Apple, Cisco, Google, Intel, Microsoft, Oracle, Yahoo, YouTube ont clairement été dans le monde des start-up; et je n’avais pas mentionné cette idée d’un modèle d’affaires qui ne préexistait pas la création de la start-up.

Et Blank d’ajouter:

Ces start-up ont besoin de capital-risque pour financer leur recherche d’un modèle d’affaires, et elles attirent des investissements de financiers assez fous – les capital-risqueurs. Elles embauchent les meilleurs talents, les plus brillants. Leur travail consiste à rechercher un modèle d’affaires reproductible et extensible. Quand elles l’ont trouvé, leur focalisation sur l’échelle nécessite encore plus de capital risque pour permettre leur développement rapide.

C’est le modèle typique de la Silicon Valley, de croissance rapide et en général non organique. Les gazelles ont souvent une croissance de leurs revenus annuels d’au moins 50%, pour ne pas dire 100%. Regardez à nouveau les taux de la croissance des Gazelles et Gorilles dans mon post sur le sujet ou la croissance des revenus ci-dessous (Tableau 8-8 du livre).

Je vois au moins deux raisons de débat :
– En Europe, la croissance est souvent plus lente, en tout cas inférieure à 100% ! Une croissance lente est-elle compatible avec la définition de start-up ?
– Blank voit deux phases de financement VC, la première pour rechercher et valider le modèle d’affaires, la seconde pour permettre l’expansion rapide. Pourtant Oracle et Microsoft n’ont jamais eu besoind e financement externe pour le financement de leur croissance, qui aura été de plus de 100% durant leurs dix premières années!

Les loupés du capital-risque

Les acteurs du capital-risque sont toujours très fiers de citer leurs succès. C’est en raison de tels succès que des sociétés telles que Sequoia ou Kleiner Perkins sont des célébrités du domaine. Mais on connait moins les « loupés » célèbres. Dans mon livre, j’avais cité quelques exemples mentionnés par les pionniers du capital risque:

Investissuer Investissement manqué
Arthur Rock Rolm puis Compaq
Bill Draper Apple
Burt McMurtry Tandem
Tom Perkins Apple
Don Valentine Sun Microsystems
Source: “Pioneers Lecture” 2002, Computer History Museum – archive.computerhistory.org.

Quelques VCs utilisent l’humour pour citer leurs pires échecs. Un de mes collègues (merci Amin 🙂 ) m’a récemment indiqué que Bessemer en a une liste très riche sur son anti-portfolio: A123, Apollo, Apple, Check Point, eBay, Federal Express, Google, Ikanos, Intel, Intuit, Lotus et Compaq, PayPal, Stratacom.

L’échec le plus flagrant est sans doute Google: Une amie de fac de Cowan [un partenaire de Bessemer] avait loué son garage à Sergey et Larry pour leur première année. En 1999 et 2000, elle essaya de présenter à Cowan “ces deux étudiants de Stanford absolument brillants qui développaient un moteur de recherche”. Étudiants? Un nouveau moteur de recherche? Dans un des épisodes les plus importants de ces loupés, Cowan lui demanda, “Comment puis-je sortir de cette maison sans être vu par les occupants de ce garage?

Mais que dire de l’ironie de OVP dans leurs Missed Deals dont

Starbucks.

« Un type vient dans nos bureaux à la fin des années 80 et nous explique qu’il veut lancer une chaine de boutiques qui vendra un produit standard que vous trouvez partout pour 25 cents mais qu’il le vendra 2 dollars. Bien sûr, nous écoutons poliment et nous éclatons de rire dès que la réunion est terminée. Howard Shutlz n’a pas trouvé cela drôle. ET nous n’avons jamais gagné 500 fois la mise. Of course, you listen politely, and then fall off your chair laughing when he leaves. Howard Shultz didn’t see this as humorous. And we didn’t make 500 times our money.

Pour remettre les compteurs à zéro, (comme si nous n’avions pas perdu assez dans l’histoire?), quelques années plus tard, Howard lança son propre fond de capital-risque au coin de notre rue. »

Amazon.

« Le boom de l’Internet n’en était qu’à ses débuts. Amazon faisait $4M de chiffre d’affaires. Nous avions conclu un accord avec leur CEO pour investir $2M dans Amazon pour 20% de la société (à une valorisation de $10M). A la vingt-cinquième heure, un type nommé John Doerr vola jusqu’ici pour offrir $8M pour les mêmes 20% (à une valorisation de $40M). Accord? Quel accord?

Pour remettre les compteurs à zéro, nous achetons tous nos livres chez Barnes & Noble. Nous ne croyons pas qu’Amazon ait remarqué. »

Voici donc juste quelques nouvelles illustrations de la difficulté à lire dans la boule de cristal. Si vous avez d’autres exemples, merci de me les signaler.

Création d’entreprise – Le monde est plat

J’ai répondu récemment aux questions de Julien Tarby pour Le Nouvel Economiste sur la question de l’internationalisation des start-up. L’article est riche, ma contribution très limitée (mais vous y retrouverez mes obsessions ou références habituelles en italique).  Vous en trouverez le texte intégral en cliquant sur le titre.

Création d’entreprise – Le monde est plat

Publié le 02/11/2011

Se penser mondial dès le départ

En voilà une drôle d’idée, alors qu’il est de notoriété publique qu’une entreprise, juste après sa création, doit faire ses preuves sur son marché domestique avant de partir hors des frontières affronter les champions étrangers. Certains entrepreneurs – fondateurs de sociétés “born global”, – cherchent d’emblée à faire du monde leur jardin : ils ont su se libérer du carcan des modèles “incontournables”. Profitant de la dématérialisation des échanges, de la valorisation croissante des innovations et de la spécificité de leur savoir-faire (IT, biotech, cleantech…), ces audacieux ne respectent pas les parcours classiques pour franchir les frontières et d’emblée recherchent directement les avantages comparatifs à l’échelle planétaire pour se financer, s’approvisionner et vendre. Ils ont davantage de possibilités qu’auparavant de se lancer dans cette course contre la montre, mais rencontrent en revanche toujours autant de difficultés à transformer l’essai dans la durée.

“I will call you back eventually.” Douche froide pour Sébastien Deguy – créateur en 2003 d’Allegorithmic, une entreprise de logiciels 3D à Clermont-Ferrand juste après l’obtention de sa thèse -, déçu par le manque d’enthousiasme de son prospect américain… jusqu’à ce qu’il réalise qu’“enventually” ne signifie pas “éventuellement”, mais “finalement” en anglais. La langue de Steve Jobs n’était pas son fort. Ce qui ne l’a pas empêché d’ouvrir dès le début de l’aventure un stand au salon Siggraph à San Diego, puis de travailler avec des représentants aux Etats-Unis, à Taïwan et en Chine. Allegorithmic fait donc partie de ces entreprises “born global”.

(…)

A l’étroit
Etre pionnier signifie souvent être seul dans son pays et son marché. Autre raison d’extériorisation précoce. Excico dans les semiconducteurs, après avoir essuyé le refus d’un grand compte français, n’a eu d’autre choix que de prospecter le reste du monde : les grands clients susceptibles d’être intéressés par ses machines lasers à 3 millions d’euros se faisaient rares. “Nos 15 millions de ventes aujourd’hui proviennent entièrement de l’étranger”, commente Dominique Bérard. Le fait que beaucoup de ces soldats “born global” aient d’ailleurs pour patrie de petits pays en termes de population est révélateur. “Ayant commencé mon activité en Australie, j’ai constaté que mes clients partaient très vite s’installer aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni pour trouver des débouchés.

Un concepteur de logiciels ferroviaires a dû dès les premières années répondre à des appels d’offre en Europe du fait de la faiblesse de l’industrie ici”, illustre Christelle Damiens. Ainsi les sociétés israéliennes produisent localement, mais engagent directement des personnes business aux Etats-Unis. “De même elles se financent outre-Atlantique, à tel point que beaucoup d’entre elles sont perçues comme américaines”, décrit Hervé Lebret. Destinée partagée par Logitech, réputé pour ses claviers et souris d’ordinateur aux Etats-Unis, suisse à l’origine.

“Nous avons dû jouer très tôt la carte de l’internationalisation. La technologie était suisse, mais les Etats-Unis, et plus tard le monde, ont défini notre marché, alors que la production est vite devenue asiatique”, écrit son fondateur Daniel Borel. Question de vie ou de mort pour ces sociétés hyperspécialisées. Le laboratoire français HRA Pharma, avec sa pilule du lendemain, a parfaitement intégré cette dimension selon Béatrice Collin, professeur de stratégie et de management international à l’ESCP Europe : “Il a racheté des brevets non exploités : les détenteurs estimaient que le marché n’était pas suffisant pour être rentable. HRA Pharma, avec sa structure légère, a pu très vite se déployer dans une dizaine de pays.” La société réalise aujourd’hui 44 millions d’euros de chiffre d’affaires, dont les deux tiers à l’export.

Ecosystème
(…)

L’émulation et les contacts sourient à ces audacieux comme nulle part ailleurs, comme l’illustre Hervé Lebret : “Dans les années 70, de nombreux ingénieurs de chez Fairchild, National… se rencontraient autour d’une bière au célèbre “Wagon Wheel Bar” pour évoquer les problèmes qu’ils rencontraient dans la production ou la vente de semi-conducteurs. Même les compétiteurs les plus vifs échangeaient des idées. Je croyais cette époque révolue, jusqu’à ce que des salariés de LinkedIn m’expliquent en septembre qu’il leur arrivait, lorsqu’ils étaient confrontés à un problème, de faire appel à leurs homologues de chez Facebook.” Une sorte de coopétition propre à la Silicon Valley.

(…)

Agir vite, rester agile, tel est donc le credo. Ce manque de diversité peut être compensé par un bon réseau de partenaires locaux. Le parcours classique – accord commercial, joint-venture, filiale – n’est pas forcément piétiné mais au moins fortement anticipé. Pour ces entrepreneurs, il ne s’agit pas seulement d’exporter, mais de prendre pied sur des marchés stratégiques. Perspective passant par la sélection d’un distributeur ayant la capacité de devenir un partenaire, soit en créant une filiale commune, soit en investissant.

(…)

Le petit malin qui parviendra à résoudre ces subtiles équations imposera son développement transfrontalier en quelques années. Le plus dur reste à faire : consolider cette présence dans la durée, ce qui pèche le plus chez les “born global” tricolores. “Les start-up hexagonales qui évoluent dans les dispositifs médicaux, les diagnostics… sont irrémédiablement rachetées dès qu’elles font la preuve du concept”, constate Hervé Le Lous, président des laboratoires Urgo.

La volonté des venture capitalists de se retirer après 5 à 7 ans sonne comme une date butoir. Les “born global” ont percé grâce à un avantage particulier qu’elles ont dû exploiter à l’étranger pour être rentables. Il leur reste à consolider cette expansion éclair en se faisant racheter, à trouver une autre niche – “HRA Pharma a su muter sur les maladies endocriniennes après la pilule du lendemain”, observe Béatrice Collin – ou, beaucoup plus compliqué, à transformer l’essai par elles-mêmes, en faisant grandir toutes leurs implantations. “Il nous faut atteindre la taille critique des 100 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2016 pour assurer notre pérennité, sinon nous allons “vivoter””, assure ainsi Dominique Bérard d’Excico.

Par Julien Tarby