Le monde des startup représente l’essentiel de ma vie professionnelle depuis bientôt 30 ans. Je le connais sans doute trop bien et en plus je lis presque tout ce qui me passe sous la main. Alors je me dois de découvrir un ouvrage qui a pris pour titre ce sujet. Marion Flécher est Maîtresse de conférences en sociologie à l’Université de Paris Nanterre et son ouvrage, Le monde des startup, semble être le produit de sa thèse de doctorat, intitulée Le monde des start-up, le nouveau visage du capitalisme ? Enquête sur les modes de création et d’organisation des start-up en France et aux Etats-Unis.

Marion Flécher vient de publier un post sur LinkedIn pour la sortie de son ouvrage. Elle était aussi l’invitée de Guillaume Erner hier matin sur France Culture.
Vous l’avez peut-être compris, je n’ai pas encore lu l’ouvrage mais je vais le faire dès que je l’aurai reçu. Je suis toujours un peu partagé quand je lis des analyses critiques de ce monde et de la Silicon Valley en particulier. Voici ce que la maison d’édition publie sur la page du livre : L’ouvrage confronte les promesses portées par la start-up (success story, méritocratie, flexibilité) à la réalité du terrain (taux d’échec, licenciements massifs, pression à la performance, burn-out). Depuis une quinzaine d’années, les jeunes entreprises innovantes regroupées sous le terme de « start-up » occupent une place croissante sur la scène médiatique et politique. Symboles de modernité et du capitalisme 2.0, elles sont érigées comme un véritable modèle économique et organisationnel. Comment comprendre cet engouement ? (…) Écartant la figure mythique du self-made man, elle met en lumière la réalité de ce monde social et cerne le profil de ceux, et plus rarement de celles, qui se lancent dans la création de start-up et se revendiquent de cette étiquette. Alors qu’elles prétendent rompre avec la rigidité hiérarchique des firmes classiques, les start-up proposent un nouveau visage du capitalisme dont les airs plus doux et plus colorés lui ont permis de se relever de ses critiques. À l’ère du numérique et des nouvelles technologies, que viennent-elles présager de l’avenir du travail ?
Je suis partagé pour deux raisons :
– la première raison est qu’il me semble que la France est passée d’une méconnaissance abyssale de ce monde à une critique sans doute juste mais sévère de ses excès.
Il y a une dizaine d’années déjà, le professeur Libero Zuppiroli critiquait avec brio les promesses non tenues de l’innovation dans Les utopies du XXIe siècle. Quelques années auparavant, il m’avait titillé sur le fait que les startup ne représentaient pas grand chose. Ce fut l’occasion d’un autre post.
Il avait raison, pour l’Europe du moins, au point que ni la France ni l’Europe n’ont généré de véritable success story. Mon précédent post célèbrait la semaine dernière un succés de l’EPFL à 3 milliards de dollars et les Criteo, Mistral et autres sont tous de taille modeste par rapport aux monstres que sont devenus les GAFAMs. SAP, Spotify, ARM et quelques autres seulement en Europe peuvent être comparés aux succès américains. Je suis donc parfois tiraillé dans la comparaison et la critique de deux continents qui ont peu à voir. La France est passée très pour ne pas dire trop rapidement d’une méconnaissance à une critique de ce monde sans en comprendre les raisons de l’attrait et du succès.
– la seconde raison est que cette critique existe depuis longtemps et que je m’attriste que la communication l’emporte sur l’information. Les startup n’ont jamais été un paradis, ce sont rarement des entreprises libérées si bien que le story telling a transformé quelques exceptions en modèle universel.
Ainsi en 1986 dans Startup fever, on pouvait lire “The Silicon Valley has been called “one of the last great bastions of male dominance” by the local Peninsula Times Tribune. […] They are under-represented in management and administration. Few women have technical or engineering backgrounds. […] Why there are few women in positioning of responsability in Silicon Valley is complex and puzzling. Until recently, the overwhelming majority of engineering graduates were men. […] Scientific and engineering professionals in the finance community and in start-ups are likely to be men: these power-brokers rely exclusively on their personal networks. […] Twenty of the largest publicly held Silicon Valley firms listed a total of 209 persons as corporate officers in 1980; only 4 were women. The board of directors of these 20 firms include 150 directors. Only one was a woman: Shirley Hufstedler, serving on the board of Hewlett-Packard.” But the authors are optimistic: they explain that any woman with a technical background or an interest in high-tech has opportunities: “A Martian with three heads could find a job in Silicon Valley. So for women with a technical background, it’s terrific. […] An exception to masculine dominance is Sandy Kurtzig. “I wanted to start in a garage like HP, but I didn’t have one. So I started in a second bedroom of my apartment.” At first, Kurtzig did sales, bookkeeping and management of her start-up. As long as she had only five or six employees, they worked out of her apartment. It went into rapid growth and had annual sales in 1982.”
Et que dire de l’analyse de Anna-Lee Saxenian en 1999 : « In 1979, I was a graduate student at Berkeley and I was one of the first scholars to study Silicon Valley. I culminated my master’s program by writing a thesis in which I confidently predicted that Silicon Valley would stop growing. I argued that housing and labor were too expensive and the roads were too congested, and while corporate headquarters and research might remain, I was convinced that the region had reached its physical limits and that innovation and job growth would occur elsewhere during the 1980s. As it turns out I was wrong.” En revenant sur la phrase écrite plus haut (La France est passée très pour ne pas dire trop rapidement d’une méconnaissance à une critique de ce monde sans en comprendre les raisons de l’attrait et du succès), je crois qu’il faut lire et relire les remarquables ouvrages de la professeure Saxenian (Regional Advantage, The New Argonauts). Elle a su expliquer les raisons de ces attraits et succès qui se perpétuent aujourd’hui malgré les excès.
J’en suis arrivé à ces compromis que le grand Bernard Stiegler m’avait aidé à développer :
– dans un post de 2016, Le monde est-il devenu fou? Peut-être bien…, j’écrivais que la thèse principale de Stiegler est que le capitalisme est devenu fou et que l’absence de régulation, de freins peut vous conduire vers la folie. La « disruption » peut avoir du bon quand elle est suivie d’une phase de stabilisation.
– la même année dans Disruption et folie selon Bernard Stiegler, je notais que En Grèce ancienne, le terme de pharmakon désigne à la fois le remède, le poison, et le bouc-émissaire. Le médicament devient nocif si consommé en excès…
Je vais donc lire avec curiosité l’ouvrage de Marion Flécher et vous écrirai dans un post prochain si j’ai trouvé matière à résignation ou à optimisme vis à vis du Monde des startup.
Post-scriptum: je me demande régulièrement la nature du rapport en France de la société avec les sciences et la technologie. Toutes les déviances de la technologie sont claires et je les mentionne régulièrement ici, je pense par exemple à Technocritiques par François Jarrige. Je ne suis pas sûr que la critique soit aussi sévère pour les sciences ou les mathématiques comme si elles étaient plus neutres. On entend moins souvent qu’il y a eu très peu de femmes Médailles fields : 2 lauréates en 2014 et 2022 pour 80 lauréats depuis 1936.
Les sciences dans les média sont un parent pauvre, les journalistes généralistes voire les intellectuels français ont une culture scientifique assez déplorable. Les sciences attirent peu les filles ou du moins en sont-elles dissuadées pour des raisons complexes. Ce n’était pas le cas dans les ex-pays de l’Est (qu’elles qu’en soient les raisons). Le rapport à la technologie et donc à l’innovation et aux startup en est peut-être une conséquence, ou une simple corrélation. Cela peut expliquer une part de ma tristesse ou de ma frustration, même si je ne perds pas mon enthousiasme. Et dans ces moments-là me revient la citation de Churchill, le succès c’est aller d’échec en échec sans perdre son enthousiasme.
Deux références.
– Mathématiques : deux femmes récompensées depuis 1936 : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/03/20/mathematiques-deux-femmes-recompensees-depuis-1936_5438858_4355770.html
– Maryna Viazovska, deuxième femme lauréate après Maryam Mirzakhani : https://information.tv5monde.com/terriennes/medaille-fields-maryna-viazovska-deuxieme-femme-laureate-apres-maryam-mirzakhani-2933























