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Le Monde des Startup par Marion Flécher (suite)

Dans mon post du 8 novembre, j’avais promis de « lire avec curiosité l’ouvrage de Marion Flécher et d’écrire un post pour y dire en particulier si j’ai trouvé matière à résignation ou à optimisme vis à vis du Monde des startup. » Je vais dire les deux ! L’ouvrage est en effet excellent et décrit à merveille les différences entre la France (qui a essayé de se revendiquer Startup Nation) et la Silicon Valley (qui n’a jamais ressenti le besoin d’une telle affirmation).

La difficulté de définir le mot « startup »

Le cœur du livre n’est pas la comparaison entre les deux régions, mais plutôt ce qu’est le monde français des startup, je vais y revenir. Dans son introduction, elle explique la difficulté à définir le mot au point d’écrire : « Faire des start-up mon sujet d’étude n’allait pas de soi. […] On m’invitait à utiliser des termes alternatifs comme ceux d’entreprises innovantes, d’entreprises technologiques ou d’entreprises à forte croissance » [page 16]. Par une analogie lumineuse, elle ajoute « comme pour le monde de l’art dans lequel les acteurs passent leur temps à essayer de déterminer ce qui est de l’art et ce qui ne l’est pas, c’est en observant la façon dont un monde opère ces distinctions et non en essayant de les opérer nous mêmes que nous commençons à comprendre ce qui se passe dans ce monde-là » [page 20]. Sans citer nommément Steve Blank, à travers un sondage effectué auprès d’entrepreneurs qui lui donneront une multitude de définitions, elle mentionne presque ma définition préférée : « une organisation temporaire à la recherche d’un modèle économique répétable et scalable ».

La Silicon Valley, cœur des startup

En décrivant dans son premier chapitre la Silicon Valley, région qui a vu émerger le semi-conducteur, le micro-processeur, le micro-ordinateur, le logiciel, l’internet, les réseaux sociaux, (et finalement l’intelligence artificielle qui n’a pas encore émergé quand elle fait son travail de recherche), Marion Flécher montre que la région a été le cœur d’une révolution qui va plus loin que l’innovation technologique. Celle-ci est « accompagnée d’innovations d’ordre organisationnel et managérial qui ont entrainé une profonde redéfinition idéologique de l’entreprise » [page 52].

Pourtant, elle montre qu’il est tout aussi difficile de donner le moment de leur apparition qu’une définition des startup. « Pour beaucoup d’historien·es et d’ethnologues spécialistes de la Silicon Valley, c’est l’invention du microprocesseur par Intel qui constitue le véritable point de départ de l’essor technologique de la région et de sa montée en puissance » [page 39]. Elle n’oublie pas pour autant de noter l’importance de Hewlett-Packard (fondée en 1939) ou de Fairchild (fondée en 1957) dans cette double révolution, y compris le développement du travail par projet, en petites équipes, le bouleversement des codes vestimentaires et la mise en place de nouvelles structures incitatives [pages 52-53]. La complexité des origines de la région vient aussi de l’existence d’autres influences non négligeables comme le logiciel libre et la culture du « Do It Yourself » [pages 55-56] et d’une diversité d’acteurs majeurs que sont les fonds de capital-risque, l’Etat fédéral et les entreprises elles-même. Un monde comme l’auteur le décrit, un écosystème.

Autre difficulté abordée par Marion Flécher, du moins pour le passionné de la Silicon Valley que je suis : quand le mot startup est-il apparu ? « Le terme start-up semble avoir été employé pour la première fois en 1976, dans un article du magazine Forbes, pour désigner les jeunes entreprises technologique de la Silicon Valley » [Note de l’auteur : The Unfashionable Business of Investing in Startups in the Electronic Data Processing Field]. « Le terme start-up company qui associe la start-up à un type d’entreprise singulier apparaît un an plus tard dans un article intitulé « An Incubator for Startup Companies, Especially in the Fast-growth, High Technology Fields » publié dans Business Week en 1977. » Et l’auteur d’ajouter que le terme prendra sa signification actuelle et se diffusera dans le monde entier lors des années 90, même si ce modèle d’entreprises peut remonter aux années 1940. NB : je confirme à travers un article blog Quand le mot « start-up » a-t-il été utilisé pour la première fois ?


Scan de la figure 2 [page 43] : Chronologie des principales entreprises technologiques de la Silicon Valley. J’ai encerclé à la main deux éléments lors de ma lecture. Ma surprise de ne voir qu’un fondateur pour eBay, je pensais que Jeff Skoll était un cofondateur, mais apparemment il fut peut-être seulement le premier employé. Et mon autre surprise de voir trois cofondateurs pour Apple ce qui est rarement mentionné. Ronald Wayne est souvent oublié. Et puis une note sans grand intérêt pour Marion Flécher : Wo[lk]zniak est mal orthographié à la page 41 !

Risque et incertitude

Dans une brève et tout aussi excellente section sur le capital-risque, Marion Flécher explique « qu’à la différence du risque qui renvoie à une situation probabilisable dans laquelle les acteurs peuvent raisonner de manière rationnelle […] , l’incertitude renvoie à une situation dans laquelle le degré de singularité est tel qu’elle ne peut-être comparée à aucune autre. En portant des innovations de rupture, les entrepreneurs de la Silicon Valley créent des situations d’incertitude radicale dans lesquels les acteurs ne peuvent émettre que des jugements spéculatifs » [page 46]. On comprend pourquoi le terme [ad]venture capital et très différent du terme capital-risque en France (ce qui est dans doute révélateur de mondes dissemblables). « Néanmoins ces acteurs disposent de ressources qui leur permettent de transformer l’incertitude d’une situation en un risque probabilisable. Leur activité requiert tout d’abord une bonne connaissance du milieu technique qui leur permet d’évaluer les perspectives de croissance des projets. La plupart des investisseurs […] sont ainsi bien souvent d’anciens ingénieurs ou entrepreneurs » [page 47]. C’est sans aucun doute une autre différence majeure entre la Silicon Valley et la France.

Puisque je parle de surprises personnelles dans le commentaire de la figure ci-dessus, j’en profite pour quelques commentaires personnels de plus (autant pour moi que pour l’auteur ou le possible lecteur !)
– aucun doute le monde des startup est une nouvelle illustration du capitalisme et cela a sans doute été mal compris. Les startup n’ont jamais été des entreprises libérées, le syndicalisme y est très rare pour ne pas dire mal accueilli. J’avais déjà mentionné ce point dans mon premier post.
– Marion Flécher donne de l’importance à la propriété intellectuelle (logiciels propriétaires de Microsoft, brevet d’Intel sur le microprocesseur) donnant des quasi-monopoles favorisés par un état qui « semble avoir implicitement soutenu la concentration du marché » [page 49]. Pourtant c’est bien l’État qui avait obligé Bell Labs à accorder des licences sur le transistor dont la société détenait le brevet. Intel a certes eu le quasi-monopole du micro-processeur même si IBM et AMD furent de vrais concurrents. Mais la compétition dans de nouveaux secteurs a fait d’Intel un acteur déclinant ces dernières années (télécommunications, intelligence artificielle). Je dirais plutôt que l’État américain se protège de manière macro-économique en défendant son avance technologique plus qu’il ne protège telle ou telle entreprise individuellement. OpenAi pourrait remplacer Google qui aurait pu remplacer Microsoft comme nVidia ou même AMD pourraient remplacer Intel. Idem pour les téléphones portables. Les USA restent le leader.
– Un autre petit doute : « Entre 1998 et 1999, le venture capital a quasiment doublé en passant de 3,2 milliards à 6,1 milliards de dollars » [page 48]. J’ai l’impression et je peux me tromper que les montants étaient plus important d’un facteur 10 environ et que ces montants correspondent plutôt aux années 80.
– Enfin je vois confirmée une impression personnelle sur la diminution du nombre d’entrées en bourse : la Silicon Valley comptabilisait 417 Ipo en 2000 contre seulement 14 en 2021 [Page 51]. En effet depuis des années je compile des tables de capitalisation et je rêvais d’arriver au nombre de 1000 rapidement mais l’asséchement des IPOs ralentit mon ambition… Par contre les acquisitions M&As semblent toujours aussi prospères puisque Marion Flécher mentionne plus de 90 acquisitions par Facebook depuis sa création (voir mes posts sur Cisco, Google. Une startup n’a peut-être vocation à devenir une entreprise pérenne mais il est possible aussi que la concentration monopolistique mentionnée plus haut soit à un sommet…

La France, une nation de start-up ?

C’est le titre du chapitre 2. Et la deuxième page de ce chapitre inclut la figure qui suit. On voit aisément que la presse française a commencé à s’intéresser au sujet lors de la bulle internet puis à nouveau depuis 2012. Manon Flécher nous explique que cette seconde période n’est pas anodine, date de l’arrivée de Uber et de Airbnb en France mais aussi de la création de BPIFrance et de la French Tech. De manière tout aussi intéressante, l’auteur rappelle que le Général de Gaulle s’était rendu à San Francisco en 1960, Georges Pompidou 10 ans plus tard, François Mitterrand en 1984. L’auteur ne mentionne pas la création de Sophia Antipolis en 1969 dont Paul Graham se moque plus ou moins gentiment (voir mon post en date de 2011). Les présidents Hollande puis Macron sont apparemment des présidents autrement plus impliqués par le sujet.

La France est-elle une startup nation ? La réponse est claire si vous avez lu ce qui précède. Mais le débat est plus profond comme je l’avais indiqué dans Politics vs. Economics: A country is not a Start-up en reprenant Non, la France ne doit pas devenir une start-up. Je ne savais pas ou j’avais oublié qu’Emmanuel Macron avait alors employé le terme d’hyper-innovation. Mais les Cassandre sont inaudibles et l’hyper-communication l’emporte trop souvent sur la réalité et les faits.

Marion Flécher y répond aussi en indiquant que « malgré cet essor, c’est l’État, qui en France reste le principal financeur des start-up » [page 71]. Sa note au bas de la page 69 est révélatrice. « En 2015, les business angels auraient investi un total de 41 millions d’Euros et cela resterait deux fois moins important qu’au Royaume Uni et 2,5 fois moins qu’en Allemagne. […] En 2023, le Royaume Unis continue de devancer les autres pays européens avec 307,4 millions d’Euros investis par les business angels contre 198,5 millions pour l’Allemagne et 142,5 millions pour la France. » BPIFRance c’est deux milliards d’investissements directs au capital des entreprises [page 72].

Mon post est déjà trop long et cela tombe bien j’en suis là de ma lecture du Monde des startup. Pourtant je n’ai pas commencé le sujet de fond qu’est la sociologie des startupeur·euses. Une suite bientôt !

Post-scriptum : sur un autre sujet connexe, je viens d’acheter Palo Alto: A History of California, Capitalism, and the World dont une des critiques dit « L’histoire la plus complète – et la plus incendiaire – de ce lieu qu’il nous sera sans doute jamais donné de connaître. Une critique acerbe et sans concession, aussi bien écrite que surprenante et, parce que l’histoire a tendance à se répéter, de plus en plus urgente. Vous ne regarderez plus jamais Stanford, les entreprises technologiques emblématiques comme Hewlett Packard, ni même la Silicon Valley de la même façon. Moi non plus. » (“The most comprehensive — and incendiary — history of the place that we’re ever likely to get. A sweeping and unsparing critique, it’s also well written, frequently surprising and, because history tends to rhyme, increasingly urgent. You may never think about Stanford, iconic tech companies like Hewlett Packard or, indeed, the Valley itself the same way again. I won’t.” LOS ANGELES TIMES)

L’introduction me hante déjà : l’auteur y promet d’expliquer que les habitants de Californie, de la Silicon Valley et de Palo Alto n’ont pas tous oublié les fantômes qui les entourent et sans lesquels la région n’aurait pas pu être ce qu’elle est devenue… A suivre aussi !

13 novembre 2015 – 13 novembre 2025

Journée émouvante. Difficile d’en dire beaucoup plus. Hier Augustin Trapenard célébrait la libération de l’écrivain Boualem Sansal. Ce matin sur France Culture, François Molins a rappelé que la définition du terrorisme n’est pas la même selon les États. En France : « une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ». D’autres États enferment écrivains et artistes et simples citoyens qui n’ont jamais utilisé ni la terreur ni l’intimidation.

Dimanche, autre émotion, j’ai découvert l’exposition du Musée Carnavalet. J’ai cru comprendre qu’un nouveau musée était en projet, et je découvre le projet de Musée-Mémorial du Terrorisme. En attendant, voici quelques photos prises dimanche et comme il y est question de Street Art, je suis allé revoir ce matin le travail tout aussi émouvant de Morèje sur les victimes de Charlie.

Les cinq de Charlie par Morèje

David Graeber, Au commencement était & Bullshit Jobs

Ce post n’a rien à voir avec le monde des startup. David Graeber était un anthropologue américain auteur de Bullshit Jobs et co-auteur de Au commencement était deux livres aussi étonnants que stimulants.

L’auteur est « l’un des intellectuels les plus influents du monde anglo-saxon », il peut-être qualifié d’anarchiste ou de libertaire, très à gauche avec une grande méfiance des institutions centralisées et de la politique. Je vais me contenter de recopier le résumé de ces deux ouvrages qui sont parmi les plus passionnants que j’ai lus ces dernières années.



Depuis des siècles, nous nous racontons sur les origines des sociétés humaines et des inégalités sociales une histoire très simple. Pendant l’essentiel de leur existence sur terre, les êtres humains auraient vécu au sein de petits clans de chasseurs-cueilleurs. Puis l’agriculture aurait fait son entrée, et avec elle la propriété privée. Enfin seraient nées les villes, marquant l’apparition non seulement de la civilisation, mais aussi des guerres, de la bureaucratie, du patriarcat et de l’esclavage.
Ce récit pose un gros problème : il est faux.
David Graeber et David Wengrow se sont donné pour objectif de « jeter les bases d’une nouvelle histoire du monde ». Le temps d’un voyage fascinant, ils nous invitent à nous débarrasser de notre carcan conceptuel et à tenter de comprendre quelles sociétés nos ancêtres cherchaient à créer.
Foisonnant d’érudition, s’appuyant sur des recherches novatrices, leur ouvrage dévoile un passé humain infiniment plus intéressant que ne le suggèrent les lectures conventionnelles. Il élargit surtout nos horizons dans le présent, en montrant qu’il est toujours possible de réinventer nos libertés et nos modes d’organisation sociale.
Un livre monumental d’une extraordinaire portée intellectuelle dont vous ne sortirez pas indemne et qui bouleversera à jamais votre perception de l’histoire humaine.

Extrait du site web de l’éditeur Les liens qui libèrent.

Dans la société moderne, beaucoup d’employés consacrent leur vie à des tâches inutiles et vides de sens. C’est ce que David Graeber appelle les «bullshit jobs» – ou «jobs à la con». L’auteur en cherche l’origine et en détaille les conséquences : dépression, anxiété, effondrement de l’estime de soi… Il en appelle à une révolte du salarié moderne ainsi qu’à une vaste réorganisation des valeurs, qui placerait le travail créatif et aidant au cœur de notre culture et ferait de la technologie un outil de libération plutôt que d’asservissement… assouvissant enfin notre soif de sens et d’épanouissement.
Extrait du site web de l’éditeur

Vallée du silicium selon Alain Damasio (la suite)

Si j’ose le jeu de lettres, le connectif a coupé net la double aile du collectif pour lui greffer à la place sa double haine – de soi et des autres. Que l’écrivain déploie une écriture qui fasse bruisser les désirs des liens dans son tissage. Alain Damasio, Vallée du Silicium, page 212.

Je continue donc ma lecture du passionnant Vallée du silicium d’Alain Damasio. Le premier post est ici.

Windows Into the Tenderloin

Je m’étais arrêté page 111 au moment o% Damasio décrit sa fascination pour la fresque de Mona Caron Windows Into the Tenderloin. Le tryptique dont l’un s’appelle One Way et un autre Another Way « envisage un avenir alternatif, une autre façon pour leur communauté d’exister ».

Love me Tender-Loin

Dans ses échanges avec des entrepreneurs et développeurs de la région, Damasio nous rappelle des (non-)évidences : « Nous sommes dirigés par l’innovation technologique, c’est la tech possible qui nous leade. On invente puis on avise. C’est seulement ensuite qu’on cherche à savoir à quoi ça pourra servir et surtout comment faire du fric avec. » [page 135]

« Il nous faudrait des comités d’éthique » pour nos inventions, en amont comme en aval, suggère [Chris]. Se poser la question des répercussions sociales, psychologiques ou politiques de nos découvertes et des techs que nous imposons à la société. Il a tout à fait raison. Mais toute la culture californienne s’oppose frontalement à ça : la quête féroce du profit, l’exigence de vitesse qu’elle implique, le « Winner takes all » qui l’intensifie encore, l’inanité éthique de l’Etat… Les produits seont commercialisés avant même qu’on ait pu réfléchir à leurs impacts. Rien de fatal là-dedans : juste une pure démission collective à tous les niveaux. [page 137]

En creusant, je découvre qu'[Arnaud] est stoïcien, comme beaucoup de dirigeants de la Silicon Valley depuis que Marc Aurèle et ses pensées guident ceux qui veulent discriminer ce qui dépend d’eux et ce qui n’en dépend pas. Très pratique, le stoïcisme en monde individualiste. Mal vulgarisée, cette philosophie recèle des contresens commodes : elle nettoie beaucoup de culpabilités. Gaza s’effondre sous les bombes ? Ca ne dépend pas de moi. Over [Page 139]

Il faut sans doute lire et relire sa théorie du problème à quatre corps. Le second est l’affreux jumeau numérique. Le troisième est le décorps, le rejet de la chair. « On fonce dans le décorps » écrit Damasio page 145. Page 148, il nomme le deuxième le Raccorps. Mais il voit une quatrième façon d’être au monde, l’Accorps, qu’il aurait pu appeler l’inconscient, le corps des actes manqués, qui produit des effets sans prévenir, qui nous rend amoureuses, malades ou folles. Génial Damasio !

Trouvère, le programmeur en artiste

Le sixième chapitre est une chose que j’ai peu lue : la description de l’informaticien, enfin plutôt le codeur, le développeur, le programmeur comme un créatif.

« Les grands mathématiciens sont toujours des créateurs, en ceci qu’ils affrontent des problèmes que ersonne avant eux n’avait eu, non pas l’intelligence, mais ma créativité de pouvoir résoudre. Parce qu’on ne les résout pas avec les techniques déjà existantes, ces problèmes, en appliquant équations, théorèmes ou routines de calcul. Il faut inventer. Il faut trouver autre chose. Et cela nécessite un saut qualitatif insu, une trouée subite dans le mur du déjà-calculé, du sagement déduit. […] « Qu’est-ce que dessiner ? Comment y arrive-t-on ? » se demande Antonin Artaud, qui répond en ventriloque avec les mots de Van Gogh […] : « C’est l’action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible, qui semble se trouver entre ce que l’on sent et ce que l’on peut. Il ne sert à rien d’y frapper fort, on doit miner ce mur et le traverser à la lime, lentement et avec patience à mon sens. » […] Dessiner un programme a quelque chose à voir avec ce mur invisible que je me figure en monolithe de données liquides dressé verticalement entre le programmeur et ce qu’il peut en faire s’il parvient à le traverser. […] On reconnait volontiers un artiste à la manière dont il évoque sa matière première, puis la malaxe. [Pages 164-166]

Damasio nous parle de Gregory Renard un développeur qui cracke comme les hackers sa matière immatérielle, un trouvère du bricolage actif qui donne sa langue au chat [Page 172] en bon spécialiste du NLP (TAL en français) et qui selon Damasio a cette phrase magnifique : « On n’est jamais le contemporain de son temps. » (et mystérieuse pour moi !) [Page 176] « Greg est plus qu’un artiste : c’est un artisan. Un artisan total, qui fabrique à la fois ses propres machines, sa propre matière et sa façon unique de les solliciter. » [Page 176] J’ai l’impression de lire ce qu’on disait de Steve Wozniak, le concepteur des premiers Apple.

« Sa vision m’a obligé à nouveaux frais cette question simple. Qu’est-ce que serait, qu’est ce que c’est, une technologie positive ? »
> C’est d’abord une technologie qu’on puisse constamment bidouiller, hacker, transformer et personnaliser selon ses besoins. [Je retrouve la conception du bricolage, du « tinkering » qui serait une des racines de la Silicon Valley] […]
> C’est encore une technologie avec laquelle on dialogue, on hybride ses pratiques. […]
> C’est encore une technologie politique, jamais neutre. […]
> C’est enfin un rapport à la technologie qui a compris qu’au cœur de tout échange avec elle se tient d’abord le langage, les langages. […] transmettre ses compétences, ciseler l’information transmise. [Pages 184-86]

« Notre agacement face à la capitale mondiale de la Tech tient sans doute à notre dépendance, mâtinée d’impuissance, vis-à-vis des choix socio-techniques qu’elle opère à notre place et « pour notre bien ». Elle les opère en outre à partir d’une vision du monde qui demeure pour une écrasante majorité, celle de mâles, pour 80%, à crâne d’œufs (j’entends asiatique ou européen, jaunes et blancs), à plus de 90%, tandis que Latinos et Afro-Américains sont cantonnés aux rôles de vigiles, de concierges ou d’agents d’entretien. Heureux les Silicon Valets car le Royaume du Mieux est à eux ! Heureux les Affligés car ils seront consolés. A ces biais sexistes, sociaux et raciaux, se superpose un libertarisme féroce, qui couple individualisme de compétition et capitalisme total, quand il ne les explique pas. Le sociologue Olivier Alexandre le montre bien dans son solide livre La Tech, et il est impossible de ne pas le sentir quand on atterit là-bas : la cellule politique de base de la Silicon Valley n’est rien d’autre que l’entreprise. » [Page 202]

Damasio reste-il optimiste ? Il faut lire le dernier chapitre, Lavée du Silicium, nouvelle de science fiction, pour en juger. Mais dans les pages qui précédent, il en appelle à l’éducation, au combat intellectuel, à l’art : « Vous en appelez au trans-humain ? J’en appelle au très-humain. Ce qu’un Nietzsche bien compris appelait, lui, le sur-humain. » [Page 205]

Superintelligence ou Singularité, « mort de la mort » ou peuplement de Mars, peu importent l’énormité et le ridicule des prédictions, leur vocation n’est pas d’être réalistes. Elle est d’imposer des imaginaires dominants et d’ancrer des hyperstitions. Les Silicon leaders sont des mythocrates. [Page 211]

Nous autres écrivains et scénaristes de SF, que nos supports soient le roman, la bande dessinée, le jeu vidéo, le long-métrage ou la série, nous travaillons aussi le futur, mais en artisans. Et plus finement encore : en mythopètes. […] Que l’écrivain déploie une écriture qui fasse bruisser les désirs des liens dans son tissage […] Si j’ose le jeu de lettres, le connectif a coupé net la double aile du collectif pour lui greffer à la place sa double haine – de soi et des autres. [Page 212]

Lorsqu’on écrit, on se figure couramment que résister revient à argumenter. Ca n’a jmais suffit. Résister n’est pas davantage émouvoir, alerter ou faire peur. Résister consiste à réssusciter le désir. [Page 223]

Vallée du silicium selon Alain Damasio

« L’Amérique n’est ni un rêve, ni une réalité, c’est une hyperréalité. C’est une utopie qui dès le début s’est vécue comme réalisée. Tout ici est réel, pragmatique, et tout vous laisse rêveur. » Jean Baudrillard, Amérique.

La citation de Baudrillard est la première phrase du récent essai d’Alain Damasio, Vallée du silicium. Elle n’est pas sans me rappeler un autre brillant essai, Travels in Hyperreality cette fois d’Umberto Eco. L’Amérique serait un mélange de non lieu, sans Histoire, sans racines et de réalité la plus crue, matérialiste où la culture a un rôle des plus faibles, du moins la culture élitiste, pas la culture populaire.

Le livre d’Alain Damasio n’est pas très gai. Son analyse est nuancée mais le constat sans appel : « Mon hypothèse est la suivante […] ce qui manque c’est le lien. La capacité à lier. L’empathie et la sympathie minimales. La faculté hautement humaine, mais aussi pleinement mammifère, à pouvoir souffrir et sentir avec. La faculté à pouvoir être traversé par cette détresse, à la recevoir plein corps, au point de ne plus pouvoir la tolérer sans agir. » [Page 102-103]

Je vais revenir sur quelques unes de ses citations, mais ce matin j’ai repensé à cette bêtise qui consiste à dire que « Les Etats-Unis innovent, la Chine copie et l’Europe régule. » En réalité l’Europe essaie encore et toujours de protéger les plus faibles, l’Amérique et la Chine n’en ont cure. Mais ce constat moral ne changera sans doute rien aux folles poussées.

Je reviens donc à Damasio. A travers des rencontres, le romancier nous décrit un monde étonnant et son style créatif permet des sorties fulgurantes…

La Cathédrale Apple ou La Forteresse Apple ?

Damasio consacre le premier chapitre à Apple dont il essaiera en vain de visiter The Ring, l’Anneau l’Apple Park qui a tout d’une forteresse. Il y est pourtant accompagné de Fred Turner que j’ai mentionné de nombreuses fois ici. Il souhaitait parler en direct à IAvhé. [Page 12]

« Pourtant tout Apple y est : sa fausse ouverture et sa coolitude factice sous les atours d’une complicité d’étudiant. » […] Fred Turner est formel : il existe des cultures différentes, bien marquées que la visite des campus d’entreprises rend directement lisibles. […] Nous sommes [chez Apple] à l’opposé du logiciel libre, de l’open source et du partage. […] Fred Turner a ces mots : This is an entirely closed universe pretending to be open. » [Pages 20-22]

Dans sa version première, encore active, le campus de Google, à l’inverse, se traverse et se livre sans chichi. Il est de taille ordinaire, on y circule facilement. Pour un peu, il nous rappellerait que l’architecture peut être collégiale. [Page 25]

La ville aux voitures vides ?

Si le premier chapitre n’était pas gai, le deuxième est assez terrifiant. En voici quelques exemples :

« Il me faut tout son œil expert [celui de Fred Turner] pour me pointer les appartements communautaires où les Mexicains vivent à trois familles, repérer les logements sociaux, révéler ces maisons construites sur des nappes polluées qu’on surélève pour ne plus qu’elles s’y enfoncent et débusquer près d’El Camino la longue rangée discrète de camping-cars, de fourgonnettes et de camions où des travailleurs pourtant regular, c’est à dire dûment payés chaque mois, en sont réduits à habiter, face à l’explosion des prix immobiliers dans la vallée. » [Page 36]


Les camping-cars sur El Camino Real (extraits de Google Street View sur plusieurs années)

« Dans un univers ultra-individualisé tel que la Silicon Valley, la vie publique est inexistante et les rares moments de rencontre ont lieu dans les maisons. Les centre villes ne rassemblent personne, la voiture est bien davantage qu’un outil pour se déplacer : c’est un espace. Un territoire intime. C’est là où tu travailles, téléphones, échanges, manges, séduis, écoutes un podcast, déprimes et dors même quelquefois. » [Page 38] Alain Damasio va très loin pour nous rappeler ce mythe de la voiture avec Sur la route, Easy Rider, Mad Max, Thema et Louise et dans cette tradition qu’il voit Waymo, Uber et Tesla qui contribuent « à une virilité qui s’enfuit » [Pages 40-45]

Le chapitre se termine par une hallucinante « novella » dont le « héros » est Tom Kalanick. Mais il va encore plus loin aussi dans son analyse politique : « Songez à [ce que sont les implications d’utiliser Uber « Uber über alles »]. Vous alimentez un esclavage à la puissance deux.
Le premier esclavage est classique. Il tient à l’économie de la désintermédiation, qu’on a pompeusement rebaptisée la disruption alors qu’elle n’est qu’une corruption profonde du travail. Il consiste à extorquer honteusement une plus-value excessive sur le travail épuisant des chauffeurs. 30% pour faire tourner une plateforme ?
Le second est plus nouveau, plus subtil, plus horrible aussi. Il consiste à éduquer et à former malgré vous, en roulant, les machines qui vont voler votre emploi. […] L’ère de l’information semble fluide et légère. […] Elle impose ses normes. Elle est féroce. Elle algo-rythme. […] Des serf-made man » [Pages 46-48]

Les corps

Entre le metavers (« à distance réseaunable » [Page 85]), les données multiples pour monitorer et maintenir les corps en bonne santé et les fantasmes transhumanistes d’immortalité, le corps est lui aussi un rêve et une réalité. « Big Mother is washing you.«  [Page 70]

Damasio attaque à nouveau ! « La frontière est l’autre nom de la peur » […] Moi, j’aime [les sociétés] qui fabriquent des ponts. […] Alors quelque chose, avec les autres, peut se passer. Générosité, chaleur complice, excitation, amitié d’un jour, idées déroutantes, émotions, événements ? Se passer, oui, des unes aux autres, dans tous les sens du terme. Il y a encore des mots de passe sous les mots d’ordre. » [Page 91]

Tenderloin – tendre loin

« Au mitan des années quatre-vingt, Ronald Reagan a trouvé « awful » (horribles) les hôpitaux psychiatriques si bien qu’il les a fermés. Tout simplement. Pourquoi s’emmerder ? Dehors les barjots ! Depuis, des quartiers comme Tenderloin font office de psychoparc libertarien que personne n’est plus apte à gérer ni à soigner. Quand j’en ai parlé aux cadres français de la vallée du silicium, ils m’ont répondu que la municipalité de San Francisco dépense pourtant 80’000 dollars par homeless et par an, sans résorber le flux d’addiction et de folie, juste pour éviter que ça n’explose. » [Page 95] Le sujet a été abordé également par le New Yorker dans What Happened to San Francisco, Really?

Damasio a une explication à cet échec. je l’ai écrite plus haut et je la répète: « Ce qui manque c’est le lien. La capacité à lier. L’empathie et la sympathie minimales. La faculté hautement humaine, mais aussi pleinement mammifère, à pouvoir souffrir et sentir avec. La faculté à pouvoir être traversé par cette détresse, à la recevoir plein corps, au point de ne plus pouvoir la tolérer sans agir. » [Page 102-103]

« En réalité, sa seule unité collective (hors famille) qui a permis à ces individus de ne pas finir atomisés a été et reste la communauté. Communauté de voisinage, de quartier, parfois réunie autour d’un église ou d’une école, communautés agrégées par ethnie, par langue, par culture, par préférence genrée, par statut…. Communautés que les réseaux sociaux, ironiquement, on finalement copiées et reproduites parce qu’elles étaient le seul modèle de lien acculturé aux Etats-Unis. […] Les GAFAM n’ont pas tué les liens, ne les ont pas tranchés au couteau ou à la hache. C’est bien pire, plus efficace et plus subtil que ça, et surtout, ça n’a pas été explicitement conçu ni voulu comme ça. Ca sonne plutôt comme le dégât collatéral d’une guerre qui n’a même pas eu lieu. Ils ont dévitalisé ces liens. » [page 108-109]

J’ai mis depuis le début de ce post en gras et italique les mots que Damasio invente ou joue avec. A la page 105, il écrit « nous nous sommes laisser cybercer dans la douceur de cette illusion, sinon cyberner. »

Pour finir ce premier post sur la Vallée du silicium, je me sens obligé d’ouvrir une brève parenthèse. L’empathie est en effet un mot rarement employé dans le monde des startup et dans ce blog. Pourtant il m’est arrivé de le toucher du doigt, par exemple quand j’ai mentionné la philosophe Cynthia Fleury et son sujet du soin (le « care »). J’aurais dû mentionner aussi David Graeber, auteur entre autres de Bullshit Jobs et de Au commencement était. Peut-être un autre article de blog. Mais je vais d’abord poursuivre la lecture de Damasio et voir si la suite et aussi stimulante…

La recherche scientifique comme acte poétique et révolutionnaire

Être poète ce n’est pas nécessairement écrire – suivant ce régime de précision extrême, de rigueur obsessionnelle, de connaissance et de transgression des règles, qui caractérise le genre littéraire diffus et polymorphe nommé « poésie ». Ce serait, au-delà ou en deçà, un voeu de subversion du banal et de perversion de l’attendu.

En refermant l’hypothèse K d’Aurélien Barrau, j’ai surtout ressenti une fascination pour une analyse provocante de l’état actuel de la science et de sa sœur inséparable, la technologie. Je n’y ajouterai que deux citations à celle qui ouvre ce post (page 202 de l’édition Grasset dans la collection dirigée par Mathieu Vidard.)

Il serait bien trop simple d’opposer la « bonne science », fondamentale, pire, désintéressée, à la « mauvaise science », appliquée, ingénierique, technologique. Peut-être un certain manichéisme est-il légitime face à l’urgence et à l’ampleur de la catastrophe. Mais la ligne de démarcation n’est pas à chercher ici. Elle se dessinerait plutôt entre la science qui sur-affirme le déjà su ou le déjà vu et celle qui fait vaciller les construits et les édifiés. L’essentiel est ici. [Page 104]

La poésie n’intervient pas comme métaphore guillerette mais en tant que dynamique paradigmatique d’une connaissance pointue ouverte sur son propre questionné. Une maîtrise souveraine de la langue qui, pourtant, s’autorise à chaque phrase l’exercice d’une profonde violence à la grammaire comme à la syntaxe. [Page 112]

En refermant l’hypothèse K je n’ai pas eu d’autre choix que de le réouvrir et d’en faire une seconde lecture plus minutieuse, notamment pour noter tous les mots qui m’avaient arrêtés, avec l’intention d’en fournir un lexique à la fin de ce post.

Vous m’avez compris, l’essai d’Aurélien Barrau n’est pas toujours d’une lecture facile. Deux chapitres échappent au constat. « L’exemple » présente l’interprétation relationnelle et assez lumineuse de Carlo Rovelli de la mécanique quantique. Les choses n’existeraient qu’en tant qu’elles interagissent. Le chapitre « L’impossible » rappelle « la posture radicale » et « l’intransigeance acérée » d’Alexander Grothendieck.

Je crois qu’on peut lire Aurélien Barrau comme on peut lire Jón Kalman Stefánsson, pour la simple raison qu’ils illustrent l’importance de la poésie dans un monde qui va courir à sa perte si celle-ci disparait.

PS (avant lexique) : je mélange un peu les choses. Comment un individu peut-il en être amené à penser comme Aurélien Barrau ou Alexander Grothendieck. Et pourquoi certains vont-ils s’opposer farouchement à leurs idées ? Ce matin sur France Culture, une conversation similaire a eu lieu, que l’on peut résumer par son titre Être de droite ? Je vous encourage à écouter l’interview de Laetitia Strauch-Bonart. C’est instructif. IL s’agit sans doute d’une promotion d’un livre puisque le lendemain, on pouvait l’écouter sur France Inter !

Comme il est difficile de (é)changer (sur) les convictions, j’en préfère parfois la littérature. Que dire de cet extrait de la récente prix Nobel de littérature Han Kang ?

L’élément définitif qui décide de la morale des masses populaires n’est pas encore connu. Ce qui est intéressant, c’est qu’un flux éthique spécifique se crée sur place, indépendamment du niveau moral des individus formant la masse. Certaines masses populaires volent, violent et tuent, d’autres acquièrent un altruisme et un courage qu’elles n’auraient jamais atteints individuellement. Selon l’auteur, ce n’est pas que les individus de la seconde catégorie soient particulièrement nobles, mais la noblesse inhérente à l’homme s’exprime grâce à la force d’une masse ; de même, ce n’est pas que les individus de la première catégorie soient particulièrement barbares, mais la bestialité inhérente à l’homme est optimisée à travers la force d’une masse.

LEXIQUE

Aurélien Barrau emploie des mots techniques, des mots rares, on pourra s’en moquer ou apprécier. Il emploie deux fois « Holistique » qui est l’un des mots que j’ai de plus en plus de mal à entendre tant il me semble galvaudé. Mais les autres le sont moins, je vous laisse juger. Les pages font à nouveau référence à l’édition Grasset. Les sources sont indiquées à la fin de la définition et proviennent de Wikipedia, du Wiktionnaire, de Larousse ou du CNRTL (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales).

Abstrus (p.107) : qui est difficile à comprendre (CNRTL).
Abscons : obscur, mystérieux, difficile à pénétrer. Étant donné que pour abstrus comme pour abscons, l’anton. est l’adj. clair, abscons peut être considéré comme un renforcement superl. de abstrus. (CNRTL)

Aléthique (p.51): se dit des modalités du sens d’une proposition : vrai ou faux, nécessaire ou contingent, possible ou impossible. (Wiktionnaire).

Allant (p.102) : qui fait preuve d’activité / qui aime l’activité (CNRTL).

Anachronie (p.141) : inadaptation d’une personne à son époque (Wiktionnaire).

Autolyse (p.51) : (du grec αὐτο- auto- « soi-même » et λύσις / lusis « dissolution ») destruction par ses enzymes, suicide en psychologie (Wikipedia). Voir aussi Lyse p.115, Zoélyse p.132.

Axiologie (p.47) : (du grec : axia ou axios, valeur, qualité) science des valeurs sociologiques et morales ou, en philosophie, à la fois une théorie des valeurs (axios) ou une branche de la philosophie s’intéressant au domaine des valeurs (Wikipedia).
Axiologique : relatif aux valeurs.

Cachexie (p.92) : état caractéristique de nombreux cancers en phase avancée qui se traduit par un amaigrissement extrême lié à une dénutrition, pouvant évoluer vers une issue fatale, sans traitement à l’heure actuelle (Wikipedia).

Cardinal (p.22) : qui est fondamental, essentiel (Larousse).

Céans (p.143) : ici, dedans (Wiktionnaire).

Clinamen (p.143) : (en français : déclinaison) en physique épicurienne, l’écart ou une déviation spontanée des atomes par rapport à leur chute dans le vide, qui permet aux atomes de s’entrechoquer (Wikipedia).

Définitoire (p.43) : 1. Relatif à une définition. 2. Qui constitue la définition de quelque chose (Wiktionnaire).

Diapré (p.35) : Varié de plusieurs couleurs. De couleur variée et changeante (Wiktionnaire).

Dialectal (p.45) : Relatif au dialecte.
Dialecte : Proche parent d’une langue dominante ou officielle mais qui s’en distingue et qui, avec cette langue dominante, étaient autrefois variétés régionales l’une de l’autre.
(Wiktionnaire)
Idiome : langue (envisagée comme ensemble des moyens d’expression communs à une communauté) et termes qui désignent diverses espèces de langues et variétés régionales et sociales d’une même langue (Wikipedia).

Efficient (p.101) : qui aboutit à de bons résultats avec le minimum de dépenses, d’efforts, etc. ; efficace : Une collaboration efficiente. (Larousse) Tout se joue donc dans la rapidité et l’optimisation dans l’efficience, tandis que l’efficacité cherche à faire les bonnes tâches peu importe le temps ou l’argent que cela prendra. (Voir aussi CNRTL)

Émétique (p.68) : vomitif (Wikipedia).

Épiphanie (p.52/171) : (du grec ancien ἐπιφάνεια, epiphaneia, « manifestation, apparition soudaine ») est la compréhension soudaine de l’essence ou de la signification de quelque chose (Wikipedia).

Épistémique (p.20) : Relatif à la connaissance. Voir aussi épistémè et épistémologie (Wikipedia).

Éthique (p.41) : (ou philosophie morale), discipline philosophique portant sur les jugements moraux. Elle examine les questions normatives, concernant ce que les individus devraient faire, ainsi que les questions méta-éthiques sur la nature même de la moralité (Wikipedia).

Étiologie (p.131/186) : en médecine, l’étiologie (ou étiopathogénie) est l’étude des causes et des facteurs d’une maladie (Wikipedia). Voir aussi téléologie plus bas.

Essence (p.16) : (du latin essentia, du verbe esse, être, traduction du grec ousia) en métaphysique « ce que la chose est », sa nature, par distinction d’avec l’existence, qui est « l’acte d’exister », et d’avec l’accident, qui est ce qui appartient à la chose de manière contingente. L’essence est ce qui répond à la question du « qu’est-ce que cela est ? » pour un être (Wikipedia).

Exergue (p.120) : formule, pensée, citation placée en tête d’un écrit pour en résumer le sens, l’esprit, la portée, ou inscription placée sur un objet quelconque à titre de devise ou de légende (CNRTL).

Hétérotopie/que (p.72) : localisation physique de l’utopie (terme dû à Michel Foucault) (Wikipedia).

Homéostasie (p.179) : stabilisation, réglage chez les organismes vivants, de certaines caractéristiques physiologiques (pression artérielle, température, etc.) (Wikipedia).

Immanent (p.140) : qui est contenu dans la nature d’un être, ne provient pas d’un principe extérieur (s’oppose à transcendant) (Larousse).
Immanentisme/iste : doctrine qui prône l’immanence de Dieu ou d’un absolu au sein de la nature, de l’homme, de l’histoire (Wikipedia).

Intellection (p.48) : Activité de l’intellect, acte par lequel l’esprit conçoit (Wiktionnaire).

Karkinos (p.179) : (du grec ancien Καρκίνος, « crabe ») « C’est Hippocrate (460-377 avant J-C) qui, le premier, compare le cancer à un crabe par analogie à l’aspect des tumeurs du sein avec cet animal lorsqu’elles s’étendent à la peau. La tumeur est en effet centrée par une formation arrondie entourée de prolongements en rayons semblables aux pattes d’un crabe » (Centre Paul Strauss)
Carcinogène : qui cause ou peut causer le cancer (Wiktionnaire).

Litote (p.19) : figure de style et d’atténuation qui consiste à dire moins pour laisser entendre davantage (Wikipedia).

Lyse (p.115) : Destruction d’éléments organiques par des agents physiques, chimiques ou biologiques. Voir aussi Auolyse p.51, Zoélyse p.132.

Mélioratif (p.48) : qui a une connotation favorable (CNRTL). Contraire : péjoratif.

Méphitique (p.68) : qui sent mauvais et est toxique (Wiktionnaire).

Ontologie (p.16) : une branche de la philosophie et plus spécifiquement de la métaphysique qui, dans son sens le plus général, s’interroge sur la signification du mot « être » (Wikipedia).

Palimpseste (p.44) : (du grec ancienπα λίμψηστος / palímpsêstos, « gratté de nouveau ») manuscrit constitué d’un parchemin déjà utilisé, dont on a fait disparaître les inscriptions pour pouvoir y écrire de nouveau (Wikipedia).

Poliade (p.174) : en théologie, divinité qui protège une cité qui lui rend un culte spécifique (Wikipedia).

Praxéologie/que (p.41) : (de praxis) champ disciplinaire centré sur l’étude de l’action humaine. Ses objectifs varient selon les disciplines et les chercheurs : la réflexion peut être orientée en vue d’intervenir sur des domaines d’action réels ou elle peut être destinée à constituer une approche analytique ou une science de l’action (Wikipedia).

Praxinoscope (p.196) : Jouet optique inventé en 1876 donnant l’illusion du mouvement et fonctionnant sur le principe de la compensation optique. (Wikipedia).

Profus.e (p.94) : qui se répand en abondance. Qui existe, se répand avec profusion (CNRTL).
Diffus.e (p.94) : qui se répand dans toutes les directions (qui délaye sa pensée).

Réourdissage (p.134) : terme issu de « ourdissage » qui est l’opération préalable et préparatoire du tissage qui consiste à assembler les fils de chaînes parallèlement par portées, dans l’ordre qu’ils occuperont dans l’étoffe. L’ourdissage consiste à disposer les fils les uns à côté des autres sur une grande longueur afin d’en former une nappe sur une largeur déterminée (CNRTL).

Sénescence (p.179) : en biologie, processus physiologique qui entraîne une lente dégradation des fonctions de la cellule à l’origine du vieillissement des organismes (Wikipedia).

Sentience (p.130) : Pour un être vivant, capacité à ressentir les émotions, la douleur, le bien-être, etc., et à percevoir de façon subjective son environnement et ses expériences de vie (Wikipedia).

Subsumer/ant (p.130) : penser/ant (un objet individuel) comme compris dans un ensemble (CNRTL).

Suraffirmer/ation (p.16) : Affirmer plus que la normale, ou de façon excessive (Wiktionnaire).

Systémique (p.17) : manière de définir, étudier, ou expliquer tout type de phénomène, qui consiste avant tout à considérer ce phénomène comme un système (Wikipedia).
Systéme : Un système est un ensemble d’éléments interagissant entre eux selon certains principes et règles (Wikipedia).

Tautégorique (p.115) : « La mythologie n’est pas allégorique : elle est tautégorique [allégorique renvoie à un autre ; tautégorique renvoie au même]. Pour elle, les dieux sont des êtres qui existent réellement, qui ne sont rien d’autre, qui ne signifient rien d’autre, mais signifient seulement ce qu’ils sont. (Selon Paul Ricoeur in « Le symbole donne à penser »).
Tautégorique étant particulièrement rare, voici une autre citation : Cependant, là où la Théorie critique exige de la prudence et une modification incessante du « jugement existentiel théorique [3] », l’esthétique lyotardienne semble absolutiser la sensation, celle-ci étant comprise d’une manière tautégorique, c’est-à-dire à la fois comme état et information sur cet état. La seule voie, pour l’œuvre d’art, de ne pas retomber dans une représentation, serait de devenir le témoin du « désastre » sublime, ou, autrement, d’une incompatibilité principielle entre le mode logique et le mode esthétique. Cependant cette projection du caractère tautégorique du jugement réfléchissant sur une œuvre d’art s’avère, d’une part, problématique car il s’agit d’un concept extra-artistique et, d’autre part, potentiellement contradictoire car elle semble reproduire – sur un niveau différent, certes – la logique de la représentation (dans le sens où il s’agit de représenter le « désastre » sublime par le moyen de la peinture par exemple). Dans cet article nous voudrions analyser la démarche philosophique de Lyotard qui consiste à s’opposer à l’esthétisation généralisée par une précision des concepts proprement esthétiques et leur différenciation par rapport aux concepts de la raison. Il s’agira de comprendre plus largement, en s’appuyant sur l’étude du cas de l’esthétique lyotardienne, s’il est possible de défaire le nœud de l’esthétique à l’époque de l’esthétisation omniprésente. (Cairn)

Taxinomie/onomie (p.38) : science des classifications (Wikipedia).

Téléologie (p.186) : courant philosophique soutenant le rôle déterminant des causes finales, de la finalité (Wikipedia).

Théandrique (p.63) : qui est à la fois homme et dieu; qui se rapporte, qui appartient à cette double nature humaine et divine. (Du grec ancien, composé de Θεός, Théos (« Dieu »), ἀνδρεῖος, andreios (« d’homme ») et -ικός, -ikós) (Wiktionnaire).

Topique(s) (p.142) : forme de représentation du fonctionnement de l’appareil psychique, différencié en systèmes organisés les uns par rapport aux autres (Wikipedia).

Trabendisme (p.127) : commerce de contrebande s’effectuant en Algérie, par voie aérienne, comme composante du commerce du cabas, ou via les frontières de l’Algérie (Wikipedia). Aurélien Barrau ajouter deux mots, Contrebandier et Bandolier. Je n’ai toutefois trouvé pour ce dernier qu’un terme anglais qui signifie cartouchière, c’est-à-dire un sac de petite taille (ou une ceinture) généralement en peau dont les soldats et les chasseurs se servent pour ranger leurs cartouches (L’Internaute) encore que Corneille l’utilise aussi (voir Wiktionnaire) au lieu de Bandoulier – Brigand qui écume les montagnes. C’est aussi le nom donné aux trafiquants qui passent la frontière franco-espagnole à travers les Pyrénées (Wiktionnaire à nouveau).

Truisme (p.19) : vérité trop manifeste, qu’il est superflu de vouloir démontrer et qui ne vaut même pas la peine d’être énoncée (Wiktionnaire). La page Wikipedia renvoie à Lapalissade.

Uchronie (p.126) : dans la fiction, genre qui repose sur le principe de la réécriture de l’Histoire à partir de la modification du passé (Wikipedia).

Zététique (p.94) : (du grec ancien zetetikos, qui aime chercher, qui recherche) étude rationnelle des phénomènes présentés comme paranormaux, des pseudosciences et des thérapies étranges (Wikipedia).

Zoélyse (p.132) : destruction totale et méthodique de la vie en son essence même (créé par l’auteur). Voir aussi Autolyse p.51 et Lyse p.115.

Xavier Niel – Une sacrée envie de foutre le bordel

J’avais écouté Xavier Niel sur France Culture le 6 décembre dernier et j’avais eu la confirmaiton d’un personnage relativement atypique. Interrogé en particulier sur Elon Musk, l’entrepreneur donna une réponse que je recopie du site Xavier Niel distingue chez lui l’entrepreneur, « probablement le meilleur du monde », et le personnage, « complètement fou et potentiellement dangereux ». Il loue sa volonté d’envisager des économies pour l’État américain : « s’il applique ces économies d’une manière raisonnée, pour baisser le coût de fonctionnement de l’État américain, je suis sûr que ça se passera très bien. Si, après, on commence à déborder, c’est n’importe quoi ! », nuance-t-il. Selon Xavier Niel, ce n’est pas tant le fait de payer 45 milliards Twitter pour s’approprier le réseau social qui pose un problème, mais plutôt le fait que le produit prenne l’image de son propriétaire, « ce qui à ce moment-là est moins emballant », considère le patron de Free. Le prix ne me choque pas s’il met en place un plan qui va faire que cette société dégage de l’argent. La finalité d’une société, c’est qu’elle agrège trois parties : des salariés, des clients et des actionnaires. Par conséquent, il faut que ces trois parties soient contentes. Or, les clients ne sont pas contents dans son cas ». Dans le dialogue qu’il établit avec Jean-Louis Missika, on retrouve un personnage assez passionant qui emploie les « ouai » et « nan » comme s’il était encore le gamin de Crétail d’où il a grandi. Le personnage est milliardaire mais son parcours ne l’a pas empêché de (ou peut-être l’a aidé à) rester les pieds sur terre contrairement à certains de ses homologues de la Silicon Valley.

J’ai aimé ce livre qui ne donne pas de conseils mais permet de comprendre certaines choses du personnage et de sa vision de l’entrepreneuriat. Un premier exemple : Je crois que la jeunesse d’esprit est essentielle. On la trouve plus souvent chez les jeunes, parce que quand on vieillit, on s’embourgeoise, on se sclérose. La jeunesse d’esprit permet de créer des trucs incroyables. T’as pas encore les contraintes qui s’imposent à toi quand tu veillis. Avec l’âge, la société t’impose des limites, tu n’as plus l’optimisme ou le rapport au risque que tu as dans la jeunesse. Alors que quand t’as 20 ans, que tu sors de ton école, t’as envie de bouffer le monde; t’as envie de faire des trucs de ouf. [Page 35]

Au delà des explications habituelles sur ce monde, Niel exprime un optimisme à toute épreuve. Quand j’ai commencé à investir dans les startup, j’étais persuadé que tous les entrepreneurs allaient cartonner, qu’ils allaient tous créer des boîtes énormes. Bon, y a eu quelques désillusions, mais tu vois le truc. Dans un autre genre, je pensais que Poutine agitait la menance d’une invasion de l’Ukraine mais ne passerait jamais à l’acte. Tout comme j’ai pensé que le Covid serai terminé en 3 jours, et que le Brexit n’aurait jamais lieu. Je suis une catastrophe ambulante en matière de prévisions, parce que je suis trop optimiste. Il y a des gens qui emploient le mot « génie » pour parler de moi ; c’est ridicule, je ne suis absolument pas un génie. J’ai deux forces, qui sont basées justement sur mon absence d’intelligence : la simplification des problèmes, et la naïveté. […]
JLM : Et quand ça rate ?
XN : Et quand ça rate, j’oublie et je passe à autre chose. Parce que si tu te laisses décourager par tes échecs, ou si t’écoutes tous ceux qui te disent « c’est impossible », tu ne fais rien. […] Quand j’ai créé Station F, j’espérais accueillir 1000 start-up. Et François Hollande, à qui je présente le projet, me dit : « Mais vous êtes sûr qu’il y a 1000 start-up en France ?  » Et bah, tu sais quoi, à l’époque, je m’étais jamais posé la question ! Pourtant c’est une question logique, j’aurais dû y penser, faire une étude de marché, ce genre de trucs.
[Page 39]

L’important c’est pas le projet, c’est le fondateur. [Page 133]

Avec Kima, ouais, on a une méthode. On répartit les risques. On investit de petits montants – environ 150000 euros – dans une centaine de start-up chaque année. Entre les échecs et les reventes, on doit être à 1500 participations.
JLM : Moins d’une cinquantaine qui marchent sur 1500, ça ne fait pas beaucoup…
XN : Ca fait partie du jeu. oui, tu te trompes, et tu te trompes souvent. […] On ne finance pas le succès, on finance le progrès. […] De tous mes investissements, [Square] est la performance la plus spectaculaire. Je crois qu’on a fait x1000. […]

Les Américains que je connais qui ont eu du succès avec leur start-up, ils étaient tous développeurs. [Page 139]

Non seulement ils avaient eu l’idée de leur produit, mais ils avaient aussi développé eux-même leur logiciel, leur site ou leur appli. Google, Facebook, Snapchat, ils ont tous été créés comme ça : par des gens qui codaient leurs propres produits. D’où cette idée qu’une start-up a plus de chances de réussir quand y a un codeur parmi ses fondateurs. C’est pour ça que j’ai créé 42.
[alors que] les fondateurs de licornes, je les adore hein, mai ils ont toujours un peu les mêmes têtes : trois mecs blancs qui ont fait une école de commerce [page 145]

Etre entrepreneur c’est [page 146]

choisir ce que tu fais de la journée. Si t’as pas envie de faire un truc, tu le fais pas. Tu crées ton propre job. Y a pas de plus grande liberté. Ca va, c’est assez convaincant ?
JLM : Plutôt. Mais tu oublies la pression…
XN : L’important c’est pas ça. l’important c’est ce que tu es capable de créer. […] Pour moi cette volonté de créer quelque chose à partir d’une idée, de regrouper des gens différents pour apporter quelque chose à la société, créer de la valeur, inventer un produit différent, aider les plus démunis. L’entrepreneuriat, c’est une démarche, un état d’esprit. T’as pas besoin de monter une boîte pour être entrepreneur. Tu lances une asso, un projet, un compte sur les réseaux sociaux avec une vraie ligne éditoriale ? Pour moi t’es un entrepreneur. L’entrepreneuriat, ça ne concerne pas que le business. Tu peux être entrepreneur dans l’humanitaire, le social, l’éducation, l’environnement, et j’en passe.

Un désir de revanche ? [Page 204]

Le goût du jeu se suffit à lui-même. Pas besoin de faire de la psychologie. Tout le monde aime jouer; ce sont les terrains de jeu qui différent. Le mien a été le marché des télécoms. Tout est un putain de jeu. Un jeu éternel, auquel les gens jouent depuis le commencement du monde. Alors je joue, et quel que soit le jeu, je veux gagner. Je veux être le premier. C’est plus ou moins long, parfois tu te fais doubler. Et puis tu te rattrapes. C’est ce qui donne du piment à la vie.

[…] Quand j’essaie de comprendre pourquoi j’ai raté, ce n’est pas parce que je regrette d’avoir perdu de l’argent. C’est parce que je veux être numéro un. […] Nan, j’aime gagner tout court. L’argent n’est que le signal que tu as gagné une partie, parce que tu joues avec de l’argent. [Page 205]

Niel n’est pas naïf. C’est même un combattant. Quand il est revenu à Créteil parler aux mômes C’est pas simple d’accrocher leur attention. On est plutôt des blancs, des vieux, voire des vieux cons. Alors j’ai un truc pour les réveiller. Je leur dit : « Voilà, moi aussi, je suis allé à l’école à Créteil, et après je suis allé en prison. » Et là d’un seul coup, les mômes se réveillent. [Page 22] Il reconnait aussi « Moi, depuis tout petit, je voulais gagner de l’argent » [page 15] alors que ses premiers mots de l’entretien sont « Franchement, j’ai eu l’enfance la plus heureuse du monde. On était une famille très unie. Je te jure, tout était parfait. j’étais tellement heureux que je pensais que j’étais le roi du monde, et que mes parents me le cachaient pour que je puisse avoir uen vie normale. »

Mes amis les plus proches sont des entrepreneurs, des Américains dont certains ont créé des réseaux sociaux ou d’autres sont investisseurs. J’aime les entrepreneurs parce qu’ils sont différents, parce qu’ils ont un petit grain, parce que je me fais pas chier avec eux : les gens me voient comme un milliardaire, mais moi, je me vois comme un entrepreneur. [Page 222]

Comment expliquer les débordements des entrepreneurs ? [Page 227]

JLM : Quand Elon Musk défie Mark Zuckerbeg pour un combat de MMA, tout le monde rigole mais il ridiculise l’écosystème. De façon moins visible, les prises de position de Peter Thiel ou de Marc Andreessen sont tout aussi sulfureuses, et donnent le sentiment d’une caste qui se croit au-dessus du commun des mortels. Tu les connais un peu, comment expliques-tu ces débordements ?

XN : Les gens que t’as cités sont super différents les uns des autres. T’en as qui sont un peu fous et qui estiment disposer d’une intelligence supérieure. Et t’en as d’autres qui sont un peu des enfants dans la cour de récré. C’est … spécial : mais ça n’empêche pas qu’ils aient leur charme et qu’ils soient intéressants. […] Mais ils ne sont pas tous comme ça. Et d’ailleurs ils ont quitté la Silicon Valley. C’est uen partie de l’écosystème. Très bruyante certes, mais une partie seulement.

JLM : Les autres on ne les entend plus. Ils sont aux abonnés absents.

XN : C’est faux, ils font juste autre chose. Et puis si tu prendds le patron actuel de Google, Sundar Pichai, c’est un immigré indien qui ne s’estime pas supérieur au reste de l’humanité. Je ne connais pas ses idées politiques, mais je suis sûr qu’elles sont assez différentes de celles d’Elon Musk. […] Elon Musk ne représente que lui-même. Il s’est enfermé dans un personnage d’extrémiste transgressif et je ne sais pas comment il va s’en sortir. Parce qu’à force de dire des conneries, vient le moment où tu le payes. La moralité c’est que tu peux être à la fois un entrepreneur brillant et un sale con.

Tu sais quand tu parles avec eux, tu te retrouves dans un monde irréel, où l’innovation de rupture est toujours pour demain matin. Combien de fois j’ai entendu dire que la fusion nucléaire, c’est dans un an. Pareil pour la captation de carbone. C’est ce qui fait la force des entrepreneurs : pour eux, si on on n’essaie pas, on n’a aucune chance de réussir. Alors il essayent, encore et encore. C’est pour ça que, malgré tous leurs défauts, j’aime autant ces gens.

En guise de conclusion

J’ai déjà abordé le sujet des dérives de la Silicon Valley, par exemple ici. Ses excès m’attristent et pourtant, j’ai une fascination certaine pour les réalisations de ses entrepreneurs. C’est sans doute la même raison pour laquelle j’ai aussi apprécié la lecture de Une sacrée envie de foutre le bordel. On pourra ne pas être du tout d’accord avec Xavier Niel. On pourra ne pas être d’accord avec tout ce que dit Xavier Niel. Le livre est riche en anecdotes passionantes et aussi en points de vue discutables, il faut simplement se souvenir que l’homme est optimiste et défend la liberté presque sans limite. Sa limite est la loi, et encore… pas à ses débuts.

Je fais un pas de côté. Ma chérie m’a fait découvrir les débuts du groupe MGMT à travers un article de FIP MGMT : une vidéo magique de « Kids » en 2003 fait surface

Le livre de Xavier Niel a un peu cet effet. On retrouve souvent l’enfant derrière le milliardaire, son ton, ses passions. On découvre que l’entrepreneur est un cataphile. Il s’y aventure environ une fois par mois; beaucoup plus quand il était jeune …

La dernière phrase du livre [page 300] : Putain, c’est quand même indécent, la chance que j’ai eue !

PS. Pour ceux que politique et Silicon Valley intéressent, un séminaire tout au long du premier semestre 2025 semble avoir un programme alléchant : Capitalisme numérique et idéologies.

PS2. Mon grand ami Philippe me signale une conférence de Xavier Niel à l’Ecole Polytechnique. Il me demande ce que je trouve « faux » dans les messages. Je réagis après l’encart.

Je ne suis pas convaincu que l’alliance technique – business (X – HEC pour faire court) chez les fondateurs soit une si bonne idée ni que les repeat (serial) entrepreneurs soient statistiquement plus intéressants. Faut-il faire sa startup en France (ou en Europe) ? En 2008, je ne le pensais pas. Aujourd’hui, je suis plus nuancé, mais il est utile de comprendre la culture et l’optimisme de la Silicon Valley. D’ailleurs Xavier Niel le dit de lui-même, c’est un optimiste inarrêtable. La conférence est tout à fait dans l’esprit du livre, et Xavier Niel transmet son optimisme et même son sentiment qu’il est positif de se sentir jeune.

Silicon F…! Valley

C’est un podcast de de France Culture qui m’a fait connaître la nouvelle série d’Arte, Silicon Fucking Valley. J’en extrais deux phrases : « Des histoires parfois connues mais toujours nécessaires à rappeler pour participer à notre culture numérique et permettre a tout à chacun de pouvoir un peu décoder notre monde connecté » et « J’ai eu un peu plus de mal avec le rythme parfois effréné des épisodes coincés dans 15 petites minutes. Une voix off, très présente qui accompagne un peu trop le spectateur qui gagnerait par moment à respirer pour trouver le temps de construire sa propre pensée. L’écriture épouse les recettes des vidéos publiées sur les réseaux sociaux dont l’objectif est de capter l’attention. »

Et j’ai envie d’ajouter sans, j’espère, passer pour le grincheux de service que la série est parfois paresseuse à force d’inexactitudes, certes sans grande importance mais tout de même:
– pourquoi dire que le campus de Stanford (7km2) fait le tiers de la surface de Paris (qui fait 100km2) ?
– pourquoi dire que les diplômes de cette université sont remis sur le Quad alors qu’ils sont plutôt remis dans le stade où Steve Jobs a fait son célèbre discours (1er article de ce blog) ?
– pourquoi dire que les frais de scolarité se montent à $80’000 alors qu’ils sont de $65’000 tout de même (en oubliant d’ajouter qu’au niveau Master, je pense qu’une majorité d’étudiants a une bourse ou un sponsor…) ?
– pourquoi dire que le Computer History Musuem est à Menlo Park alors qu’il est à Mountain View ?

Si l’on oublie ces détails et ce rythme forcené, alors, oui, il y a des choses très intéressantes. Vous y découvrirez donc Luc Julia et Adam Cheyer à l’origine de Siri issu du SRI (voir CALO), une startup vendue à Apple pour « $200M selon la rumeur » et qui ne m’a pas laissé de très bons souvenirs car l’EPFL aurait dû toucher une plus grosse part du gateau lors de cette vente. Julia a raison, c’était de la daube. Le F… word est de circonstance !

Vous y découvrirez aussi Curious Marc. On vous rappelle aussi ce que fut la « Mother of All Demos » (à l’étrange acronyme). Et plus sérieusement l’évolution récente avec les GAFAs. En voici deux illustrations : le nombre d’acquisitions de chacun de ses acteurs et le montant des amendes payées en Europe et aux USA.


Il y est aussi question de capital-risque et de la mythique San Hill Road

Et malgré toutes les bêtises pour ne pas dire plus du fondateur de Tesla, la série confirme ce que j’avais découvert il y a quelques années sur la démographie des parkings : Le phénomène Porsche et les spin-offs universitaires ! Ou le phénomène Tesla ?

Mais l’épisode le plus touchant reste le 6e sur les écarts de richesse, « pour un développeur tech, il y a six pauvres qui font le ménage, servent dans les cafétérias, assurent la sécurité, conduisent les Google bus » et ont le choix entre faire 6h de route par jour ou dormir dans une tente ou un camping car sur le bord de la route. Le titre est alors parlant, Silicon Fucking Valley.

PS (24/11/2024) : comme je le mentionne souvent, le meilleur documentaire que je connaisse sur la région reste SomethingVentured, voir https://www.startup-book.com/fr/2012/02/08/something-ventured-un-film-passionnant/

La stratégie du Cafard selon Serge Kinkingnéhun

Je suis régulièrement les publications de Serge Kinkingnéhun dont je note les affirmations fortes telles que « I apply the properties of the cockroach to startups to make them invulnerable » alors j’ai parcouru avec délice son récent livre La stratégie du Cafard, dont le sous-titre est aussi fort : « Cafard peut-être, mais je crée des startups rentables »

Alors pourquoi aimer tant les cafards (plutôt que les licornes) ? L’auteur fait référence a un article de Catarina Fake datant de septembre 2015 : The Age of the Cockroach dont je traduis un bref extrait : Une épidémie arrive qui va tuer les licornes. Des valorisations gonflées et insoutenables, un marché boursier fragile, une Chine faible et les conséquences d’un enthousiasme excessif sont tous des signes d’inévitabilité. Qui survivra ? Comme toujours, les Cafards moins glamour, mais très robustes.

Il aurait pu citer Paul Graham qui dès 2008 écrivait sur son blog : Heureusement, la manière de protéger une start-up contre la récession est de faire exactement ce que vous devriez faire de toute façon : la gérer au moindre coût possible. Depuis des années, je dis aux fondateurs que la voie la plus sûre vers le succès est d’être les cafards du monde de l’entreprise. La cause immédiate du décès dans une startup est toujours le manque d’argent. Ainsi, moins votre entreprise coûte cher à exploiter, plus il est difficile de la tuer. Et heureusement, gérer une startup est devenu très bon marché. Une récession la rendra encore moins coûteuse. Et à ce sujet, le fondateur d’AirBnB était fier d’être traité comme tel par le fondateur de YCombinator : Étonnamment, Paul [Graham] nous avait dit : « Si vous parvenez à convaincre les gens de payer 40 dollars pour une boîte de céréales à 4 dollars, vous pourrez peut-être inciter des étrangers à rester chez d’autres étrangers. » Il aimait aussi le fait que nous soyons résilients, nous traitant de « cafards ». Au milieu d’un hiver nucléaire d’investissement, il croyait que seuls les cafards survivraient, et apparemment, nous en faisions partie. Plus ici.

Serge Kinkingnéhun dédie son livre à tous les entrepreneurs qui veulent rester libres ! en ajoutant Vivre libre ou mourir. Veut-il indiquer qu’être un cafard est une manière d’être heureux parce qu' »invulnérable » ? L’auteur rappelle avec pertinence un certain nombre de fondamentaux de l’entrepreneuriat. Son chapitre 2 est intitulé Une startup c’est d’abord une entreprise [Page 20]. Pourtant ce n’est pas exactement ce que Steve Blank explique ici. Qu’une startup soit une entreprise ou une entreprise en devenir, il y a un consensus sur la nécessaire survie de l’organisation et que sa nourriture principale est l’argent dont l’usage doit être optimal.

Serge Kinkingnéhun donne une multitude d’excellents conseils tels que la réponse au titre du chapitre trois Quand démarrer sa startup ? [Page 103] : le plus tard possible, c’est à dire lorsque des rentrées d’argent exigent la création d’un compte en banque. Il explique Comment vendre sans produit ni service (Page 27]. Il explique aussi Comment trouver des financements non dilutifs [Page 129] Et de citer de nombreux exemples tels que KFC, Free de Xavier Niel, MailChimp, CoolMiniOrNot (CMON) pour ce qui est de la stratégie de crowdfunding pour cette dernière.

Je ne dois pas donner l’impression d’une fascination démesurée pour les cafards. En effet ! Le livre reste très focalisé sur une situation particulière et bien française; à savoir que la puissance publique à coup de subventions (les bourses multiples) et de fiscalité favorable (le Crédit Impôt Recherche par exemple) permet la survie des entreprises. Je ne suis pas sûr qu’elle favorise la croissance, même lente. De plus les exemples donnés sont toujours fascinants mais pas forcément exemplaires. Cmon, Mailchimp, Free semblent avoir été possibles parce que les fondateurs avaient (eu) une activité entrepreneuriale facilitant le lancement de la nouvelle. Le monde de l’alimentation et ou de la grande distribution montre une très grande proportion d’entreprises non cotées comme indiqué sur Wikipedia, entreprises qui à leur manière ont sans doute commencé comme les cafards de Serge Kinkingnéhun.

En réalité les entrepreneurs sont souvent des cafards. Dans la high-tech, il n’y a pas eu que MailChimp. Il y a eu GoDaddy, Navision, ou plus célèbre encore Oracle ou Microsoft, des entreprises qui ont pu croître de leurs revenus sans faire l’usage de levées de fonds (ou très faibles). Il ne fait aucun doute qu’il s’agit bien de la manière la plus solide de croître. Je ne suis pas convaincu que toute la technologie mondiale aurait pu arriver à ce stade sans le modèle particulier du capital-risque dont l’auteur montre bien les limites. Les investisseurs sont impatients, parfois incompétents. Il vaut donc mieux savoir avec qui on traite et comment.

Mais je reste prudent sur le fait que l’inventivité et la frugalité seraient des alternatives exclusives aussi prometteuses que ce que le capital-risque a apporté au monde de la technologie depuis une cinquantaine d’années. Le VC a une histoire et une raison d’être. Il a des excès aussi. Mais je continue à penser que son existence découle d’une nécessité de trouver un moyen de lancer une entreprise avant que les revenus des clients soient envisageables. Intel, Apple, Google sont sans doute nés de cette contrainte. L’inventivité et la créativité ont fait aussi partie de leur histoire. Je ne suis donc pas convaincu que l’on puisse systématiquement créer des startup rapidement rentables.

(Et autre parenthèse qui mériterait un article, j’aime tout aussi peu les licornes qui sont le résultat d’une déviance du monde du financement des startups, par l’arrivée d’acteurs exubérants qui ont oublié ou ne connaissaient pas les règles du financement des startup, basées en effet sur l’inventivité et la frugalité… c’est un autre sujet. Vous pouvez par exemple aller sur How Venture Capitalists Are Deforming Capitalism.)

Autre nuance d’importance : je ne suis pas entrepreneur et Serge Kinkingnéhun l’est. Il n’y a sans doute pas non plus une seule typologie d’entrepreneurs comme l’auteur l’indique. Ce qui est important est que les actes soient en harmonie avec la personnalité, les ambitions, les intentions des acteurs.

PS: Dans un article sur LinkedIn, l’excellent et drôle Michael Jackson mentionne la rareté des IPOs dans le logiciel depuis quelques années.

Les raisons d’une telle rareté ont à voir avec le financement des startups et les modes de sortie sur les marchés tels que le Nasdaq. Il serait intéressant de vérifier combien d’entre elles furent des cafards. je n’ai pas la réponse. D’une manière plus large, j’ai noté que sur les plus de 900 startup dont j’ai recréé la table de capitalisation, seules 6 n’avaient pas levé de fonds auprès d’investisseurs privés.