Le Monde des Startup par Marion Flécher (suite)

Dans mon post du 8 novembre, j’avais promis de « lire avec curiosité l’ouvrage de Marion Flécher et d’écrire un post pour y dire en particulier si j’ai trouvé matière à résignation ou à optimisme vis à vis du Monde des startup. » Je vais dire les deux ! L’ouvrage est en effet excellent et décrit à merveille les différences entre la France (qui a essayé de se revendiquer Startup Nation) et la Silicon Valley (qui n’a jamais ressenti le besoin d’une telle affirmation).

La difficulté de définir le mot « startup »

Le cœur du livre n’est pas la comparaison entre les deux régions, mais plutôt ce qu’est le monde français des startup, je vais y revenir. Dans son introduction, elle explique la difficulté à définir le mot au point d’écrire : « Faire des start-up mon sujet d’étude n’allait pas de soi. […] On m’invitait à utiliser des termes alternatifs comme ceux d’entreprises innovantes, d’entreprises technologiques ou d’entreprises à forte croissance » [page 16]. Par une analogie lumineuse, elle ajoute « comme pour le monde de l’art dans lequel les acteurs passent leur temps à essayer de déterminer ce qui est de l’art et ce qui ne l’est pas, c’est en observant la façon dont un monde opère ces distinctions et non en essayant de les opérer nous mêmes que nous commençons à comprendre ce qui se passe dans ce monde-là » [page 20]. Sans citer nommément Steve Blank, à travers un sondage effectué auprès d’entrepreneurs qui lui donneront une multitude de définitions, elle mentionne presque ma définition préférée : « une organisation temporaire à la recherche d’un modèle économique répétable et scalable ».

La Silicon Valley, cœur des startup

En décrivant dans son premier chapitre la Silicon Valley, région qui a vu émerger le semi-conducteur, le micro-processeur, le micro-ordinateur, le logiciel, l’internet, les réseaux sociaux, (et finalement l’intelligence artificielle qui n’a pas encore émergé quand elle fait son travail de recherche), Marion Flécher montre que la région a été le cœur d’une révolution qui va plus loin que l’innovation technologique. Celle-ci est « accompagnée d’innovations d’ordre organisationnel et managérial qui ont entrainé une profonde redéfinition idéologique de l’entreprise » [page 52].

Pourtant, elle montre qu’il est tout aussi difficile de donner le moment de leur apparition qu’une définition des startup. « Pour beaucoup d’historien·es et d’ethnologues spécialistes de la Silicon Valley, c’est l’invention du microprocesseur par Intel qui constitue le véritable point de départ de l’essor technologique de la région et de sa montée en puissance » [page 39]. Elle n’oublie pas pour autant de noter l’importance de Hewlett-Packard (fondée en 1939) ou de Fairchild (fondée en 1957) dans cette double révolution, y compris le développement du travail par projet, en petites équipes, le bouleversement des codes vestimentaires et la mise en place de nouvelles structures incitatives [pages 52-53]. La complexité des origines de la région vient aussi de l’existence d’autres influences non négligeables comme le logiciel libre et la culture du « Do It Yourself » [pages 55-56] et d’une diversité d’acteurs majeurs que sont les fonds de capital-risque, l’Etat fédéral et les entreprises elles-même. Un monde comme l’auteur le décrit, un écosystème.

Autre difficulté abordée par Marion Flécher, du moins pour le passionné de la Silicon Valley que je suis : quand le mot startup est-il apparu ? « Le terme start-up semble avoir été employé pour la première fois en 1976, dans un article du magazine Forbes, pour désigner les jeunes entreprises technologique de la Silicon Valley » [Note de l’auteur : The Unfashionable Business of Investing in Startups in the Electronic Data Processing Field]. « Le terme start-up company qui associe la start-up à un type d’entreprise singulier apparaît un an plus tard dans un article intitulé « An Incubator for Startup Companies, Especially in the Fast-growth, High Technology Fields » publié dans Business Week en 1977. » Et l’auteur d’ajouter que le terme prendra sa signification actuelle et se diffusera dans le monde entier lors des années 90, même si ce modèle d’entreprises peut remonter aux années 1940. NB : je confirme à travers un article blog Quand le mot « start-up » a-t-il été utilisé pour la première fois ?


Scan de la figure 2 [page 43] : Chronologie des principales entreprises technologiques de la Silicon Valley. J’ai encerclé à la main deux éléments lors de ma lecture. Ma surprise de ne voir qu’un fondateur pour eBay, je pensais que Jeff Skoll était un cofondateur, mais apparemment il fut peut-être seulement le premier employé. Et mon autre surprise de voir trois cofondateurs pour Apple ce qui est rarement mentionné. Ronald Wayne est souvent oublié. Et puis une note sans grand intérêt pour Marion Flécher : Wo[lk]zniak est mal orthographié à la page 41 !

Risque et incertitude

Dans une brève et tout aussi excellente section sur le capital-risque, Marion Flécher explique « qu’à la différence du risque qui renvoie à une situation probabilisable dans laquelle les acteurs peuvent raisonner de manière rationnelle […] , l’incertitude renvoie à une situation dans laquelle le degré de singularité est tel qu’elle ne peut-être comparée à aucune autre. En portant des innovations de rupture, les entrepreneurs de la Silicon Valley créent des situations d’incertitude radicale dans lesquels les acteurs ne peuvent émettre que des jugements spéculatifs » [page 46]. On comprend pourquoi le terme [ad]venture capital et très différent du terme capital-risque en France (ce qui est dans doute révélateur de mondes dissemblables). « Néanmoins ces acteurs disposent de ressources qui leur permettent de transformer l’incertitude d’une situation en un risque probabilisable. Leur activité requiert tout d’abord une bonne connaissance du milieu technique qui leur permet d’évaluer les perspectives de croissance des projets. La plupart des investisseurs […] sont ainsi bien souvent d’anciens ingénieurs ou entrepreneurs » [page 47]. C’est sans aucun doute une autre différence majeure entre la Silicon Valley et la France.

Puisque je parle de surprises personnelles dans le commentaire de la figure ci-dessus, j’en profite pour quelques commentaires personnels de plus (autant pour moi que pour l’auteur ou le possible lecteur !)
– aucun doute le monde des startup est une nouvelle illustration du capitalisme et cela a sans doute été mal compris. Les startup n’ont jamais été des entreprises libérées, le syndicalisme y est très rare pour ne pas dire mal accueilli. J’avais déjà mentionné ce point dans mon premier post.
– Marion Flécher donne de l’importance à la propriété intellectuelle (logiciels propriétaires de Microsoft, brevet d’Intel sur le microprocesseur) donnant des quasi-monopoles favorisés par un état qui « semble avoir implicitement soutenu la concentration du marché » [page 49]. Pourtant c’est bien l’État qui avait obligé Bell Labs à accorder des licences sur le transistor dont la société détenait le brevet. Intel a certes eu le quasi-monopole du micro-processeur même si IBM et AMD furent de vrais concurrents. Mais la compétition dans de nouveaux secteurs a fait d’Intel un acteur déclinant ces dernières années (télécommunications, intelligence artificielle). Je dirais plutôt que l’État américain se protège de manière macro-économique en défendant son avance technologique plus qu’il ne protège telle ou telle entreprise individuellement. OpenAi pourrait remplacer Google qui aurait pu remplacer Microsoft comme nVidia ou même AMD pourraient remplacer Intel. Idem pour les téléphones portables. Les USA restent le leader.
– Un autre petit doute : « Entre 1998 et 1999, le venture capital a quasiment doublé en passant de 3,2 milliards à 6,1 milliards de dollars » [page 48]. J’ai l’impression et je peux me tromper que les montants étaient plus important d’un facteur 10 environ et que ces montants correspondent plutôt aux années 80.
– Enfin je vois confirmée une impression personnelle sur la diminution du nombre d’entrées en bourse : la Silicon Valley comptabilisait 417 Ipo en 2000 contre seulement 14 en 2021 [Page 51]. En effet depuis des années je compile des tables de capitalisation et je rêvais d’arriver au nombre de 1000 rapidement mais l’asséchement des IPOs ralentit mon ambition… Par contre les acquisitions M&As semblent toujours aussi prospères puisque Marion Flécher mentionne plus de 90 acquisitions par Facebook depuis sa création (voir mes posts sur Cisco, Google. Une startup n’a peut-être vocation à devenir une entreprise pérenne mais il est possible aussi que la concentration monopolistique mentionnée plus haut soit à un sommet…

La France, une nation de start-up ?

C’est le titre du chapitre 2. Et la deuxième page de ce chapitre inclut la figure qui suit. On voit aisément que la presse française a commencé à s’intéresser au sujet lors de la bulle internet puis à nouveau depuis 2012. Manon Flécher nous explique que cette seconde période n’est pas anodine, date de l’arrivée de Uber et de Airbnb en France mais aussi de la création de BPIFrance et de la French Tech. De manière tout aussi intéressante, l’auteur rappelle que le Général de Gaulle s’était rendu à San Francisco en 1960, Georges Pompidou 10 ans plus tard, François Mitterrand en 1984. L’auteur ne mentionne pas la création de Sophia Antipolis en 1969 dont Paul Graham se moque plus ou moins gentiment (voir mon post en date de 2011). Les présidents Hollande puis Macron sont apparemment des présidents autrement plus impliqués par le sujet.

La France est-elle une startup nation ? La réponse est claire si vous avez lu ce qui précède. Mais le débat est plus profond comme je l’avais indiqué dans Politics vs. Economics: A country is not a Start-up en reprenant Non, la France ne doit pas devenir une start-up. Je ne savais pas ou j’avais oublié qu’Emmanuel Macron avait alors employé le terme d’hyper-innovation. Mais les Cassandre sont inaudibles et l’hyper-communication l’emporte trop souvent sur la réalité et les faits.

Marion Flécher y répond aussi en indiquant que « malgré cet essor, c’est l’État, qui en France reste le principal financeur des start-up » [page 71]. Sa note au bas de la page 69 est révélatrice. « En 2015, les business angels auraient investi un total de 41 millions d’Euros et cela resterait deux fois moins important qu’au Royaume Uni et 2,5 fois moins qu’en Allemagne. […] En 2023, le Royaume Unis continue de devancer les autres pays européens avec 307,4 millions d’Euros investis par les business angels contre 198,5 millions pour l’Allemagne et 142,5 millions pour la France. » BPIFRance c’est deux milliards d’investissements directs au capital des entreprises [page 72].

Mon post est déjà trop long et cela tombe bien j’en suis là de ma lecture du Monde des startup. Pourtant je n’ai pas commencé le sujet de fond qu’est la sociologie des startupeur·euses. Une suite bientôt !

Post-scriptum : sur un autre sujet connexe, je viens d’acheter Palo Alto: A History of California, Capitalism, and the World dont une des critiques dit « L’histoire la plus complète – et la plus incendiaire – de ce lieu qu’il nous sera sans doute jamais donné de connaître. Une critique acerbe et sans concession, aussi bien écrite que surprenante et, parce que l’histoire a tendance à se répéter, de plus en plus urgente. Vous ne regarderez plus jamais Stanford, les entreprises technologiques emblématiques comme Hewlett Packard, ni même la Silicon Valley de la même façon. Moi non plus. » (“The most comprehensive — and incendiary — history of the place that we’re ever likely to get. A sweeping and unsparing critique, it’s also well written, frequently surprising and, because history tends to rhyme, increasingly urgent. You may never think about Stanford, iconic tech companies like Hewlett Packard or, indeed, the Valley itself the same way again. I won’t.” LOS ANGELES TIMES)

L’introduction me hante déjà : l’auteur y promet d’expliquer que les habitants de Californie, de la Silicon Valley et de Palo Alto n’ont pas tous oublié les fantômes qui les entourent et sans lesquels la région n’aurait pas pu être ce qu’elle est devenue… A suivre aussi !

13 novembre 2015 – 13 novembre 2025

Journée émouvante. Difficile d’en dire beaucoup plus. Hier Augustin Trapenard célébrait la libération de l’écrivain Boualem Sansal. Ce matin sur France Culture, François Molins a rappelé que la définition du terrorisme n’est pas la même selon les États. En France : « une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ». D’autres États enferment écrivains et artistes et simples citoyens qui n’ont jamais utilisé ni la terreur ni l’intimidation.

Dimanche, autre émotion, j’ai découvert l’exposition du Musée Carnavalet. J’ai cru comprendre qu’un nouveau musée était en projet, et je découvre le projet de Musée-Mémorial du Terrorisme. En attendant, voici quelques photos prises dimanche et comme il y est question de Street Art, je suis allé revoir ce matin le travail tout aussi émouvant de Morèje sur les victimes de Charlie.

Les cinq de Charlie par Morèje

Le Monde des Startup par Marion Flécher

Le monde des startup représente l’essentiel de ma vie professionnelle depuis bientôt 30 ans. Je le connais sans doute trop bien et en plus je lis presque tout ce qui me passe sous la main. Alors je me dois de découvrir un ouvrage qui a pris pour titre ce sujet. Marion Flécher est Maîtresse de conférences en sociologie à l’Université de Paris Nanterre et son ouvrage, Le monde des startup, semble être le produit de sa thèse de doctorat, intitulée Le monde des start-up, le nouveau visage du capitalisme ? Enquête sur les modes de création et d’organisation des start-up en France et aux Etats-Unis.


Marion Flécher vient de publier un post sur LinkedIn pour la sortie de son ouvrage. Elle était aussi l’invitée de Guillaume Erner hier matin sur France Culture.

Vous l’avez peut-être compris, je n’ai pas encore lu l’ouvrage mais je vais le faire dès que je l’aurai reçu. Je suis toujours un peu partagé quand je lis des analyses critiques de ce monde et de la Silicon Valley en particulier. Voici ce que la maison d’édition publie sur la page du livre : L’ouvrage confronte les promesses portées par la start-up (success story, méritocratie, flexibilité) à la réalité du terrain (taux d’échec, licenciements massifs, pression à la performance, burn-out). Depuis une quinzaine d’années, les jeunes entreprises innovantes regroupées sous le terme de « start-up » occupent une place croissante sur la scène médiatique et politique. Symboles de modernité et du capitalisme 2.0, elles sont érigées comme un véritable modèle économique et organisationnel. Comment comprendre cet engouement ? (…) Écartant la figure mythique du self-made man, elle met en lumière la réalité de ce monde social et cerne le profil de ceux, et plus rarement de celles, qui se lancent dans la création de start-up et se revendiquent de cette étiquette. Alors qu’elles prétendent rompre avec la rigidité hiérarchique des firmes classiques, les start-up proposent un nouveau visage du capitalisme dont les airs plus doux et plus colorés lui ont permis de se relever de ses critiques. À l’ère du numérique et des nouvelles technologies, que viennent-elles présager de l’avenir du travail ?

Je suis partagé pour deux raisons :

la première raison est qu’il me semble que la France est passée d’une méconnaissance abyssale de ce monde à une critique sans doute juste mais sévère de ses excès.

Il y a une dizaine d’années déjà, le professeur Libero Zuppiroli critiquait avec brio les promesses non tenues de l’innovation dans Les utopies du XXIe siècle. Quelques années auparavant, il m’avait titillé sur le fait que les startup ne représentaient pas grand chose. Ce fut l’occasion d’un autre post.

Il avait raison, pour l’Europe du moins, au point que ni la France ni l’Europe n’ont généré de véritable success story. Mon précédent post célèbrait la semaine dernière un succés de l’EPFL à 3 milliards de dollars et les Criteo, Mistral et autres sont tous de taille modeste par rapport aux monstres que sont devenus les GAFAMs. SAP, Spotify, ARM et quelques autres seulement en Europe peuvent être comparés aux succès américains. Je suis donc parfois tiraillé dans la comparaison et la critique de deux continents qui ont peu à voir. La France est passée très pour ne pas dire trop rapidement d’une méconnaissance à une critique de ce monde sans en comprendre les raisons de l’attrait et du succès.

la seconde raison est que cette critique existe depuis longtemps et que je m’attriste que la communication l’emporte sur l’information. Les startup n’ont jamais été un paradis, ce sont rarement des entreprises libérées si bien que le story telling a transformé quelques exceptions en modèle universel.

Ainsi en 1986 dans Startup fever, on pouvait lire “The Silicon Valley has been called “one of the last great bastions of male dominance” by the local Peninsula Times Tribune. […] They are under-represented in management and administration. Few women have technical or engineering backgrounds. […] Why there are few women in positioning of responsability in Silicon Valley is complex and puzzling. Until recently, the overwhelming majority of engineering graduates were men. […] Scientific and engineering professionals in the finance community and in start-ups are likely to be men: these power-brokers rely exclusively on their personal networks. […] Twenty of the largest publicly held Silicon Valley firms listed a total of 209 persons as corporate officers in 1980; only 4 were women. The board of directors of these 20 firms include 150 directors. Only one was a woman: Shirley Hufstedler, serving on the board of Hewlett-Packard.” But the authors are optimistic: they explain that any woman with a technical background or an interest in high-tech has opportunities: “A Martian with three heads could find a job in Silicon Valley. So for women with a technical background, it’s terrific. […] An exception to masculine dominance is Sandy Kurtzig. “I wanted to start in a garage like HP, but I didn’t have one. So I started in a second bedroom of my apartment.” At first, Kurtzig did sales, bookkeeping and management of her start-up. As long as she had only five or six employees, they worked out of her apartment. It went into rapid growth and had annual sales in 1982.”

Et que dire de l’analyse de Anna-Lee Saxenian en 1999 : « In 1979, I was a graduate student at Berkeley and I was one of the first scholars to study Silicon Valley. I culminated my master’s program by writing a thesis in which I confidently predicted that Silicon Valley would stop growing. I argued that housing and labor were too expensive and the roads were too congested, and while corporate headquarters and research might remain, I was convinced that the region had reached its physical limits and that innovation and job growth would occur elsewhere during the 1980s. As it turns out I was wrong.” En revenant sur la phrase écrite plus haut (La France est passée très pour ne pas dire trop rapidement d’une méconnaissance à une critique de ce monde sans en comprendre les raisons de l’attrait et du succès), je crois qu’il faut lire et relire les remarquables ouvrages de la professeure Saxenian (Regional Advantage, The New Argonauts). Elle a su expliquer les raisons de ces attraits et succès qui se perpétuent aujourd’hui malgré les excès.

J’en suis arrivé à ces compromis que le grand Bernard Stiegler m’avait aidé à développer :
– dans un post de 2016, Le monde est-il devenu fou? Peut-être bien…, j’écrivais que la thèse principale de Stiegler est que le capitalisme est devenu fou et que l’absence de régulation, de freins peut vous conduire vers la folie. La « disruption » peut avoir du bon quand elle est suivie d’une phase de stabilisation.
– la même année dans Disruption et folie selon Bernard Stiegler, je notais que En Grèce ancienne, le terme de pharmakon désigne à la fois le remède, le poison, et le bouc-émissaire. Le médicament devient nocif si consommé en excès…

Je vais donc lire avec curiosité l’ouvrage de Marion Flécher et vous écrirai dans un post prochain si j’ai trouvé matière à résignation ou à optimisme vis à vis du Monde des startup.

Post-scriptum: je me demande régulièrement la nature du rapport en France de la société avec les sciences et la technologie. Toutes les déviances de la technologie sont claires et je les mentionne régulièrement ici, je pense par exemple à Technocritiques par François Jarrige. Je ne suis pas sûr que la critique soit aussi sévère pour les sciences ou les mathématiques comme si elles étaient plus neutres. On entend moins souvent qu’il y a eu très peu de femmes Médailles fields : 2 lauréates en 2014 et 2022 pour 80 lauréats depuis 1936.

Les sciences dans les média sont un parent pauvre, les journalistes généralistes voire les intellectuels français ont une culture scientifique assez déplorable. Les sciences attirent peu les filles ou du moins en sont-elles dissuadées pour des raisons complexes. Ce n’était pas le cas dans les ex-pays de l’Est (qu’elles qu’en soient les raisons). Le rapport à la technologie et donc à l’innovation et aux startup en est peut-être une conséquence, ou une simple corrélation. Cela peut expliquer une part de ma tristesse ou de ma frustration, même si je ne perds pas mon enthousiasme. Et dans ces moments-là me revient la citation de Churchill, le succès c’est aller d’échec en échec sans perdre son enthousiasme.

Deux références.

– Mathématiques : deux femmes récompensées depuis 1936 : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/03/20/mathematiques-deux-femmes-recompensees-depuis-1936_5438858_4355770.html

– Maryna Viazovska, deuxième femme lauréate après Maryam Mirzakhani : https://information.tv5monde.com/terriennes/medaille-fields-maryna-viazovska-deuxieme-femme-laureate-apres-maryam-mirzakhani-2933

Nexthink, une startup lausannoise rachetée trois milliards de dollars

Cela n’arrive pas si souvent dans une vie [1] alors cela mérite une pause : Nexthink, spin-off de l’EPFL, vient d’être rachetée pour 3 milliards de dollars [2], vous avez bien lu, 3 billions dollars !! Certes Nexthink n’est plus toute jeune , elle a été fondée en septembre 2004 entre autres par Pedro Bados venu (faire, je crois, un stage de master dans le cadre du programme Erasmus) dans le laboratoire d’intelligence artificielle. L’IA n’était pas à l’époque ce qu’elle est devenue aujourd’hui. Il était question de méthodes bayésiennes… la chance, le hasard ont fait que j’ai alors rencontré Pedro pour analyser la propriété intellectuelle qu’il avait générée et ce qui pourrait en être fait. Pedro souhaitait vendre le brevet que l’EPFL avait déposé et lorsqu’il a découvert qu’il n’intéressait pas autant qu’il l’aurait imaginé, je lui ai dit pourquoi pas une startup ? Ce fut mon rôle principal. Je l’ai aussi aidé aussi à structurer le deal initial, je veux dire avec qui il travaillerait, au sein de l’EPFL et à l’extérieur et à quelques mises en relation à l’époque. Comme le disent les anglo-saxons, The rest is history !

Pedro est devenu une figure discrète mais incontournable de l’écosystème suisse [3]. Il fut notre invité dès 2006 pour les ventureideas avec Jordi Montserrat.

Voici des notes prises à l’époque sur sa présentation (pdf).

NEXThink notes

Il a aussi donné une belle interview il y a 10 ans au journal Le Temps: Personne n’est prêt à devenir entrepreneur

J’ai vécu de très belles choses dans la recherche entre Paris et Stanford, dans le capital-risque avec Index Ventures puis à l’EPFL pendant 15 ans et depuis 6 ans à Inria. Nexthink restera une de mes plus belles histoires professionnelles et j’espère en vivre quelques autres. Comme je l’avais dit il y a 15 ans, ma passion professionnelle est d’encourager ces aventures (voir l’entretien de Stanford [4]) : « A love of entrepreneurship, a passion that I took back home to Europe after studying here [at Stanford University]. I want to see a more entrepreneurial culture there and I am working in more than one way to effect that change. » (L’amour de l’entrepreneuriat, une passion que j’ai ramenée en Europe après mes études. Je souhaite y voir se développer une culture entrepreneuriale plus affirmée et je m’y emploie de différentes manières.)

Quelques notes :

[1] J’ai été frappé il y a quelque temps par ce post sur Index Ventures et ses performances stratosphériques :

8 startup qui dépassent les $10B en sortie : Figma – $59BN, Revolut – $75BN, Adyen – $44BN, Robinhood – $82BN, Scale – $14.9BN, Wiz – $32BN, Datadog – $46BN, Roblox – $86BN. Alors pour Index que représente $3B? Et je n’ai pas la liste de leurs exits au dessus du milliard. J’ai le souvenir de Virata, Numerical technologies, The Fantastic Corporation et Skype avant 2005. Je vais peut-être leur demander !

[2] Autres actualités et archives : ce que j’ai trouvé en ligne concernant l’acquisition de Nexthink : principalement des publications LinkedIn de ses fondateurs et investisseurs, ainsi que des articles de presse.

Nexthink News autour acquisition


Neil Rimer (Index Ventures) et Pedro Bados, je ne sais pas exactement où ni quand.

[3] Une présentation à l’EPFL avant 2010 mentionnant Nexthink.

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[4] Grâce à mon moteur de recherche préféré, voici un échange sur ce que je pensais des startups et de la Silicon Valley en 2008, lors d’un entretien pour la faculté d’ingénierie de Stanford où je mentionnais également Nexthink. Je ne suis pas sûr que les choses aient beaucoup changé…

Stanford HL

Un mois d’août dans une vie : mathématiques, peu d’innovation, littérature et musique

Les mois d’août sont toujours calmes dans le monde des startup, presque tout le monde part en vacances, encore moins d’IPOs et de M&As qu’à l’habitude. Mais le temps de lire, de découvrir des chose que l’on n’avait pas pris le temps d’approfondir.

Il y a bien eu quelques polémiques autour des fantaisies de chatGPT5 (ycombinator, cnn) et de celles de Luc Julia (un exemple ici) Nous verrons si elles survivront à l’automne.

Mathématiques

La plus jolie surprise fut relative aux mathématiques, à travers la résolution de deux problèmes anciens. Ce n’est pas l’ancienneté des problèmes qui m’a surpris, mais la nature des personnes qui les ont résolus :

– le premier problème m’était totalement inconnu : une jeune femme de dix sept ans, Hannah Cairo, presqu’autodidacte a réfuté une conjoncture vieille de 40 ans. Le mélange inhabituel de fraicheur et de professionalisme de sa présentation fait de cette nouvelle l’événement de l’été.

Quand je dis autodidacte, Hannah Cairo n’a jamais suivi de cursus scolaire classique et essentiellement à distance. Même après la publication de son travail, deux universités seulement sur les dix auxquelles elle avait candidaté l’ont acceptée dans leur programme doctoral (et j’ajoute deux tout de même !) faute du moindre diplôme universitaire. Elle commencera un doctorat à l’automne à l’université du Maryland et on ne peut lui souhaiter que le même bonheur que celui qu’elle affiche dans sa vidéo.

– le second problème (qui n’en était plus un puisque Evariste Galois avait prouvé qu’on ne pouvait pas donner une solution explicite aux polynômes de degré supérieur à 5) a été approché d’une nouvelle manière par un professeur récemment retraité, N. J. Wildberger et son co-auteur D. Rubine, intitulé A Hyper-Catalan Series Solution to Polynomial Equations, and the Geode

Je n’ai pas tout compris mais il semble que la solution utilise le nombre de manières de diviser un polygone en triangles à partir de ses sommets. La solution n’est pas explicite mias, si j’ai bien compris, l’auteur ajoute qu’un nombre réel n’a pas non plus d’expression explicite.

Les deux histoires me rappellent une question qui m’a toujours été chère et abordée aussi dans Lorsque l’âge n’empêche pas la créativité: un rare exemple en mathématiques

Bonnes et mauvaises idées

Deux autres belles découvertes sur ce qui pousse vers le « vrai » et le « faux » :

– l’émission de France Culture de Xavier Delaporte, L’histoire de Naomi Klein et son double maléfique
– l’article du New Yorker de Gideon Lewis-Kraus, Why Good Ideas Die Quietly and Bad Ideas Go Viral with subtitle A new book, “Antimemetics: Why Some Ideas Resist Spreading,” argues that notions get taken up not because of their virtue but because of their catchiness.

Littérature et musique

Ma grande émotion de l’été fut la redécouverte d’une poétesse fort méconnue, Yvonne Le Meur – Rollet

Celle qui fut mon professeur de français a publié plus d’une douzaine de recueils de textes magnifiques, tout en sensualité et douceur de vers ciselés. J’en ai capté quelques lectures faites en son hommage lors du festival Presqu’île en Poésie de St Jacut de la Mer.
Les mots du granite
Un jour lointain de mai
Au creux de ton sourire
Rentrée de pension
De cahotants désirs

Alors oui, ces dernières années, j’ai adoré lire Montaigne, Thomas Mann, Virginia Wolf, Robert Musil sns oublier mon vénéré Jon Kalman Stefansson, mais aucun n’a créé autant d’émotions que ces vers entre mer et granite.

J’écoute moins de musique que je ne lis, mais la période des vacances donne de la respiration. J’en ai profité pour découvrir ou réécouter mes préférences du moment. J’en surprends certains en disant que j’adore Bruno Mars, son chef d’oeuvre Uptown Funk (qui n’est pas de lui, mais bon…) ou ses duos avec Rosé ou Lady Gaga.

J’ajoute pour mon archive personnelle les noms de Philipp Glass, Steve Reich ou Harvo Pärt dans le genre totalement différent de la musique contemporaine minimaliste et répétitive.

Mais pour terminer, une redécouverte et une merveilleuse découverte :

– un concert anniversaire de The National à Rome

– le podcast si fantaisiste du guitariste Thibault Cauvin narrant ses prérégrinations planétaires

Pourquoi la Silicon Valley est-elle la Silicon Valley ? Un débat initié par AnnaLee Saxenian

Je devrais retourner dans la Silicon Valley pour demander à AnnaLee Saxenian ce qu’elle pense de la Silicon Valley aujourd’hui et, surtout, si elle pense que son analyse est toujours valable (ce qui est mon avis !).

Je viens de tomber par hasard sur un court article de six pages qu’elle a écrit en 1999 et intituléComment on Kenney and von Burg,‘Technology, Entrepreneurship and Path Dependence: Industrial Clustering in Silicon Valley and Route 128’ que vous pouvez facilement trouver sur le net, par exemple sur Researchgate.

Pourquoi m’intéresser à un article vieux de 25 ans sur l’innovation ? Parce que j’ai souvent le sentiment que l’Europe, et la France en particulier, passent à côté de l’essentiel. L’argument de Saxenian peut être résumé par un extrait de cet article : C’est précisément l’ouverture, la multiplicité et la diversité des interconnexions dans la Silicon Valley qui permettent aux acteurs économiques d’analyser en permanence l’environnement à la recherche de nouvelles opportunités et d’investir dans des technologies, des marchés et des applications novateurs à une vitesse sans précédent. La structure autarcique des entreprises et des institutions de la Route 128, en revanche, a historiquement découragé précisément les flux décentralisés d’informations, de compétences et de capitaux qui encouragent cette expérimentation technologique. [Page 5]

L’analyse est subtile car on pourrait avoir l’impression que l’Europe a compris le rôle de la collaboration, mais je crains qu’elle soit resté institutionnelle et pas informelle. Y a t il jamais eu un Wagon Wheel Bar en Europe ?

Je le répète, l’article est concis et mérite d’être lu. Le débat porte également sur le rôle des grandes entreprises dans les pôles technologiques. La figure suivante en est une parfaite illustration :

Source: J. Zhang (2003) a compilé des données de VentureOne basées sur des spin-offs financées par des VC de 1992 à 2001

Zhang avait travaillé avec Saxenian et le tableau montre que, d’un point de vue académique, l’entrepreneuriat était aussi fort à MIT/Harvard qu’à Stanford/Berkeley. Mais si l’on compare IBM Ouest et IBM Est, la différence est frappante. « Les résidents de la Silicon Valley quittent régulièrement leurs emplois dans des entreprises établies pour rejoindre des start-up, et inversement, tout en entretenant des réseaux de relations personnelles et professionnelles transversales. Il n’est pas rare non plus que des ingénieurs travaillant dans de grandes entreprises réalisent des investissements personnels dans des start-up prometteuses, ou que des entreprises établies organisent des divisions de capital-risque pour soutenir de nouvelles entreprises dans des secteurs connexes. » [Page 4]

J’ai utilisé ce tableau depuis que je l’ai découvert il y a bien des années, notamment lorsque je donnais des cours sur les startups et la Silicon Valley. Avec un brin de nostalgie, je vous propose ci-dessous mon pdf d’introduction, où j’insiste sur le rôle de la culture dans l’entrepreneuriat.

eLab01 - SiliconValley

Coreweave, une IPO, des IPOs et le lien au VC

Je devrais remercier un collègue d’avoir mentionné l’introduction en bourse surprenante, voire folle, de Coreweave. Un nouveau tableau de capitalisation boursière s’ajoute à ma liste, qui compte désormais 948 entreprises. Je mettrai à jour mes statistiques dans les dernières pages du PDF (disponible à la fin de l’article) lorsque j’atteindrai les 1 000 entreprises, mais j’ai rencontré des difficultés avec les introductions en bourse ces dernières années. J’y reviendrai plus en détail après l’affaire Coreweave.

C’est une histoire vraiment étrange que j’ignorais et que j’ai découverte sur Wikipédia. Trois fondateurs, traders en matières premières, ont lancé une société de minage de cryptomonnaies, dotée évidemment d’un centre de données et d’une multitude de GPU. En 2019, ils ont adopté une stratégie très offensive pour fournir du cloud computing. Il y a un quatrième cofondateur, le directeur technique, mais il a apparemment rejoint la startup en 2019 (et possède principalement des stock-options). Une croissance fulgurante des revenus (et des pertes), comme le montrent les résultats trimestriels dans le tableau suivant. Apparemment, la prudence est de mise, car Microsoft représente 60 % du chiffre d’affaires et la dette s’élève également à environ 800 millions de dollars. Impressionnant, mais peut-être fragile…

Et maintenant les IPOs !

Le graphique ci-dessus représente le nombre d’entreprises de mon PDF par année de sortie (principalement des introductions en bourse, et beaucoup plus rarement des fusions-acquisitions). [Bien sûr, je ne dispose pas de toutes les introductions en bourse, mais j’ai trouvé un document indiquant que je possède entre 27 % et 87 % des introductions en bourse des années 2011 à 2022.]

J’avais oublié l’existence d’une bulle spéculative puis d’un crash en 2021, alors j’ai examiné les investissements en capital-risque sur plusieurs décennies, ce qui donne le graphique suivant. Mais avec aussi peu d’introductions en bourse, les LPs vont devenir de plus en plus impatients, mettant la pression sur les VCs d’autant plus que l’argent n’est plus aussi bon marché qu’avant…

Quand j’entends dire que le capital-risque est en crise et que je compare les niveaux d’investissement des sept dernières années à ceux des décennies précédentes, je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a beaucoup d’argent disponible…

Enfin le PDF promis, mais à ce rythme il me faudra encore deux ans avant de sortir de nouvelles statistiques : Equity in start-ups – Historical data from 900+ companies.

20250717 Equity List Lebret

David Graeber, Au commencement était & Bullshit Jobs

Ce post n’a rien à voir avec le monde des startup. David Graeber était un anthropologue américain auteur de Bullshit Jobs et co-auteur de Au commencement était deux livres aussi étonnants que stimulants.

L’auteur est « l’un des intellectuels les plus influents du monde anglo-saxon », il peut-être qualifié d’anarchiste ou de libertaire, très à gauche avec une grande méfiance des institutions centralisées et de la politique. Je vais me contenter de recopier le résumé de ces deux ouvrages qui sont parmi les plus passionnants que j’ai lus ces dernières années.



Depuis des siècles, nous nous racontons sur les origines des sociétés humaines et des inégalités sociales une histoire très simple. Pendant l’essentiel de leur existence sur terre, les êtres humains auraient vécu au sein de petits clans de chasseurs-cueilleurs. Puis l’agriculture aurait fait son entrée, et avec elle la propriété privée. Enfin seraient nées les villes, marquant l’apparition non seulement de la civilisation, mais aussi des guerres, de la bureaucratie, du patriarcat et de l’esclavage.
Ce récit pose un gros problème : il est faux.
David Graeber et David Wengrow se sont donné pour objectif de « jeter les bases d’une nouvelle histoire du monde ». Le temps d’un voyage fascinant, ils nous invitent à nous débarrasser de notre carcan conceptuel et à tenter de comprendre quelles sociétés nos ancêtres cherchaient à créer.
Foisonnant d’érudition, s’appuyant sur des recherches novatrices, leur ouvrage dévoile un passé humain infiniment plus intéressant que ne le suggèrent les lectures conventionnelles. Il élargit surtout nos horizons dans le présent, en montrant qu’il est toujours possible de réinventer nos libertés et nos modes d’organisation sociale.
Un livre monumental d’une extraordinaire portée intellectuelle dont vous ne sortirez pas indemne et qui bouleversera à jamais votre perception de l’histoire humaine.

Extrait du site web de l’éditeur Les liens qui libèrent.

Dans la société moderne, beaucoup d’employés consacrent leur vie à des tâches inutiles et vides de sens. C’est ce que David Graeber appelle les «bullshit jobs» – ou «jobs à la con». L’auteur en cherche l’origine et en détaille les conséquences : dépression, anxiété, effondrement de l’estime de soi… Il en appelle à une révolte du salarié moderne ainsi qu’à une vaste réorganisation des valeurs, qui placerait le travail créatif et aidant au cœur de notre culture et ferait de la technologie un outil de libération plutôt que d’asservissement… assouvissant enfin notre soif de sens et d’épanouissement.
Extrait du site web de l’éditeur

Vallée du silicium selon Alain Damasio (la suite)

Si j’ose le jeu de lettres, le connectif a coupé net la double aile du collectif pour lui greffer à la place sa double haine – de soi et des autres. Que l’écrivain déploie une écriture qui fasse bruisser les désirs des liens dans son tissage. Alain Damasio, Vallée du Silicium, page 212.

Je continue donc ma lecture du passionnant Vallée du silicium d’Alain Damasio. Le premier post est ici.

Windows Into the Tenderloin

Je m’étais arrêté page 111 au moment o% Damasio décrit sa fascination pour la fresque de Mona Caron Windows Into the Tenderloin. Le tryptique dont l’un s’appelle One Way et un autre Another Way « envisage un avenir alternatif, une autre façon pour leur communauté d’exister ».

Love me Tender-Loin

Dans ses échanges avec des entrepreneurs et développeurs de la région, Damasio nous rappelle des (non-)évidences : « Nous sommes dirigés par l’innovation technologique, c’est la tech possible qui nous leade. On invente puis on avise. C’est seulement ensuite qu’on cherche à savoir à quoi ça pourra servir et surtout comment faire du fric avec. » [page 135]

« Il nous faudrait des comités d’éthique » pour nos inventions, en amont comme en aval, suggère [Chris]. Se poser la question des répercussions sociales, psychologiques ou politiques de nos découvertes et des techs que nous imposons à la société. Il a tout à fait raison. Mais toute la culture californienne s’oppose frontalement à ça : la quête féroce du profit, l’exigence de vitesse qu’elle implique, le « Winner takes all » qui l’intensifie encore, l’inanité éthique de l’Etat… Les produits seont commercialisés avant même qu’on ait pu réfléchir à leurs impacts. Rien de fatal là-dedans : juste une pure démission collective à tous les niveaux. [page 137]

En creusant, je découvre qu'[Arnaud] est stoïcien, comme beaucoup de dirigeants de la Silicon Valley depuis que Marc Aurèle et ses pensées guident ceux qui veulent discriminer ce qui dépend d’eux et ce qui n’en dépend pas. Très pratique, le stoïcisme en monde individualiste. Mal vulgarisée, cette philosophie recèle des contresens commodes : elle nettoie beaucoup de culpabilités. Gaza s’effondre sous les bombes ? Ca ne dépend pas de moi. Over [Page 139]

Il faut sans doute lire et relire sa théorie du problème à quatre corps. Le second est l’affreux jumeau numérique. Le troisième est le décorps, le rejet de la chair. « On fonce dans le décorps » écrit Damasio page 145. Page 148, il nomme le deuxième le Raccorps. Mais il voit une quatrième façon d’être au monde, l’Accorps, qu’il aurait pu appeler l’inconscient, le corps des actes manqués, qui produit des effets sans prévenir, qui nous rend amoureuses, malades ou folles. Génial Damasio !

Trouvère, le programmeur en artiste

Le sixième chapitre est une chose que j’ai peu lue : la description de l’informaticien, enfin plutôt le codeur, le développeur, le programmeur comme un créatif.

« Les grands mathématiciens sont toujours des créateurs, en ceci qu’ils affrontent des problèmes que ersonne avant eux n’avait eu, non pas l’intelligence, mais ma créativité de pouvoir résoudre. Parce qu’on ne les résout pas avec les techniques déjà existantes, ces problèmes, en appliquant équations, théorèmes ou routines de calcul. Il faut inventer. Il faut trouver autre chose. Et cela nécessite un saut qualitatif insu, une trouée subite dans le mur du déjà-calculé, du sagement déduit. […] « Qu’est-ce que dessiner ? Comment y arrive-t-on ? » se demande Antonin Artaud, qui répond en ventriloque avec les mots de Van Gogh […] : « C’est l’action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible, qui semble se trouver entre ce que l’on sent et ce que l’on peut. Il ne sert à rien d’y frapper fort, on doit miner ce mur et le traverser à la lime, lentement et avec patience à mon sens. » […] Dessiner un programme a quelque chose à voir avec ce mur invisible que je me figure en monolithe de données liquides dressé verticalement entre le programmeur et ce qu’il peut en faire s’il parvient à le traverser. […] On reconnait volontiers un artiste à la manière dont il évoque sa matière première, puis la malaxe. [Pages 164-166]

Damasio nous parle de Gregory Renard un développeur qui cracke comme les hackers sa matière immatérielle, un trouvère du bricolage actif qui donne sa langue au chat [Page 172] en bon spécialiste du NLP (TAL en français) et qui selon Damasio a cette phrase magnifique : « On n’est jamais le contemporain de son temps. » (et mystérieuse pour moi !) [Page 176] « Greg est plus qu’un artiste : c’est un artisan. Un artisan total, qui fabrique à la fois ses propres machines, sa propre matière et sa façon unique de les solliciter. » [Page 176] J’ai l’impression de lire ce qu’on disait de Steve Wozniak, le concepteur des premiers Apple.

« Sa vision m’a obligé à nouveaux frais cette question simple. Qu’est-ce que serait, qu’est ce que c’est, une technologie positive ? »
> C’est d’abord une technologie qu’on puisse constamment bidouiller, hacker, transformer et personnaliser selon ses besoins. [Je retrouve la conception du bricolage, du « tinkering » qui serait une des racines de la Silicon Valley] […]
> C’est encore une technologie avec laquelle on dialogue, on hybride ses pratiques. […]
> C’est encore une technologie politique, jamais neutre. […]
> C’est enfin un rapport à la technologie qui a compris qu’au cœur de tout échange avec elle se tient d’abord le langage, les langages. […] transmettre ses compétences, ciseler l’information transmise. [Pages 184-86]

« Notre agacement face à la capitale mondiale de la Tech tient sans doute à notre dépendance, mâtinée d’impuissance, vis-à-vis des choix socio-techniques qu’elle opère à notre place et « pour notre bien ». Elle les opère en outre à partir d’une vision du monde qui demeure pour une écrasante majorité, celle de mâles, pour 80%, à crâne d’œufs (j’entends asiatique ou européen, jaunes et blancs), à plus de 90%, tandis que Latinos et Afro-Américains sont cantonnés aux rôles de vigiles, de concierges ou d’agents d’entretien. Heureux les Silicon Valets car le Royaume du Mieux est à eux ! Heureux les Affligés car ils seront consolés. A ces biais sexistes, sociaux et raciaux, se superpose un libertarisme féroce, qui couple individualisme de compétition et capitalisme total, quand il ne les explique pas. Le sociologue Olivier Alexandre le montre bien dans son solide livre La Tech, et il est impossible de ne pas le sentir quand on atterit là-bas : la cellule politique de base de la Silicon Valley n’est rien d’autre que l’entreprise. » [Page 202]

Damasio reste-il optimiste ? Il faut lire le dernier chapitre, Lavée du Silicium, nouvelle de science fiction, pour en juger. Mais dans les pages qui précédent, il en appelle à l’éducation, au combat intellectuel, à l’art : « Vous en appelez au trans-humain ? J’en appelle au très-humain. Ce qu’un Nietzsche bien compris appelait, lui, le sur-humain. » [Page 205]

Superintelligence ou Singularité, « mort de la mort » ou peuplement de Mars, peu importent l’énormité et le ridicule des prédictions, leur vocation n’est pas d’être réalistes. Elle est d’imposer des imaginaires dominants et d’ancrer des hyperstitions. Les Silicon leaders sont des mythocrates. [Page 211]

Nous autres écrivains et scénaristes de SF, que nos supports soient le roman, la bande dessinée, le jeu vidéo, le long-métrage ou la série, nous travaillons aussi le futur, mais en artisans. Et plus finement encore : en mythopètes. […] Que l’écrivain déploie une écriture qui fasse bruisser les désirs des liens dans son tissage […] Si j’ose le jeu de lettres, le connectif a coupé net la double aile du collectif pour lui greffer à la place sa double haine – de soi et des autres. [Page 212]

Lorsqu’on écrit, on se figure couramment que résister revient à argumenter. Ca n’a jmais suffit. Résister n’est pas davantage émouvoir, alerter ou faire peur. Résister consiste à réssusciter le désir. [Page 223]

Vallée du silicium selon Alain Damasio

« L’Amérique n’est ni un rêve, ni une réalité, c’est une hyperréalité. C’est une utopie qui dès le début s’est vécue comme réalisée. Tout ici est réel, pragmatique, et tout vous laisse rêveur. » Jean Baudrillard, Amérique.

La citation de Baudrillard est la première phrase du récent essai d’Alain Damasio, Vallée du silicium. Elle n’est pas sans me rappeler un autre brillant essai, Travels in Hyperreality cette fois d’Umberto Eco. L’Amérique serait un mélange de non lieu, sans Histoire, sans racines et de réalité la plus crue, matérialiste où la culture a un rôle des plus faibles, du moins la culture élitiste, pas la culture populaire.

Le livre d’Alain Damasio n’est pas très gai. Son analyse est nuancée mais le constat sans appel : « Mon hypothèse est la suivante […] ce qui manque c’est le lien. La capacité à lier. L’empathie et la sympathie minimales. La faculté hautement humaine, mais aussi pleinement mammifère, à pouvoir souffrir et sentir avec. La faculté à pouvoir être traversé par cette détresse, à la recevoir plein corps, au point de ne plus pouvoir la tolérer sans agir. » [Page 102-103]

Je vais revenir sur quelques unes de ses citations, mais ce matin j’ai repensé à cette bêtise qui consiste à dire que « Les Etats-Unis innovent, la Chine copie et l’Europe régule. » En réalité l’Europe essaie encore et toujours de protéger les plus faibles, l’Amérique et la Chine n’en ont cure. Mais ce constat moral ne changera sans doute rien aux folles poussées.

Je reviens donc à Damasio. A travers des rencontres, le romancier nous décrit un monde étonnant et son style créatif permet des sorties fulgurantes…

La Cathédrale Apple ou La Forteresse Apple ?

Damasio consacre le premier chapitre à Apple dont il essaiera en vain de visiter The Ring, l’Anneau l’Apple Park qui a tout d’une forteresse. Il y est pourtant accompagné de Fred Turner que j’ai mentionné de nombreuses fois ici. Il souhaitait parler en direct à IAvhé. [Page 12]

« Pourtant tout Apple y est : sa fausse ouverture et sa coolitude factice sous les atours d’une complicité d’étudiant. » […] Fred Turner est formel : il existe des cultures différentes, bien marquées que la visite des campus d’entreprises rend directement lisibles. […] Nous sommes [chez Apple] à l’opposé du logiciel libre, de l’open source et du partage. […] Fred Turner a ces mots : This is an entirely closed universe pretending to be open. » [Pages 20-22]

Dans sa version première, encore active, le campus de Google, à l’inverse, se traverse et se livre sans chichi. Il est de taille ordinaire, on y circule facilement. Pour un peu, il nous rappellerait que l’architecture peut être collégiale. [Page 25]

La ville aux voitures vides ?

Si le premier chapitre n’était pas gai, le deuxième est assez terrifiant. En voici quelques exemples :

« Il me faut tout son œil expert [celui de Fred Turner] pour me pointer les appartements communautaires où les Mexicains vivent à trois familles, repérer les logements sociaux, révéler ces maisons construites sur des nappes polluées qu’on surélève pour ne plus qu’elles s’y enfoncent et débusquer près d’El Camino la longue rangée discrète de camping-cars, de fourgonnettes et de camions où des travailleurs pourtant regular, c’est à dire dûment payés chaque mois, en sont réduits à habiter, face à l’explosion des prix immobiliers dans la vallée. » [Page 36]


Les camping-cars sur El Camino Real (extraits de Google Street View sur plusieurs années)

« Dans un univers ultra-individualisé tel que la Silicon Valley, la vie publique est inexistante et les rares moments de rencontre ont lieu dans les maisons. Les centre villes ne rassemblent personne, la voiture est bien davantage qu’un outil pour se déplacer : c’est un espace. Un territoire intime. C’est là où tu travailles, téléphones, échanges, manges, séduis, écoutes un podcast, déprimes et dors même quelquefois. » [Page 38] Alain Damasio va très loin pour nous rappeler ce mythe de la voiture avec Sur la route, Easy Rider, Mad Max, Thema et Louise et dans cette tradition qu’il voit Waymo, Uber et Tesla qui contribuent « à une virilité qui s’enfuit » [Pages 40-45]

Le chapitre se termine par une hallucinante « novella » dont le « héros » est Tom Kalanick. Mais il va encore plus loin aussi dans son analyse politique : « Songez à [ce que sont les implications d’utiliser Uber « Uber über alles »]. Vous alimentez un esclavage à la puissance deux.
Le premier esclavage est classique. Il tient à l’économie de la désintermédiation, qu’on a pompeusement rebaptisée la disruption alors qu’elle n’est qu’une corruption profonde du travail. Il consiste à extorquer honteusement une plus-value excessive sur le travail épuisant des chauffeurs. 30% pour faire tourner une plateforme ?
Le second est plus nouveau, plus subtil, plus horrible aussi. Il consiste à éduquer et à former malgré vous, en roulant, les machines qui vont voler votre emploi. […] L’ère de l’information semble fluide et légère. […] Elle impose ses normes. Elle est féroce. Elle algo-rythme. […] Des serf-made man » [Pages 46-48]

Les corps

Entre le metavers (« à distance réseaunable » [Page 85]), les données multiples pour monitorer et maintenir les corps en bonne santé et les fantasmes transhumanistes d’immortalité, le corps est lui aussi un rêve et une réalité. « Big Mother is washing you.«  [Page 70]

Damasio attaque à nouveau ! « La frontière est l’autre nom de la peur » […] Moi, j’aime [les sociétés] qui fabriquent des ponts. […] Alors quelque chose, avec les autres, peut se passer. Générosité, chaleur complice, excitation, amitié d’un jour, idées déroutantes, émotions, événements ? Se passer, oui, des unes aux autres, dans tous les sens du terme. Il y a encore des mots de passe sous les mots d’ordre. » [Page 91]

Tenderloin – tendre loin

« Au mitan des années quatre-vingt, Ronald Reagan a trouvé « awful » (horribles) les hôpitaux psychiatriques si bien qu’il les a fermés. Tout simplement. Pourquoi s’emmerder ? Dehors les barjots ! Depuis, des quartiers comme Tenderloin font office de psychoparc libertarien que personne n’est plus apte à gérer ni à soigner. Quand j’en ai parlé aux cadres français de la vallée du silicium, ils m’ont répondu que la municipalité de San Francisco dépense pourtant 80’000 dollars par homeless et par an, sans résorber le flux d’addiction et de folie, juste pour éviter que ça n’explose. » [Page 95] Le sujet a été abordé également par le New Yorker dans What Happened to San Francisco, Really?

Damasio a une explication à cet échec. je l’ai écrite plus haut et je la répète: « Ce qui manque c’est le lien. La capacité à lier. L’empathie et la sympathie minimales. La faculté hautement humaine, mais aussi pleinement mammifère, à pouvoir souffrir et sentir avec. La faculté à pouvoir être traversé par cette détresse, à la recevoir plein corps, au point de ne plus pouvoir la tolérer sans agir. » [Page 102-103]

« En réalité, sa seule unité collective (hors famille) qui a permis à ces individus de ne pas finir atomisés a été et reste la communauté. Communauté de voisinage, de quartier, parfois réunie autour d’un église ou d’une école, communautés agrégées par ethnie, par langue, par culture, par préférence genrée, par statut…. Communautés que les réseaux sociaux, ironiquement, on finalement copiées et reproduites parce qu’elles étaient le seul modèle de lien acculturé aux Etats-Unis. […] Les GAFAM n’ont pas tué les liens, ne les ont pas tranchés au couteau ou à la hache. C’est bien pire, plus efficace et plus subtil que ça, et surtout, ça n’a pas été explicitement conçu ni voulu comme ça. Ca sonne plutôt comme le dégât collatéral d’une guerre qui n’a même pas eu lieu. Ils ont dévitalisé ces liens. » [page 108-109]

J’ai mis depuis le début de ce post en gras et italique les mots que Damasio invente ou joue avec. A la page 105, il écrit « nous nous sommes laisser cybercer dans la douceur de cette illusion, sinon cyberner. »

Pour finir ce premier post sur la Vallée du silicium, je me sens obligé d’ouvrir une brève parenthèse. L’empathie est en effet un mot rarement employé dans le monde des startup et dans ce blog. Pourtant il m’est arrivé de le toucher du doigt, par exemple quand j’ai mentionné la philosophe Cynthia Fleury et son sujet du soin (le « care »). J’aurais dû mentionner aussi David Graeber, auteur entre autres de Bullshit Jobs et de Au commencement était. Peut-être un autre article de blog. Mais je vais d’abord poursuivre la lecture de Damasio et voir si la suite et aussi stimulante…