Archives de catégorie : A lire ou à voir

Imagination / Intuition contre Logique / Raison

Comme Guillermo Martinez l’a écrit à juste titre dans un de ses essais, « il est bien connu qu’il n’y a qu’une seule façon plus efficace pour tuer la conversation dans une salle d’attente que d’ouvrir un livre, c’est d’ouvrir un livre de mathématiques ». J’espère pourtant que vous lirez ce qui suit !

Même dans la haute technologie, l’innovation et l’entrepreneuriat, le thème de l’imagination face à la raison, thème qui pourrait être traduit par « la technologie et le marché », est une question récurrente. Alors, quand je lis des livres sur la créativité, que ce soit scientifique ou artistique, je suis toujours à la recherche de liens avec l’innovation. J’ai eu l’occasion de le vérifier à nouveau avec Guillermo Martinez et son Borges et les mathématiques. Borges est probablement l’un des « poètes » qui met le plus de mathématiques dans son œuvre littéraire. Guillermo Martinez qui est à la fois un romancier et un mathématicien a récemment publié en anglais ce joli petit livre sur les mathématiques dans les nouvelles de Borges. J’ai déjà parlé de mathématiques dans un post récent alors laissez-moi ajouter ici quelques mots sur ce que j’ai aimé.

borges-and-mathematics

Martinez cite Borges qui cite Poe: « Je crois – peut-être naïvement – aux explications de Poe. Je pense que le processus mental qu’il décrit correspond réellement au processus créatif. Je suis sûr que c’est la façon dont fonctionne l’intelligence: à travers des revirements de l’esprit, en franchissant des obstacles et en produisant des éliminations. La complexité de l’opération qu’il décrit ne me dérange pas, je soupçonne que la véritable approche doit être encore plus complexe et beaucoup plus chaotique et hésitante. Tout cela ne signifie pas pour suggérer que les arcanes de la création poétique ont été révélées par Poe. Dans les liens que l’écrivain explore, la conclusion qu’il tire de chaque hypothèse est logique, bien sûr, mais pas la seule nécessaire ». Borges dans La genèse du Corbeau de Poe.

Et il ajoute plus encore sur le processus créatif: Quant au débat sur l’intuition « divine, ailée » en opposition à la logique, au pas de tortue, prosaïque, je voudrais aller à l’encontre d’un mythe à propos des mathématiques: le processus que Borges décrit est exactement le même que celui qui se passe dans la création mathématique. Prenons le mathématicien qui doit prouver un théorème pour la première fois. Notre mathématicien cherche à prouver un résultat sans même savoir si une telle preuve existe vraiment. Il tâtonne son chemin à travers un monde inconnu, à prouver et à faire des erreurs, à affiner son hypothèse, à tout recommencer et essayer une autre approche. Lui aussi a des possibilités infinies à sa portée, à chaque pas qu’il fait. Et si chaque tentative est logique, en aucun cas elle ne sera la seule possible. C’est comme les coups d’un joueur d’échecs. Chacun des mouvements du joueur d’échecs est conforme à la logique du jeu, afin de piéger son rival, mais aucun n’est prédéterminé. Il s’agit d’une étape cruciale dans l’élaboration artistique et mathématique, et dans n’importe quelle tâche d’imagination. Je ne crois pas qu’il existe quelque chose d’unique à la création littéraire en ce qui concerne la dualité de l’imagination / intuition par rapport logique / raison.

Je crois fermement que l’innovation est très similaire au processus de création artistique ou scientifique. Mais dans un autre essai, Martinez dit plus sur la création: « C’est le même sentiment d’euphorie que vous ressentez lorsque, après de nombreuses années de lutte avec votre propre ignorance, vous comprenez soudainement comment regarder quelque chose. Tout devient plus beau, et vous avez le sentiment que vous pouvez voir plus loin qu’avant. C’est un moment glorieux, mais vous devez payer le prix pour ce qui est votre obsession du problème, comme une plaie constante ou un caillou dans votre chaussure. Je ne recommanderais pas ce genre de vie à tout le monde. Einstein avait un ami proche, Michele Besso, avec qui il a discuté de nombreux détails de la théorie de la relativité. Mais Besso-même n’a jamais accompli quelque chose d’important dans la science. Sa femme demanda un jour pourquoi à Einstein, puisque, en fait, son mari était si doué. « Parce qu’il est une bonne personne! » répondit Einstein. Et je pense que c’est vrai. Vous devez être un fanatique, qui ruine sa vie et les vies des personnes qui lui sont proches. » Encore une fois vous pourriez méditer sur le taux élevé de divorce dans la Silicon Valley et la créativité qui nécessite du fanatisme.

Pour ceux qui s’intéressent vraiment en mathématiques, je ne peux pas éviter de mentionner quelques autres sujets abordés par Martinez: le théorème d’incomplétude de Gödel est l’une des plus grandes réalisations en mathématiques, même s’il est compliqué à comprendre. D’une une manière très simpliste, on peut dire que même en mathématiques, il ya des choses qui sont vraies, mais qui ne peuvent pas être prouvées. Le paradoxe de Russell est presque aussi fascinant mais plus simple à saisir:

Il y a quelques versions de ce paradoxe qui se rapprochent de situations réelles et donc peut-être plus faciles à comprendre pour les non-logiciens. « Un barbier se propose de raser tous les hommes qui ne se rasent pas eux-mêmes, et seulement ceux-là. Le barbier doit-il se raser lui même ? L’étude des deux possibilités conduit de nouveau à une contradiction. On résout le problème en affirmant qu’un tel barbier ne peut exister (ou, en jouant sur les mots, qu’il n’est pas un homme), ce qui ne surprendra personne : il n’y a pas vraiment de paradoxe. Plus exactement la démonstration qui précède constitue justement une démonstration de la non-existence d’un tel barbier. » (Article de Wikipédia)

On peut formuler le paradoxe ainsi : « l’ensemble des ensembles n’appartenant pas à eux-mêmes appartient-il à lui-même ? Si on répond oui, alors, comme par définition les membres de cet ensemble n’appartiennent pas à eux-mêmes, il n’appartient pas à lui-même : contradiction. Mais si on répond non, alors il a la propriété requise pour appartenir à lui-même : contradiction de nouveau. On a donc une contradiction dans les deux cas, ce qui rend l’existence d’un tel ensemble paradoxale. » (Article de Wikipédia)

Symboliquement: si

alors

7 x 7 = (7-1) x (7+1) + 1

Je notai hier cette drôle de formule. Y aurait-il de la magie comme le pensent beaucoup dans le chiffre 7. Est-ce que je serais en train de perdre de mon esprit rationnel – quoique je doive admettre que le monde des start-up est souvent irrationnel? Non : le nombre 7 n’est pas le seul. Il en de même pour 5 [25=24+1], 3 [9=8+1], et ainsi de suite 11, 17. Alors il s’agit des nombres premiers? Même pas, la formule est vérifiable pour tous les entiers… Je me suis senti un peu stupide quand j’ai découvert qu’il ne s’agissait que d’appliquer la formule a^2 – b^2 = (a-b) x (a +b)!!

J’adore les mathématiques et elles n’ont rien de magique, malgré leurs mystères. J’aime aussi lire des livres sur le sujet. Les meilleurs montrent la poésie, la beauté de la discipline. Et pour conclure sur cet article inhabituel sur ce blog, voici quelques unes de mes lectures passées, sans préférence particulière:

Il y a toujours des problèmes non résolus. Le plus célèbre est sans doute de résoudre l’hypothèse de Riemann. Voici deux livres qui racontent sa genèse:

(Cliquer sur chaque image pour un lien au livre)

Il y a même un prix de un million de dollars pour 7 prix à résoudre, proposé par le Clay Institute. Le premier problème résolu fut la conjecture de Poincaré par Grigori Perelman. Perelman a décliné le prix mais ceci est une autre histoire !

Avant ces problèmes, il y eut les problèmes de Hilbert. A l’époque, le Théorème de Fermat était sans doute le plus célèbre !

Enfin deux derniers exemples pour terminer, mais je pourrais en citer tant d’autres, voici la biographie de génies des mathématiques assez étranges, Srinivasa Ramanujan et Paul Erdös

Je reviendrais peut-être un jour sur le sujet, et plus généralement sur les livres de popularisation des sciences! N’hésitez pas à me donner vos exemples et conseils… 🙂

NB: si vous cherchez les éditions en anglais, voir l’article https://www.startup-book.com/2012/11/19/7-x-7-7-1-x-71-1/

L’HOMME QUI NE CROYAIT PAS AU HASARD: un excellent thriller dans le monde des start-up

Aujourd’hui, Peter Harboe-Schmidt présente L’HOMME QUI NE CROYAIT PAS AU HASARD la traduction en français de son thriller The Ultimate Cure. J’avais en son temps dit tout le bien que je pensais de ce roman dans le monde des start-up. N’hésitez pas à vous joindre au vernissage cet après-midi, sur le campus de l’EPFL.

Je ne sais pas comment sera traduit cet extrait que j’avais fait de la version anglaise: « Prend ta start-up par exemple. Pourquoi t’es tu lancé? Si tu analysais le pour et le contre, tu ne le ferais sans doute jamais. Mais ton intuition t’y a poussé, en sachant que tu en tirerais une expérience positive. Ai-je raison? » Martin réfléchit à ce qui l’a poussé vers un monde qui de temps en temps ressemblait à un asile de fous. Comme un monde parallèle, avec quelques ressemblances avec le nôtre, juste beaucoup plus rapide et intense. Des gens essayant de réaliser leur rêve dans un monde incertain et pleins d’inconnu, travaillant sans compter, sacrifiant leur vie privée, courant à côté de ces autres start-up high-tech. Les instruments médicaux, les moteurs de recherche Internet, les télécom, les nanotechnologies et tous les autres recherchant la même chose: l’Argent. Pour faire tourner l’horloge du succès un peu plus vite. « C’est drôle que tu dises cela, » dit finalement Martin. « J’ai toujours pensé à cette start-up comme une évidence. Je n’ai jamais essayé de la justifier de quelque manière que ce soit. »

Quand Apple était encore Apple computer.

Après avoir lu The Apple Revolution, j’ai découvert Return to the Little Kingdom, sous-titré How Apple and Steve Jobs Changed the World. Le livre est intéressant pour 2 raisons: il a été écrit en 1984 donc quand Apple, Inc s’appelait encore Apple Computer, Inc et il a été écrit par Michael Moritz, alors journaliste à Time Magazine, mais devenu un des plus célèbres capital-risqueur, avec des investissements dans Yahoo et Google, entre autres, quoiqu’il faille sans doute ajouter qu’il a “a rare medical condition which can be managed but is incurable” et qu’il a donc modifié son rôle chez Sequoia.

Ce n’est que le livre apporte beaucoup plus que The Apple Revolution, mais il y a de jolis messages dont un de mes préférés dans l’Epilogue: En 1984, confronté à la difficulté de gérer une entreprise en pleine croissance dans un marché de plus en plus concurrentiel, le conseil d’administration eut la tâche la plus importante qui se pose à tout conseil: choisir une personne pour diriger l’entreprise. […] Ce n’est que rétrospectivement que j’en suis venu à comprendre l’immense risque associés à l’embauche d’un étranger à l’entreprise. […] Ce n’est pas un hasard si la plupart des grandes compagnies d’hier et d’aujourd’hui ont, au cours de leur apogée, été gérées ou contrôlées par les personnes qui leur ont donné vie. […] Le fondateur, agissant avec les instincts d’un propriétaire, aura la confiance, l’autorité et les compétences nécessaires pour diriger. […] L’expérience est de peu d’utilité dans une jeune société en pleine croissance, ou dans une nouvelle entreprise qui possède des dynamiques différentes du monde des affaires établi avec un rythme qui lui est inconnu. L’expérience semble plus sûre en apparence, mais est souvent le mauvais choix.

Vous pouvez aussi aller sur la partie anglaise où j’ai amélioré la cap. table d’Apple à l’IPO.

Deux livres sur le Business Planning

Une brève mention ici de ma revue (en anglais) de deux livres sur le « business planning » ou plutôt le « business discovering ».
Il s’agit de
Winning Opportunities de Raphael Cohen, dont l’article est Proven Tools for Converting Your Projects into Success (without a Business Plan) (publié le 25 septembre).

– de Getting to Plan B de Randy Komisar et John Mullins et la référence au post du blog, Getting to plan B (or to a Better Business Model) (publié le 3 octobre).

Lettre ouverte (?) à l’auteur du Black Swan

Je viens de finir la lecture (en anglais) du Black Swan et j’ai tellement aimé votre livre que je ne peux m’empêcher de vous contacter. Mais il m’a aussi tellement frustré parfois que je ne serai pas que positif dans ce courrier. Comme l’on dit chez nous, qui aime bien, châtie bien ! J’étais à l’aéroport d’Heathrow en partance pour Dallas quand je suis tombé sur l’édition Penguin qui incorpore le long essai intitulé « On Robustnes and Fragility, Deeper Philosophical and Empirical Reflections ». Essai dont l’une des dernières phrases est : “And, just as it is harder to have good qualities when one is rich than when one is poor, it is harder to be a Stoic when one is wealthy, powerful, and respected than when one is destitute, miserable and lonely.” C’est ce qui rend la lecture de vos travaux frustrante, je veux parler de vos généralisations simplificatrices. Pourtant celle-ci est intéressante. Mais vos digressions sur les Français ou sur les méthodes soviéto-harvardiennes m’échappent plus encore !

Autre raison assez proche de frustration : on ne sait jamais tout à fait si vous êtes un sage, un philosophe comme vos maîtres Sénèque et Montaigne ou un pamphlétaire en colère, voire enragé, dont les excès affaiblissent parfois le propos comme je le disais plus haut. Mais après tout, vous écrivez à la fin de votre essai que Sénèque ne fut pas toujours sage, ce qui ne l’empêcha pas d’être philosophe. Je ne crois pas que les qualités ou la sagesse (le stoïcisme) dépendent de la richesse comme vous le dites, mais plus des leçons tirées de l’expérience et de la variété de ces expériences. Avoir été pauvre et riche permet d’en comprendre les avantages ou les limites si elles existent. Comme disait un humoriste célèbre, l’argent ne faire pas le bonheur… des pauvres.

Ces choses étant dites, vous avez écrit des choses qui ont (enfin) soulagé mes propres frustrations. Vous avez illustré et sans doute prouvé avec votre Black Swan les limites de la statistique ou plus généralement de la modélisation mathématique des connaissances humaines. Je ne parle pas seulement des aberrations de la finance qui nous on conduit en partie à la crise actuelle, ni même de la question plus fondamentale de ce qu’est l’économie (Keynes, Marx et Schumpeter d’un côté et nombre de prix Nobel que vous détestez de l’autre – les économétristes en définitive ?), mais bien plus fondamentalement de la différence entre statistique et prédiction, entre connaissance et théorie. Vous m’avez d’ailleurs aussi un peu frustré parce que dans ma jeunesse, je n’avais jamais été convaincu que Benoit Mandelbrot soit un scientifique de la plus haute stature. Vous avez failli me faire croire que je m’étais trompé, puis grâce à votre description des travaux de Poincaré, confirmé que je n’avais peut-être pas tort.

Vos explications sur le Mediocristan et l’Extremistan sont magnifiques et vous le savez ! je travaille depuis 15 ans dans le monde de l’innovation et des entreprises de haute technologie. Comme praticien dans le capital-risque puis dans le soutien aux apprentis entrepreneurs à l’université, mais aussi comme théoricien empirique qui cherche à mieux décrire ce monde. Les start-up sont dans le domaine de l’Extremistan. Google, Apple, Cisco, Intel ou Genentech ne sont peut-être pas des Black Swan car on peut en partie les imaginer (sans pouvoir anticiper leur venue ni les prédire précisément) mais il est certain qu’une seule d’entre elles peut peser plus lourd que mille autres appartenant plus à un monde ressemblant au Mediocristan. Alors que je commençai un travail de recherche sur un tel groupe, j’avais découvert avec un peu de stupeur que mes données n’étaient pas gaussiennes, ce qui a posteriori est moins surprenant. La meilleure description des caractéristiques de ce groupe est d’utiliser des méthodes non paramétriques, donc qualitatives. (Lors de la conférence où je me rendais à Dallas, le chairman de la session m’indiqua ou reprocha que je ne m’intéressai à travers la high-tech qu’à 2% des entrepreneurs… Méconnaissait-il donc lui aussi le phénomène du Black Swan ?!) Avant de plonger par passion dans ce monde là, j’avais fait de la recherche en optimisation dont vous dénoncez l’usage dans certaines disciplines et comme je continue à l’enseigner, je mettrai en garde les étudiants contre son utilisation abusive (en dehors de la science et de l’ingénierie linéaire, comme vous dites si bien) et je peux donc me blâmer d’avoir publié un papier sur son utilisation pour les portefeuilles markoviens. Honte sur moi ! J’ai tout de même souri en découvrant que vous aviez donné une conférence à Lausanne dans une business school renommée alors que vous semblez critiquer ces institutions. Sans doute ne refuse-t-on jamais de manger dans la main ceux que l’on moque, il faut bien vivre. Vous êtes un peu le fou du roi… honte sur vous ?

Je pourrais vous écrire plus longuement encore, mais j’ai à ma manière commenté votre livre sur mon blog et cela suffit sans doute. Vous pourriez avoir l’impression que je suis plus agacé que conquis par votre livre. Détrompez-vous. C’est une des meilleures lectures que j’ai faites depuis des années, depuis ma découverte de Michel Houellebecq (lui est plutôt un cynique), qui comme vous est en quête de la vérité. Je terminerai pas une citation de Poincaré (que je ne suis plus sûr d’avoir lue dans votre livre ou dans un article de Cedric Villani dans le Monde) : « La pensée n’est qu’un éclair au milieu de la nuit. Mais c’est cet éclair qui est tout. »

J’adorerais vous rencontrer un jour, mais quand je me promène, je marche vite.

Avec mes salutations respectueuses

Hervé Lebret

NB: j’ai réellement envoyé ce courrier sous forme électronique à Nicholas Taleb, comme suite à mon post sur le Cygne Noir. La réponse fut malheureusement automatique:
Dear correspondent;
I am currently disengaged from the rest of the world (until November 2012).
I had to stop replying to emails outside of the strictly personal (friends, family, citizens of Amioun, etc.), except for extremely important/urgent matters.
Please note that, except for emergencies & appointments, I reply to mails with an equivalent frequency to that of classical letters.
(REQUESTS: Also note that 1) I no longer do media interviews (except those scheduled by publishers), 2) can no longer endorse books, 3) do not participate in documentary films, 4) will not give lectures in Asia, Australia, and other places entailing severe jetlag, etc.)
I apologize for the inconvenience.

Soutenir les créateurs: ce que sont les capitaux-risqueurs

Si vous avez l’occasion de visiter les bureaux de la société de capital-risque Index Ventures à Genève, vous pourrez voir ce qui suit:

Je l’ai regardée d’un peu plus près, ai été autorisé à la photographier et j’ai appris que les partenaires d’Index ont quatre de ces «images», une pour chaque salle de réunion qui a les noms suivants: Frederick Terman, Ahmet Ertegun, Ernest Rutherford et Leo Castelli. Qu’est-ce que ces gens très différents ont en commun? Dans leur activité, ils étaient les meilleurs soutiens des «créateurs», des «talents» et ont contribué au succès de ceux qu’ils ont soutenus. Quelles que soient les critiques, les grands du capital-risqueurs ont aidé les entrepreneurs dans leur réussite.

Je fus étonné de découvrir tout cela la même semaine que la publication de mon post sur le Cygne Noir. En particulier, j’ai cité Taleb quand il parle de la création: « Les activités intellectuelles, scientifiques et artistiques appartiennent à la province de l’Extremistan. Je suis toujours à la recherche d’un contre-exemple simple, une activité non-terne qui appartient au Mediocristan. » et plus loin « Vous devez voir que les investisseurs vivent mieux que les entrepreneurs, mais aussi que les éditeurs vivent mieux que les auteurs, les agents vivent mieux que les artistes, et la science se débrouille mieux que les scientifiques. » [Je peux ajouter que les chercheurs d’or font moins d’argent que les gens qui leur ont vendu des pics et des pelles.] Cela n’est pas entièrement vrai, il faut sans doute ajouter «en moyenne».

Ce n’est pas la première fois que je vois des connections établies entre scientifiques, entrepreneurs et innovateurs et artistes. Je suis convaincu des similitudes. C’était la deuxième fois seulement que je voyais un lien établi entre des mentors universitaires, éditeurs, marchands d’art et capital-risqueurs. Intéressant… je crois.

PS: si vous cliquez pour agrandir la photo, vous reconnaîtrez sans doute les illustrations, et pourrez lire les noms de start-up célèbres, Adobe, Apple, Cisco, Google, Hewlett-Packard, Intel, Oracle, Yahoo et chose probablement moins connue la devise de l’Université de Stanford «Die Luft der Freiheit weht». Je l’avais utilisée comme introduction au chapitre 2 de mon livre sur les start-up de Stanford.

Le Cygne Noir ou le danger des statistiques

« La pensée n’est qu’un éclair au milieu de la nuit. Mais c’est cet éclair qui est tout. »
Henri Poincaré *

Quand j’ai parlé à mes amis et collègues du Cygne Noir ou Black Swan («BS»), ils ont été surpris de mon intérêt pour le film avec Natalie Portman. Je ne peux pas confirmer puisque je ne l’ai pas vu. Je parlais du livre de Nassim Nicholas Taleb et de sa théorie. D’autres amis me l’ont résumé comme du b… s… américain, ces livres superficiels qui donnent des conseils sur tout et n’importe quoi et qui semblent toujours devenir des best-sellers; mes collègues me parleraient sans doute de littérature d’aéroport (et non pas de hall de gare), indigne d’être lue dans les cercles académiques.

Je l’ai lu et j’ai beaucoup aimé, mais je dois admettre que Taleb est parfois pénible. Est-ce parce qu’il a été tellement frustré par je ne sais pas qui ou quoi ou est-ce parce qu’il est si fier de ses certitudes? Je ne suis pas sûr. Mais ses idées sont certainement utiles et méritent la réflexion (alors que vous oubliez le b… s… d’aéroport américain après 30 secondes). Donc, retour au BS.

Vous trouverez d’excellents résumés de son livre ou de sa théorie, par exemple sur
– Nassim Taleb « The Black Swan » par Andrew Gelman, http://andrewgelman.com/2007/04/nassim_talebs_t/
– La page Wikipedia sur la théorie du Black Swan
– ou même the Fourth Quadrant, un autre essai de Taleb. Je ne vais donc pas essayer de faire la même chose.

Cependant la définition du Black Swan pourra être utile! Dans le Fourth Quadrant, Taleb écrit ce qui suit: Il ya deux classes de probabilité – très distinctes qualitativement et quantitativement. La première, à longue traîne, définit le Mediocristan », la seconde, à traîne épaisse, définit l’Extremistan. Sans entrer dans les détails, comprenez la distinction comme suit: au Mediocristan, des exceptions se produisent, mais ne portent à de grandes conséquences. Ajoutez la personne la plus lourde de la planète à un échantillon de 1’000 personnes, le poids total serait à peine changé. En Extremistan, des exceptions peuvent avoir un tout autre impact (elles peuvent tout représenter.) Ajoutez Bill Gates à votre échantillon: la richesse peut augmenter d’un facteur 100’000 . Ainsi, au Mediocristan, de grandes déviations se produisent, mais elles sont sans conséquence, à la différence de l’Extremistan. Au Mediocristan le hasard correspond à des « marches aléatoires » décrites dans les livres classiques (et dans les livres populaires sur le hasard). L’Extremistan correspond à « sauts de taille aléatoire ». Dans le premier type, il s’agit de familles de « Gauss-Poisson »; dans le second de familles « fractales ou mandelbrotiennes » (d’après les œuvres du grand Benoit Mandelbrot, reliées à la géométrie de la nature.) Mais il faut noter ici une question épistémologique: il y a une catégorie « je ne connais pas » que j’ai aussi regroupée en Extremistan et nécessaire à la prise de décision, tout simplement parce que je ne connais pas grand chose de la structure probabiliste ou le rôle de certains grands événements. Les Cygnes Noirs sont les événements inconnus en Extremistan .

Voici donc quelques longues notes prises lors de la lecture.

[Page xxii] Le cygne noir est caractérisé par «la rareté, l’impact extrême et la prévisibilité rétrospective (mais pas prospective) » (avec la note additionnelle: la survenance d’un événement hautement improbable est l’équivalent de la non-occurrence d’un évènement très probable).

[Page 8] L’esprit humain souffre de 3 faiblesses:
-L’illusion de la compréhension, ou comment tout le monde pense qu’il sait ce qui se passe dans un monde qui est plus compliqué (ou aléatoire) qu’ils ne le pensent;
-La distorsion rétrospective, ou comment nous pouvons évaluer des questions seulement après les faits, comme si elles étaient vues dans un rétroviseur, et
-La surévaluation de l’information factuelle et le handicap des personnes faisant autorité et sachant – quand ils platonifient.

[Page 15] Taleb adore mélanger théorie et histoire personnelle, pour mieux illustrer ces arguments. Ainsi sur la violence ou la rapidité de l’histoire: « Alors que dans le passé la distinction s’établissait entre la Méditerranée et non-Méditerranée (c’est à dire entre l’huile d’olive et le beurre), dans les années 1970, la frontière est soudainement passée entre l’Europe et la non-Europe. »

[Page 54] Il insiste sur un biais mental ou une erreur logique classsique: pas de preuve de quelque chose ne signifie pas la preuve de son contraire.

[Page 77] « La réponse est qu’il y a deux variétés d’événements rares: a) les cygnes noirs, qui sont présents dans le discours actuel et que vous êtes susceptibles d’entendre parler à la télévision, et b) ceux dont personne ne parle, car ils échappent aux modèles: ceux qui vous feraient honte d’en discuter en public parce qu’ils ne semblent pas plausibles. Je peux dire qu’il est entièrement compatible avec la nature humaine que les cas de cygnes noirs soient surestimés dans le premier cas, mais gravement sous-estimés dans le second. »

[Page 80] « Un mort est une tragédie, un million est une statistique. […] Nous avons deux systèmes de pensée. Le système 1 est l’expérience, sans effort, automatique, rapide, et opaque. Le système 2 est la pensée, raisonnée, locale, lente, sérielle, progressive. La plupart des erreurs proviennent du système 1 lorsque nous pensons que nous utilisons le système 2. »

[Page 140] Nous surestimons ce que nous savons et sous-estimons l’incertitude. Un autre biais: « pensez au divorce. La quasi-totalité des gens sont familiarisés avec la statistique, entre un tiers et la moitié de tous les mariages échouent. Mais bien sûr, «pas nous» parce que «nous nous entendons si bien» (comme si les autres s’entendaient mal.)  »

[Page 174-179] Poincaré est un personnage central de la théorie de Taleb (par Mandelbrot interposé) grâce notamment à son problème à 3 corps. D’après Taleb, Poincaré dénigre lui aussi l’utilisation de la courbe en cloche, dans ses excès du moins. Mais surtout la sensibilité aux conditions initiales vient de Poincaré comme le montre la figure suivante.

Les prédictions

Opération 1: imaginez un cube de glace; il s’agit d’examiner comment il pourrait fondre.
Opération 2: regardez une flaque d’eau. Essayez de reconstituer la forme de la glace-cube.
La première opération (vers l’avant) est généralement utilisée en physique et en ingénierie, la seconde (en arrière) pour les évènements non reproductibles, les approches historiques ou non expérimentales. Elle est autrement plus complexe que la première…

[Page 198] En théorie, le hasard est une propriété intrinsèque. Dans la pratique, le hasard est une information incomplète. Les non-praticiens ne comprennent pas la subtilité. Un véritable processus aléatoire ne possède pas de propriétés prévisibles. Un système chaotique possède des propriétés tout à fait prévisibles, mais elles sont difficiles à connaître.
a) Il n’y a pas de différences fonctionnelles, dans la pratique, entre les deux, puisque nous ne pourrons jamais arriver à faire la distinction.
b) Le simple fait qu’une personne parle de la différence implique qu’il n’a jamais pris une décision significative sous incertitude – ce qui explique pourquoi ils ne se rendent pas compte qu’ils sont indiscernables dans la pratique.
Le hasard en pratique est juste du non-savoir. Le monde est opaque et les apparences nous trompent.

[Page 204] Le « processus d’essai  et erreur » signifie essayer beaucoup de choses. Dans le Blind Watchmaker, Richard Dawkins illustre brillamment cette notion du monde sans grand dessein, un monde se transformant par petits changements aléatoires supplémentaires. Notez un léger désaccord de ma part qui ne change pas l’histoire de beaucoup: le monde, se déplace plutôt par de grandes modifications incrémentielles aléatoires. En effet, nous avons des difficultés psychologiques et intellectuelles avec les essais et erreurs et l’acceptation de cette série de petits échecs nécessaires dans la vie. « Vous avez besoin d’aimer perdre ». En fait, la raison pour laquelle je me suis immédiatement senti chez moi en Amérique, c’est précisément parce que la culture américaine encourage le processus d’apprentissage par l’échec, à la différence des cultures d’Europe et d’Asie, où l’échec est est stigmatisé et gênant. [C’est bien Taleb qui écrit et non l’auteur de ce blog, mais je suis en parfait accord]

[Page 207] Quand vous avez un risque de perte très limitée, vous devez être très agressif et spéculatif, et parfois aussi déraisonnable que possible. Certains feront l’analogie avec des billets de loterie. C’est simplement faux. Tout d’abord les billets de loterie ne produisent pas de récompense sans limite. Deuxièmement, les billets de loterie ont des règles connues.

L’économie des superstars

[Page 24] « Pour qui ce livre est-il écrit? Vous avez besoin de comprendre qui est votre public cible. Les amateurs écrivent pour eux-mêmes, les professionnels écrivent pour les autres. » [Cette ironie de l’auteur est passionante. Je l’ai vécue, je suis un amateur. Mais les oeuvres clé ne sont-elles pas alors écrites par des amateurs? Les Black Swans (le Seigneur des Anneaux, Harry Potter) ressemblent peut-être plus à des oeuvres d’amateurs. L’exemple de Yevgenia Krasnova fournie par Taleb est passionante elle aussi]

[Page 214] La victoire va souvent à ce qui est marginalement mieux et souvent le gagnant prend tout. Le problème, c’est la notion de «mieux». le monde tel qu’il est prend aux pauvres pour donner aux riches. Un avantage initial suit quelqu’un à travers la vie et celui-ci continue à recevoir des avantages cumulatifs. L’échec est également cumulatif. L’avènement des médias modernes a amplifié ces avantages cumulatifs. Le sociologue Pierre Bourdieu a noté un lien entre l’augmentation de la concentration de la réussite et la mondialisation de la culture et la vie économique.

[Page 221] Taleb affirme toutefois que les nouveaux arrivants atténuent les avantages cumulatifs. « Des cinq cents plus grandes sociétés américaines en 1957, seulement 74 faisaient encore partie de ce groupe, le S&P500, 40 années plus tard. Seulement quelques centaines ont disparu dans des fusions, le reste a soit été dépassé ou a fait faillite.

Les acteurs qui gagnent un Oscar ont tendance à vivre en moyenne cinq ans de plus que leurs pairs non récompensés. Les gens vivent plus longtemps dans les sociétés qui ont des gradients sociaux aplanis.

[Page 277] Ce qui est mal compris, c’est l’absence d’un rôle pour la moyenne de la production intellectuelle. La part disproportionnée de l’élite dans le rayonnement intellectuel est plus troublante que la répartition inégale des richesses, troublante parce que, contrairement à l’écart de revenu, aucune politique sociale ne peut l’éliminer. Le communisme pouvait cacher ou comprimer les écarts de revenus, mais il ne pouvait pas éliminer le système de superstar dans la vie intellectuelle. [Je n’en suis pas sûr]

Le scepticisme et l’humilité

Taleb se définit comme un sceptique et ses maîtres sont Popper et Hayek (et Mandelbrot pour les sciences).

[Page 190] « Quelqu’un avec un faible degré d’arrogance épistémique n’est pas trop visible, comme une personne timide lors d’un cocktail. Nous ne sommes pas prédisposés à respecter les gens humbles, ceux qui essaient de suspendre leur jugement. Maintenant contemplez l’humilité épistémique. Pensez à quelqu’un de très introspectif, torturé par la conscience de sa propre ignorance. Il ne craint pas d’être jugé comme un fou, ou pire, un ignorant. Il hésite, il ne veut pas s’engager, et il agonise sur les conséquences de se tromper. Introspection, introspection, et toujours introspection jusqu’à ce qu’il atteigne l’épuisement physique et nerveux. » Nous sommes plus proches de Dostoievsky que de Taleb…

Les experts

[Page 146] Nous comprenons la différence entre savoir-faire et savoir-quoi. Les Grecs ont fait la distinction entre la techné et l’épistémè, la technique et la connaissance. Nous avons des experts qui ont tendance à être des experts: les astronomes, les pilotes, les médecins, les mathématiciens, les comptables; et les experts qui ont tendance à être … non-experts: les courtiers, les psychologues, les conseillers… tout simplement les choses qui bougent et donc nécessitent des connaissances n’ont généralement pas d’experts et sont souvent sujettes aux BS. L’effet négatif de la prédiction est que ceux qui ont une grande réputation sont pires prédicteurs que ceux qui n’en avaient pas.

[Page 166] Le modèle classique de la découverte est le suivant: vous recherchez ce que vous savez (par exemple, une nouvelle façon d’atteindre l’Inde) et trouvez quelque chose que vous ne connaissez pas (l’Amérique). C’est ce qu’on appelle un heureux hasard, la sérendipité. Un terme inventé par l’écrivain Hugh Walpole, dans un conte de fées, « Les trois princes de Serendip » qui « sont toujours en train de faire des découvertes par accident ou sagacité, de choses qu’ils ne recherchaient pas. » […] Sir Francis Bacon a fait observer que les progrès les plus importants sont les moins prévisibles.

[Page 169] Les ingénieurs ont tendance à développer des outils pour le plaisir de développer des outils. Outils qui conduisent à des découvertes inattendues. [Donc, je suis en désaccord avec la définition de Taleb: « Un nerd est tout simplement quelqu’un qui pense à l’intérieur de la boîte ». Ce n’est peut-être pas un grand désaccord, mais je préfère celle-ci: «Un nerd est une personne qui utilise le téléphone pour parler à d’autres personnes des téléphones. Et un nerd en informatique est donc quelqu’un qui utilise un ordinateur pour pouvoir utiliser un ordinateur. [Voir le Triomphe des Nerds] Et d’ajouter [Page 170] Pasteur affirme que « La chance ne sourit qu’aux esprits bien préparés. […] « Sur la difficulté de prévoir, il suffit de regarder l’échec du Segway pour lequel il a été prophétisé qu’il allait changer la morphologie des villes. »

[Page 184] Un autre exemple de cible de Taleb: l’optimisation [mon domaine d’expertise passée!] « L’optimisation consiste à trouver le résultat mathématiquement optimal qu’un agent économique pourrait atteindre. L’optimisation est un cas de la modélisation stérile ».

La politique

[Page 16] La catégorisation produit toujours une réduction de la véritable complexité. Essayez d’expliquer pourquoi ceux qui sont favorables au droit à l’élimination d’un fœtus dans le ventre de la mère s’opposent également à la peine capitale. [Et réciproquement]

Ce qui me fait penser à la citation de André Frossard: « Le malheur, c’est que la gauche ne croit pas beaucoup au péché originel et que la droite ne croit pas beaucoup à la rédemption. »

[Page 52] « Je n’ai jamais dit que les conservateurs sont généralement stupides. Je voulais dire que les gens stupides sont généralement conservateurs. » se plaignait John Stuart Mill. Le problème est chronique: si vous dites aux gens que la clé du succès n’est pas toujours liée aux compétences, ils pensent que vous leur dites que ce n’est jamais la compétence qui compte, mais toujours la chance.

[Page 227] Ce qui peut expliquer « nous vivons dans une société d’une personne, une voix, où les impôts progressifs ont été adoptés précisément pour affaiblir les gagnants ». Je ne sais pas si Taleb ne préfère pas le monde aristocratique. Au moins, il semble favoriser ses amis dans ce monde.

[Page 255] Il est vrai que je cherche dans la vie les personnages intellectuellement sophistiqués. Mon père érudit et esprit universel – qui, s’il était encore vivant, n’aurait été que deux semaines plus agé que Benoît Mandelbrot [son mentor sur les fractales et les non-linéarités] – aimait la compagnie des prêtres jésuites extrêmement cultivés. Je me souviens de ces visiteurs jésuites […] Je me souviens que l’un deux avait un diplôme de médecine et un doctorat en physique, et encore qu’il enseignait l’araméen à la population locale dans l’Institut des Langues Orientales de Beyrouth . […] Ce genre d’érudition impressionnait mon père bien plus que le « scientifique travailleur à la chaîne ». J’ai peut-être quelque chose dans mes gènes qui m’éloigent des « bildungsphilisters ».

La mondialisation / l’Évolutivité

[Page 28] Les professions évolutives (« scalable ») sont bonnes seulement si vous avez du succès, elles sont plus concurrentielles, produisent des inégalités monstrueuses et sont beaucoup plus aléatoires. Prenons l’exemple de l’enregistrement de la musique d’abord, de l’alphabet, de l’imprimerie. Aujourd’hui, peu d’acteurs prennent presque tout, et ne laissent que des miettes aux autres. « Winner takes all ».

[Page 32] Au Mediocristan, « lorsque votre échantillon est suffisamment grand, pas un seul cas ne change notablement le total ». En Extremistan, « Bill Gates pour sa richesse et J. K. Rowling dans la vente de livres changent totalement la moyenne d’une foule. Presque tous les problèmes sociaux sont en Extremistan. » [Lors de ma présentation à la conférence BCERC, j’eus une remarque d’un type similaire sur mon travail sur les start-up high-tech: « mais vous n’étudiez que 2% des entrepreneurs! » Et j’ai répondu, oui, mais quel impact (de type Extremistan)…]

[Page 85] « Les activités intellectuelles, scientifiques et artistiques appartiennent à la province de l’Extremistan. Je suis toujours à la recherche d’un contre-exemple simple, une activité non-terne qui appartient au Mediocristan. »

[Page 90] « Vous devez voir que les investisseurs vivent mieux que les entrepreneurs, mais aussi que les éditeurs vivent mieux que les auteurs, les agents vivent que les artistes, et la science se débrouille mieux que les scientifiques. » [Je peux ajouter que les chercheurs d’or font moins d’argent que les gens qui leur ont vendu des pics et des pelles.]

[Page 102] La conséquence de la dynamique de superstar, c’est que ce que nous appelons « l’héritage littéraire » où les « trésors littéraires » sont une infime proportion de ce qui a été produit de façon cumulée. Balzac était juste le bénéficiaire d’une chance disproportionnée par rapport à ses pairs.

[Page 118] Le problème ici avec l’univers et la race humaine est que nous sommes les survivants chanceux (qui ne devraient pas avoir survécu – il n’y a pas là de destinée, mais une survie a posteriori].

Les statistiques

[Page 37] Taleb n’est pas contre les statistiques, mais contre la loi de Gauss, les moyennes, etc. « Les Cygnes noirs ne sont pas modélisables. Ce sont des phénomènes communément appelés par des termes tels que évolutifs, invariants par échelle, les lois de puissance, de Pareto-Zipf, la loi de Yule, les procédures paréto-stables et de lois de Levy -stables et fractales. »

[Page 239] Les écarts-types n’existent pas en dehors de la gaussienne, ou si elles existent, elles ne comptent pas et n’expliquent pas grand-chose. Mais il y a pire. La famille gaussienne (qui comprend divers amis et parents, comme la loi de Poisson) est la seule classe de distributions que l’écart type (et la moyenne) est suffisante à décrire. Vous n’avez besoin de rien d’autre. La courbe en cloche satisfait le réductionnisme de l’illusion. Il y a d’autres notions qui ont peu ou pas de signification en dehors de la gaussienne: la corrélation et pire, la régression. Pourtant, elles sont profondément ancrées dans nos méthodes: il est difficile d’avoir une conversation d’affaires sans avoir entendu le mot corrélation.

[Page 240] Taleb n’a rien contre les mathématiciens, mais il pense comme Hardy: Les «vraies» mathématiques des «vrais» mathématiciens, les mathématiques de Fermat, Euler, Gauss, Abel et Riemann sont presque entièrement « inutiles » (et cela est aussi vrai des mathématiques «appliquées» que des mathématiques «pures»).

[Page 252] Une caractéristique essentielle des statistiques gaussiennes est la vérification de deux hypothèses:
Première hypothèse centrale: les événements sont indépendants les uns des autres. Une pièce de monnaie n’a pas de mémoire. Le fait que vous ayez obtenu pile ou face sur le test précédent ne modifie pas les chances d’obtenir pile ou face au prochain lancer. Vous ne devenez pas un « meilleur » lanceur de pièce au fil du temps. Si vous introduisez la mémoire ou les compétences dans le lancer, l’ensemble du modèle de Gauss devient caduque. (Et notez qu’il y a attachement préférentiel et un avantage cumulatif dans le monde réel et donc non gaussien.) Deuxième hypothèse centrale: pas de saut « sauvage ». La taille du saut aléatoire est toujours connue, à savoir une seule étape. Il n’y a aucune incertitude quant à la taille de l’étape. […] Je n’ai pas de toute ma vie pu trouver quelqu’un autour de moi dans le monde des affaires et des statistiques qui était cohérent intellectuellement, en ce sens qu’il ait accepté à la fois le Cygne noir et a rejeté les outils de Gauss. Beaucoup de gens acceptent mon idée du Black Swan, mais ne peuvent aller jusqu’au bout de sa conclusion logique, qui est que vous ne pouvez pas utiliser une seule mesure de l’aléa appelé écart-type (ni l’appeler « risque »), vous ne pouvez pas trouver une mesure simple qui caractérise l’incertitude.

Mais Taleb va encore plus loin. [Page 272] «Mais le hasard fractal ne donne pas de réponse précise. […] les fractales de Mandelbrot nous permettre de rendre compte de quelques cygnes noirs, mais pas de tous. […] Un cygne gris peut modéliser des événements extrêmes, un cygne noir décrit des « inconnus inconnus ». […] Je le répète: Mandelbrot traite des cygnes gris, je m’occupe du Cygne Noir. Ainsi Mandelbrot domestique beaucoup de mes cygnes noirs, mais pas tous, pas complètement.

La finance

Taleb montre que les accidents d’achat d’actions sont parfois liés à la modélisation et il est particulièrement critique des options de Black-Scholes . Il est très critique des théories de portefeuille et des prix Nobel associés (Markowitz, Samuelson, Hicks ou Debreu), « une démolition des idées de Keynes ». L’histoire du hedge fund LTCM en est une illustration de points Taleb.

Le Business et la Technologie

[Page xxv] Presque aucune découverte, aucune technologie notable ne sont nées de la conception et de la planification – elles étaient tout simplement des cygnes noirs. […] Donc, je suis en désaccord avec les disciples de Marx et avec ceux d’Adam Smith: la raison du succés du libéralisme, des marchés, c’est qu’ils permettent aux gens d’être chanceux grâce à un processus agressif d’essais et d’erreurs, et non parce qu’ils donnent des récompenses ou des «incitations» pour les compétences.

[Page 17] Le monde des affaires est inélégant, terne, pompeux, vorace, inintellectual, égoïste et ennuyeux. […] Ce que j’ai vu, c’est que dans quelques-unes des plus prestigieuses business schools dans le monde, les dirigeants des sociétés les plus puissantes ont été invités à décrire ce qu’ils ont fait pour gagner leur vie et il était bien possible qu’ils ne savaient pas trop ce qui se passait.

[Page 135] Lorsque je demande aux gens de nommer trois technologies récemment mises en œuvre et ayant un impact sur notre monde d’aujourd’hui, ils proposent généralement l’ordinateur, l’Internet et le laser. Aucune des trois n’était planifiée; elles furent imprévues et peu appréciées lors de leur découverte, et sont restées incomprises bien après leur utilisation initiale. Ils étaient consécutifs. Ils étaient cygnes noirs.

Critique de la moyenne

[Page 295] « La moitié du temps, je suis un hypersceptique, l’autre moitié je suis plein de certitudes. […] La moitié du temps je déteste les cygnes noirs, l’autre moitié je les aime. […] La moitié du temps je suis très prudent, l’autre moitié je suis hyperactif. » Je pourrais supprimer les guillemets!

Je n’en ai pas totalement fini avec le Cygne Noir, je suis en train de lire l’essai de 70 pages que Taleb a ajouté à la dernière édition de poche. Il pourrait y avoir plus à dire (et à lire si vous m’avez suivi jusqu’ici…)

* Poincaré est cité dans Le Monde le 7 Juillet 2012, par Cédric Villani, qui mentionne également les cygnes noirs dans Villani, Dans les entrailles des cygnes noirs.

Start-up: Anti-bible à l’usage des fous et des futurs entrepreneurs

Voici un nouveau livre et il s’intitule start-up! L’auteur Bruno Martinaud a la gentillesse de citer le mien dans son introduction pour montrer les différences entre l’Europe et les Etats Unis (du moins la Silicon Valley). Mais la copie s’arrête là car si Bruno Martinaud a, je crois, un point de vue similaire au mien sur le monde des start-up, son ouvrage est, comme il le décrit, une (anti-)bible à l’usage des fous et des futurs entrepreneurs.

Vous y trouverez nombre de conseils utiles que je n’ai pas fourni, mon objectif était plus l’inspiration, la stimulation alors que Bruno Martinaud va plus loin tout en montrant la folie de l’ouvrage, du moins sa difficulté et ses incertitudes. Non pas une bible donc, car il n’y a pas une réponse, mais une anti-bible! Je vais comme à mon habitude en faire mon analyse, non pas un résumé, mais sous la forme plutôt de quelques impressions. Tout d’abord, dommage que le livre n’existe qu’en français, une version anglaise serait utile à nombre d’Européens au moins! Mais cela viendra peut-être…

Martinaud veut « changer le rapport au risque » en mentionnant « qu’un étudiant [américain] connaîtra 10 à 14 emplois différents avant 38 ans ». Alors autant tenter l’aventure! Il faut donc dédramatiser l’échec [pages 3-4]. Il utilise la théorie du Black Swan de Taleb pour expliquer que si Microsoft ou Google sont des événements improbables, leur impact est lui considérable [page 7]. High risk, high reward en quelques sorte, mais au delà de l’aspect spéculatif, c’est l’impact sur nos sociétés de l’innovation par les start-up qui est illustré. Je suis moins d’accord avec lui quand il affirme [page 13] « qu’un entrepreneur qui a déjà réussi a 50% de plus de chances de réussir dans son projet suivant qu’un primo-entrepreneur ». Si je sais le sujet du serial entrepreneur en vogue, j’ai des données contradictoires sur le sujet (j’ai à peu près des taux similaires de 28% de succès pour les 2 groupes; par contre le taux chute pour les serial entrepreneurs qui ont échoué  – article à venir!).

Un entrepreneur agit (avant de réfléchir) explique-t-il au chapitre 1. Il voit et il agit. Et d’ajouter en citant le STVP, « savoir échouer vite et fréquemment, à moindre coût et toujours avec élégance. » Je le suis totalement sur les complémentarités des fondateurs: l’association des profils scientifique et business ne fonctionne pas, car les deux aspects doivent être compris et portés simultanément par les mêmes cerveaux. Ce qui compte est le type d’intelligence et pas la compétence. Je vous laisse découvrir les pages 30-33.

« Tout comme dans le choix d’une vague, la probabilité de se tromper est importante et incompressible. L’entrepreneur avant tout s’engage, accepte les risques et les zones d’ombre qui subsistent. L’essentiel de ce qui fait le succès final lui est inconnu et, plus encore, inaccessible à ce stade et bien peu de choses séparent souvent les plus grandes opportunités des pires pièges à rat. » [page 80] Mais tel le surfeur, l’entrepreneur est aussi un visionnaire qui sait provoquer sa chance.

Martinaud vous explique dans des synthèses bien venues le marché, le produit, la finance et vous y (re)découvrirez avec profit les grands classiques de l’innovation écrits par Clayton Christensen (The Innovator’s Dilemma), Geoffrey Moore (Inside the Tornado, Crossing the Chasm), Guy Kawasaki (The Art of Start), Steve Blank (Les quatre étapes vers l’épiphanie), Eric Ries (The Lean Start-up) ou Randy Komisar(The Monk and the Riddle, Getting to Plan B) . Vous y (re)découvrirez que l’entrepreneuriat est exploratoire et itératif, où l’éxécution est tout: « une idée vaut 1, un projet vaut 10, et une éxécution vaut 100 » [page 263]. Il rappelle aussi la fréquente « impossibilité psychologique pour le porteur de projet de remettre en cause sa vision » et les pièges relatifs à cet attachement trop grand [page 158].

Aussi parle-t-il de se projeter sans prévoir (chapitre8) car l’entrepreneuriat est de « nature chaotique, non-linéaire, complexe » (ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’outils à maîtriser!) [page 189]. Et ainsi, « un projet entrepreneurial nécessite en moyenne trois à quatre fois ce que l’on estime au départ! » [page 226]. Martinaud aborde le débat du business plan, que les investisseurs souvent ne lisent pas. Il prône son usage comme exercice utile de structuration mais aussi utile à la crédibilité de l’entrepreneur. Comme outil de planification? Peut-être moins! Il nuance le propos de Kawasaki qui préfère le pitch au business plan [page 245] mais lisez tout de même Kawasaki ou le chapitre 11!

Martinaud décrit donc très bien cet animal à cinq pattes qu’est l’entrepreneur, ce schizophrène au comportements et rôles contradictoires [page 265]. Mais il espère aussi par cette jolie anti-bible montrer que l’entrepreneur est un personnage essentiel à nos sociétés et ainsi changer cette situation où « trois fois moins d’étudiants français [européens?] que leurs homologues européens créent des entreprises » [page 292].

Freeman Dyson : Portrait du scientifique en rebelle

Freeman Dyson est un étrange scientifique, mélange de conservatisme sage et modéré et de défricheur de l’iconoclasme. Il prône des analyses à froid mais adore ce qui est étrange. Je viens de lire Portrait du scientifique en rebelle, un livre magnifique ou chacun doit pouvoir trouver sa part de stimulation intellectuelle.

Quel rapport avec l’innovation ou l’entrepreneuriat high-tech? Assez peu directement, et le sujet est plus proche des mes autres articles sur des livres de réflexion sur la science (Smolin, Ségalat par exemple). Il y a en fait de nombreuses connections entre recherche scientifique et innovation technologie, ne serait-ce que du point de vue de la créativité. Autre lien des plus ténus, il est le père de Esther Dyson, capital-risqueuse célèbre dans la Silicon Valley.

L’échec en est un autre exemple. Dans une interview antérieure à ce livre Dyson disait à propos du rôle de l’échec: « Vous ne pouvez pas raisonnablement obtenir une bonne technologie sans un nombre énorme d’échecs. Si vous regardez les bicyclettes, il y avait des milliers de modèles bizarres construits et testés avant qu’ils ne trouvent celui qui marchait vraiment. Vous ne pouvez jamais construire une bicyclette théoriquement. Même maintenant, après les avoir construit depuis une centaine d’années, il est très compliqué de comprendre comment fonctionne une bicyclette – il est même difficile de le formuler comme un problème mathématique. Mais juste par essais et échecs, nous avons trouvé comment le faire, et l’erreur était essentielle! » (tiré de Freeman Dyson’s Brain.)

Le titre « Portrait du scientifique en rebelle » n’est pas non plus sans me rappeler la citation de Pitch Johnson que j’avais mentionnée dans Entrepreneurs et Révolution: “Les entrepreneurs sont les révolutionnaires de notre temps” et il s’expliquait ainsi: “La démocratie fonctionne mieux quand il y a un peu de turbulence dans la société, quand ceux qui ne sont pas encore à l’aise peuvent grimper l’échelle économique en utilisant leur intelligence, leur énergie et leur habileté pour créer de nouveaux marchés ou mieux servir les marchés existants.”

Dans ce livre, il est question d’éthique, de religion, de changement climatique et de scientifiques aussi varés que Gödel, Erdös, Hardy, Oppenheimer, Feynman bien sûr, Teller l’indéfendable, et Thomas Gold dont je n’avais jamais entendu parler.

Le chapitre sur Gold et celui qui a le plus retenu mon attention et s’intitule « un hérétique des temps modernes. » Gold a abordé des sujets aussi divers que
– la physiologie de l’oreille (validée 30 ans plus tard malgré les résistances de tout ordre),
– la théorie du déplacement de 90 degrés de l’axe de la terre,
– l’origine abiotique du gaz naturel et du pétrole, (i.e. pas issu de la dégradation d’êtres vivants,)
– l’existence de la vie à l’intérieur de la croute terrestre,
– l’interprétation des pulsars.
Il n’a pas eu peur de se tromper sur des sujets comme
– l’état stationnaire de l’univers,
– la lune couverte de poussière électrostatiques.
Gold était « un intrus mais tout sauf un ignorant » et ajouta que « la science n’est pas drôle si on n’a jamais tort. » Je viens de trouver un autre article de blogger sur Gold si vous souhaitez en savoir plus: The Radical Ideas Of Thomas Gold.

Dyson a écrit un livre stimulant, passionant, et je ne peux qu’en encourager la découverte!